Accueil > Critiques > (...) > Loin de l’Amérique Latine

Tribune

« Oaxaca : La révolution sera-t-elle télévisée ? » (CQFD)

Le 15 mai 2006, journée de l’instituteur, commencent à Oaxaca (Mexique) les manifestations du corps professoral pour une augmentation salariale. Depuis, le mouvement s’est étendu et intensifié. Nous publions ci-dessous, sous forme de « tribune libre » [1], un article paru en octobre 2006 dans le n°38 du mensuel CQFD. (Acrimed)

« Chaque nuit, le fantôme des communards parisiens accompagne les hommes et les femmes rebelles de Oaxaca, et il partage avec eux le mezcal des mineurs, pour le froid. Salud. » Carlos Beas, à qui CQFD donnait la parole dans son numéro de septembre, décrit ainsi l’esprit du soulèvement populaire de sa région. Fiction ou réalité ? Ce lyrisme enthousiaste et inquiet passerait pour de la subjectivité romanesque plus que pour un récit fiable. Ici, la fausse objectivité journalistique nous a habitués à une vérité froide, distante, « dépassionnée ». Ou au silence d’une censure qui ne dit pas son nom. Membre de l’Union des communautés indigènes de la zone nord de l’isthme de Tehuantepec, Carlos conclut sa chronique, publiée dans La Jornada du 30 septembre, en appelant à la solidarité internationale, « pour éviter un bain de sang ».

Loin, très loin des mille barricades de Oaxaca, les médias français poursuivent leur ron-ron habituel. Après trois mois de black-out presque total, sauf pour pleurer sur la saison touristique gâchée (26 août), Le Monde du 6 octobre se penche enfin sur le « sujet ». « Plus d’un million d’élèves, en grande majorité issus de familles pauvres, sont privés d’enseignement en raison de la grève des 70 000 enseignants de l’État d’Oaxaca » regrette sa correspondante au Mexique, Joëlle Stolz. Nous voilà affranchis : là-bas aussi, des fonctionnaires arc-boutés sur leurs acquis prennent les usagers en otage ! Pour Le Monde, 800000 manifestants soutenant les instits dans les rues d’une ville de 300 000 habitants ne signifie rien. Lamentons-nous plutôt sur l’économie paralysée. « Les barricades érigées dans le centre-ville, jadis haut lieu touristique, et la baisse d’activité des entreprises ont déjà coûté à l’économie régionale quelque 300 millions de dollars. » Et ça, ça devrait peser plus lourd que la dignité des gens, non ? « Seul pouvoir réel dans la ville, comme dans une dizaine d’autres municipalités, l’Assemblée populaire du peuple d’Oaxaca (APPO) a instauré sa propre police et procède à une justice sommaire. Voleurs pris en flagrant délit ou “provocateurs” soupçonnés d’agir pour le gouverneur Ulises Ruiz, dont les rebelles exigent le départ, sont exposés en place publique, mains attachées et yeux bandés. » Pour Le Monde, l’assassinat, l’enlèvement, la torture et l’emprisonnement sous accusation fallacieuse, méthodes dont font quotidiennement usage la police et les sicaires du gouverneur Ruiz, ce n’est pas de la « justice sommaire ». Payée par l’État, la brutalité des sbires officiels ne peut qu’être l’expression démocratique de la volonté populaire, ça coule de source. Insinuons pour finir que « les militants de l’Armée populaire révolutionnaire (EPR), un mouvement de guérilla plus politique que militaire, préparent l’“autodéfense” des quartiers populaires. » Là, Stolz aggrave son cas en oubliant que le mouvement populaire a clamé haut et fort son indépendance vis-à-vis des guérillas et des partis politiques. Pareille calomnie pue à plein nez la justification d’une répression à venir. Et dans ce registre-là, Le Monde n’en est pas à son coup d’essai : en décembre 1997, quand à Acteal au Chiapas des paramilitaires passèrent par les armes quarante-trois sympathisants zapatistes (surtout des femmes et des enfants), son correspondant à l’époque, le sinistre Bertrand Delagrange, valida la version militaire des faits : il s’agissait selon lui d’un simple règlement de comptes entre Indiens...

Côté presse bobo, ça n’est guère plus brillant. Alors que ce mouvement social hors du commun dure depuis déjà quatre mois, Libération ne daigne en parler que le 26 septembre. Son envoyée spéciale saupoudre une resucée de dépêches avec deux ou trois scènes de rue, et c’est bouclé ! On en aura parlé, à Libé il n’y a pas de censure. Les lecteurs un tant soit peu curieux ne s’y sont pas trompés. Sur le site du quotidien de Rothschild, les critiques affluent.

Tina : « Eh bien, Libé se penche enfin sur ce qui se passe dans cet État mexicain. Malheureusement on ne peut rester que superficiel lorsqu’on traite un tel sujet après tant de temps. Oaxaca nous donne une leçon de démocratie et c’est près de six mois plus tard que “notre journal de gauche cool” en parle. Merci quand même. » Cristóbal : « Libé a l’habitude de s’en prendre seulement aux régimes “populistes” (c’est-à-dire de gauche) en Amérique Latine. Tu vois, ça se serait passé au Venezuela, j’te raconte pas ! » Carrette : « Je vis au Mexique et depuis treize ans je vois la situation se détériorer. Il faut savoir qu’on vit ici dans une fiction permanente : fiction démocratique et fiction économique. [...] » Élie : « J’estime que Libé aurait dû informer AVANT d’une pareille situation alors que des sujets minimes sont mis souvent sous les feux de la rampe. » Olivier : « [...] C’est de l’information soft. La situation est bien plus grave que vous le mentionnez. Votre journal reste à la surface des faits et n’indique jamais que le Mexique reste un régime hypercorrompu et semi-autoritaire. Moi, je vis ici et vos infos sont tellement superficielles et ne dénoncent jamais le manque de démocratie. Avez-vous l’ordre de “faire tout joli” afin que les investisseurs aient la conscience tranquille ? »

Que faire quand les lecteurs en savent plus long que le journal censé les informer ? Et la Commune de Paris, passerait-elle aujourd’hui à la télé ? Au Mexique, non contents de réinventer une démocratie vivante, les femmes et les hommes de Oaxaca ont compris que le contrôle de l’info est un enjeu crucial. Ils ont pris possession de radios commerciales et même, pendant vingt jours, de la télé officielle. Une leçon pour les futurs mouvements en France : dès que la presse commence à nous bassiner avec ses « usagers pris en otage », grévistes et usagers devraient occuper journaux, radios et télés pour reprendre enfin la parole !

Nicolas Arraitz

Article publié dans le n°38 du mensuel CQFD, en kiosque le 16 octobre 2006.

 PS d’Acrimed : Pour d’autres informations lire « Résistance et répression à Oaxaca » sur le site de RISAL (Réseau d’information et de solidarité avec l’Amérique latine).

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’Association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

A la une