Accueil > Critiques > (...) > Exercices de pédagogie économique

Paradis fiscaux : Le Monde brouille les pistes et s’embrouille les pinceaux

Le numéro du Monde du 28 février 2008 a offert à ses lecteurs un gag involontaire particulièrement réussi… Un exemple d’humour noir.

En page 2, l’éditorial du jour condamne plus ou moins vertement les paradis fiscaux (« Est-ce une raison pour accepter les paradis fiscaux ? En aucune façon. »). En page 15, la parole est donnée, comme c’est l’usage dans le quotidien vespéral, à un expert, Martin Hutchinson, qui signe une chronique intitulée : « Plaidoyer en faveur des paradis fiscaux ».

Un pastiche caricatural du Figaro, à prendre au second degré ? Pas vraiment… Une publicité ludique et clandestine ? Pas tout à fait...

L’expertise en question est publiée dans une rubrique sous-traitée par Le Monde à Breakingviews.com, un site spécialisé dans l’information financière. Un site on ne peut plus « sérieux » puisque qu’il compte le Wall Street Journal de Rupert Murdoch parmi ses actionnaires. Un site ramifié puisque Breakingviews.com emploie 27 correspondants et chroniqueurs à Bruxelles, Londres, New-York, Washington et Paris [1] et a noué des relations de partenariat avec des titres comme le New-York Times, le Wall Street Journal ou Le Monde. L’objectif de Breakingviews.com ? À l’ en croire, devenir la « lingua franca de l’élite financière mondiale. » (« the global financial elite »). Pas de quoi rigoler…

Cette langue réservée (que Le Monde veut sans doute rendre populaire…) a le mérite de la clarté. Ainsi, pour notre expert en « plaidoyers », il suffit de ressasser que « les paradis fiscaux ont des raisons d’être » pour trouver des raisons de les défendre. Ardemment.

Car ce sont, dit-il, des garants de l’épargne et de la liberté contre les Etats oppresseurs : « Quand l’Etat devient vraiment oppressif, ceux-ci [les paradis fiscaux] constituent une protection essentielle pour l’épargne. Compte tenu des performances lamentables des gouvernements, de tels comptes constituent une liberté majeure pour les citoyens. » Quels citoyens ? Les citoyens de la « global financial elite » et de ceux qui partagent ses paradis. : « Même des démocraties peuvent devenir tellement étouffantes pour les minorités riches et méprisées qu’un compte bancaire offshore devient nécessaire. »

Et l’expert d’invoquer les glorieux combats des paradis fiscaux, notamment « le rôle des banques suisses dans l’apport d’une sécurité financière aux juifs et autres opprimés par le régime nazi. » ; ou, encore, leur contribution en Argentine à la défense des classes moyennes auxquelles ils ont permis de « survivre ». Les « pauvres » riches du monde entier doivent leur rendre grâce…

… Et les gouvernements s’inspirer de leur exemple. Ainsi, explique notre Martin Hutchinson, « la popularité, en Allemagne, des comptes bancaires en Suisse et au Liechtenstein reflète la taxation excessive dans le pays. » Et de conclure que « la chancelière Angela Merkel ferait mieux de mettre l’Etat au régime et d’engager une vraie réforme fiscale avant de trafiquer avec des documents bancaires volés. »

Le Monde est un paradis éditorial. Il accueille non seulement des tribunes, mais aussi des chroniques. De plus en plus de chroniques [2]. De la diversité avant toute chose ?

Un éditorial qui dit blanc, une chronique qui dit noir : Du grand art de brouiller les pistes ? Ou de s’embrouiller les pinceaux ? Ou de se tourner en dérision ?

Les lecteurs du Monde ne se sont pas laissés prendre au « plaidoyer » de l’expert en capitalisme débridé. Extraits de quelques réactions d’internautes prises sur le vif :

Olivier R. (27.02.08 / 19h10) : « Oui autorisons les centres de traitement qui blanchissent impunément les milliards de dollars de la drogue, du trafic d’êtres humains et d’armes. Enfin jusqu’à ce que l’auteur des lignes trouve une seringue sur le bras de son fils et là il prêchera le contraire. »

Scanneur (27.02.08 / 18h51) : « Même les ultra-libéraux comme Becker ou Posner ne soutiennent pas l’existence des paradis fiscaux. Cet article épouvantable est politique. Honte au Monde de laisser publier de telles horreurs. »

Fabienne F. (27.02.08 / 18h11) : « Ce point de vue - qui essaie de légitimer la fraude fiscale, par le biais d’un amalgame historique et culturel - est une véritable injure lancée aux salariés d’entreprise et de la fonction publique qu’ils soient chômeurs ou en activité (…). »

Pierre d. (27.02.08 / 17h11) : « Est-ce une blague ou bien le néo-libéralisme rend-il vraiment fou ? »

Mathieu B. (27.02.08 / 17h02) : « Rassurez moi, il ne faut pas prendre ça au premier degré, quand même... Non parce qu’au second degré, c’est une très bonne blague ! »

Pierre L. (27.02.08 / 16h30) : « Je pense que le Monde devrait publier un "Plaidoyer pour la Mafia" où on expliquerait la nécessite du crime organisé pour offrir aux gens une alternative à l’oppression des pays où règne l’état de droit. »

Laissons la conclusion à Sophie T. (27.02.08 / 16h50) : « On est sur le site du Figaro ou quoi ? C’est une honte d’oser écrire un tel article et de le publier encore plus... Je crois que je vais me désabonner... »

N’en faites rien, chère Sophie : Le Monde est un quotidien satirique.

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Le correspondant parisien est Pierre Briançon, ancien de Libération. Sur son rôle dans la normalisation éditoriale de ce journal, lire Pierre Rimbert, Libération, de Sartre à Rothschild, Raisons d’agir, 2005, p.112-114.

[2En page « économie » mais aussi en pages « sport » puisque François Bégaudeau, écrivain branché et omniprésent dans les médias vient de rejoindre Le Monde pour y chroniquer le football. En plus de la page 2 (éditoriaux et analyses), en plus de la rubrique débat, désormais, la dernière page est aussi dédiée aux commentaires avec le recrutement d’éditorialistes comme Nicolas Baverez (droite libérale), Caroline Fourest (gauche néo-conservatrice), Christian Salmon ou Régis Debray.

A la une