Des manifestations contre la réforme de la SNCF en 2018 à la mobilisation contre le projet de réforme des retraites, en passant par plusieurs manifestations de gilets jaunes, les occasions n’ont pas manqué de tester le protocole de comptage des manifestants mis en place par le cabinet privé Occurrence pour le compte de plus de 70 médias [2]. Sur le papier, le principe est simple : la manifestation est filmée depuis un point fixe ; et la vidéo fait l’objet d’un traitement informatique censé comptabiliser le nombre de manifestants [3]. Il est également prévu une correction manuelle lorsque le dispositif de comptage n’est pas fonctionnel (fumigènes, banderoles, trop de luminosité…).
La mise en œuvre de ce dispositif a rapidement attiré les critiques. Celles des organisateurs de manifestations – le chiffre étant souvent comparable voire inférieur à celui de la police – mais pas seulement : des scientifiques tels que les chercheurs en physique statistique Bruno Andreotti et Denis Bartolo, ont émis de vives critiques de la méthodologie employée par Occurrence, détaillées dans un article d’Arrêt sur images [4]. Cette critique porte sur plusieurs aspects.
Le premier reproche concerne « le manque de transparence sur la méthode utilisée pour calculer le nombre de manifestants à partir des images captées » et le fait que les vidéos employées pour les décomptes ne soient pas rendues publiques, rendant impossible toute vérification externe. Second aspect, et non des moindres : Bruno Andreotti avait observé, lors de sa visite du dispositif de comptage, des anomalies importantes lorsque la foule devenait extrêmement dense. Au point que les rectifications manuelles concernaient jusque 25 % des données transmises.
Troisième problème : le fait que les mesures soient réalisées à partir d’un seul point de passage de la manifestation (ne prenant pas en compte, par exemple, les itinéraires de délestage, ou encore les manifestants qui ne passeraient par ce point précis ou démarreraient à d’autres étapes du parcours, etc.). Interrogé par Arrêt sur images sur cette question, le responsable d’Occurrence renvoie la balle aux médias partenaires : « Médiatiquement, on présente la mesure comme le nombre de manifestants. En fait, c’est le nombre de manifestants passés sous nos fenêtres ».
De là les préconisations d’Andreotti et de Bartolo, qui suggèrent aux médias de communiquer non un chiffre, mais « un intervalle de confiance », ou de prendre a minima des précautions de langage (« de l’ordre de », « environ »). Un souci de rigueur minimal pourtant écarté par Thomas Legrand : « On voulait donner une fourchette, mais on s’est dit que ça faisait trop », selon les propos relatés par ASI. On peut dès lors s’interroger quant aux préoccupations réelles de l’éditorialiste : l’objectivité, vraiment, ou l’effet d’annonce d’un chiffre soi-disant indépendant ?
Les réserves du Monde… pour le moins circonstanciées
Si les médias partenaires continuent pour la plupart de donner « le » chiffre d’Occurrence, certains ont été contraints, notamment lors de la manifestation du 5 décembre, de prendre leur distance. C’est en particulier le cas du Monde qui a récemment émis – du bout des lèvres – plusieurs réserves. Dans son « live », le quotidien fait état d’un problème dans le décompte des manifestants :
La CGT a pour sa part revendiqué 250.000 manifestants à Paris. Le cabinet Occurrence a dénombré dans la capitale 40 500 manifestants depuis un point de comptage sur le parcours du défilé, un chiffre affecté par les heurts ayant conduit certains manifestants à modifier leur itinéraire.
…à modifier leur itinéraire et donc à ne pas passer devant le point de comptage unique choisi par le cabinet. Dans les articles du Monde revenant sur la manifestation, le comptage d’Occurrence n’est pas évoqué – et le raté discrètement passé sous silence. Au contraire de Libération par exemple, qui a publié le soir même un article via sa page Checknews, revenant sur les déboires du comptage :
Ce chiffre, donné à titre indicatif, n’est ainsi qu’un minimum, et donc forcément imparfait. Pour cette raison, plusieurs médias du collectif ont renoncé à le mentionner. Ou alors en rappelant les conditions dans lesquelles il a été produit.
Toute précaution quant au chiffre d’Occurrence disparaît dans le « live » du Monde consacré à la manifestation du 17 décembre). Dans son suivi en direct de la nouvelle mobilisation du 9 janvier, le quotidien reprend dans un premier temps le message d’autosatisfaction du cabinet Occurrence quant aux conditions de son décompte :
« Aucun problème ? » Cela interroge pourtant un lecteur du quotidien… et même les journalistes du Monde, si l’on en croit la réponse que ces derniers lui apportent :
Mais là encore, le questionnement du dispositif d’Occurrence n’apparaîtra nulle part dans l’article de bilan de la manifestation du quotidien. Il faut attendre une dizaine de jours pour que Le Monde revienne sur ces critiques et la méthodologie d’Occurrence qui « fait débat ». Et de conclure sur les limites du dispositif face à l’évolution « des pratiques militantes et policières qui depuis plus de trois ans modifient la physionomie des manifestations ».
Aveu d’échec du « comptage indépendant » ? Cela y ressemble, et pourtant cela n’empêche pas Le Monde de continuer à s’y référer, comme c’est le cas dans le compte rendu de la mobilisation du 24 janvier. Aucune référence aux nuances exprimées le 20 janvier, soit seulement 4 jours plus tôt. Le semi mea-culpa n’aura donc pas duré bien longtemps…
L’annonce enthousiaste d’un « comptage indépendant » a peu à peu laissé la place au scepticisme, partagé parfois – même du bout des lèvres – par les médias partenaires du dispositif. Comme le note Pierre Rimbert, les ambitions « d’objectivité » du comptage d’Occurrence ne posent pas seulement problème du point de vue de la méthodologie employée ; elles témoignent également d’une certaine idéologie journalistique, celle d’une information purement factuelle, objective, neutralisant la conflictualité du monde social... et évacuant la nécessité d’un pluralisme des points de vue.
David Saulpic et Frédéric Lemaire