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Nicolas Barré, un bon « Samaritaine »… en service commandé pour son propriétaire

par Denis Perais,

Le 6 janvier 2015 sur Europe 1, dans une chronique titrée « La torpeur de la justice française », Nicolas Barré, l’un des éditorialistes économiques de la station, s’en prend aux juges de la cour administrative d’appel de Paris. Ces derniers viennent de confirmer, la veille, la décision du tribunal administratif du 13 mai 2014 annulant le permis de construire délivré par la ville de Paris à la société « Grands magasins de la Samaritaine - Maison Ernest Cognacq », qui l’autorisait à restructurer un ensemble de bâtiments du site de la Samaritaine [1]. Une attaque en règle contre la justice avec la complicité de Thomas Sotto, mêlant tout à la fois manipulation, mensonges et mépris, servant de paravent à un conflit d’intérêts totalement dissimulé aux auditeurs.

Tous les [mauvais] coups sont permis

Les juges sont donc la cible de cette chronique. Leur incurie est vilipendée de manière implacable sous différents registres [2]. À commencer par la dénonciation, comme à l’accoutumée, de la « lenteur de la justice ».

Thomas Sotto ouvre le bal, préparant le terrain à la furia de Nicolas Barré : « C’est un dossier qui est devenu le symbole des lenteurs de la justice ».

Celui qui est présenté chaque matin comme le directeur de la rédaction des Échos démarre alors son réquisitoire (dont la totalité est reproduite en annexe) : « Je trouve ça complètement invraisemblable. D’abord, la longueur même de la procédure, vous l’avez rappelé, 10 ans, ça fait 10 ans que cet endroit au cœur de Paris est en friche, vous imaginez ça à New-York ou à la City [de Londres], évidemment non ; mais grâce à des juges complices de professionnels du recours, on atteint ce résultat ».

Une responsabilité de la justice pourtant démentie par Didier Rykner dans un article très détaillé paru dans La Tribune de l’Art du 2 septembre 2014, qui explique que le premier coupable de ce retard était le promoteur du projet lui-même : « La fermeture pour raisons de sécurité de la Samaritaine semble au moins sujette à caution. Sa durée de 7 ans, entre la fermeture réelle et le dépôt du permis de construire, l’est tout autant. Il était légitime de se demander à l’époque, et il l’est encore aujourd’hui, si la fermeture de la Samaritaine par LVMH, qui venait d’acheter le grand magasin, n’était pas qu’un prétexte pour transformer celui-ci en bureaux, en palace et en magasins de luxe » [3].

Les juges sont aussi de mauvais architectes : « Non seulement les juges sont lents, mais en plus, ils se veulent les arbitres du bon goût architectural, et là, franchement, on atteint des sommets […]. Vous savez, ça me fait penser un peu aux mauvais esprits au 19ème siècle qui refusaient la construction de la tour Eiffel. Ils imposent en quelque sorte une esthétique d’État, officielle ».

Catastrophé, notre architecte en herbe se laisse alors aller à une comparaison d’une remarquable finesse : « Je veux bien que ça puisse exister dans certains pays reculés comme la Corée du Nord… »


La dictature [des juges] est à nos portes...

En accusant les magistrats de se poser en gardiens d’une architecture officielle, Nicolas Barré profère un [gros] mensonge que la lecture du jugement du 5 janvier – qu’il a pourtant sans doute lu puisqu’il en cite lui-même un extrait à l’antenne – permet de démasquer, ce que n’a pas manqué de faire Le Parisien le 6 janvier : « Dans son arrêt rendu hier, la cour administrative d’appel s’est bien gardée de porter une quelconque appréciation sur l’esthétique de l’immeuble envisagé ».

Des juges qui n’ont pas compris, d’après Nicolas Barré, qu’ils ne pouvaient s’opposer à un projet dessiné par « l’élite » de la profession d’architecte : « Le projet de la Samaritaine [...] a été dessiné par le cabinet Sanaa, qui est un cabinet qui a reçu l’équivalent du prix Nobel d’architecture, le prix Pritzker, sont des très grands (voir plaquette de présentation du projet), très connus dans le monde entier », par ailleurs soutenu par « l’académie d’architecture [qui] s’était émue lors de la décision de première instance, des architectes comme Christian de Portzamparc également ».

En appeler à des arguments « d’autorité » architecturaux ne masque pas le fait que cette prétendue unanimité de la profession en faveur du projet est une pure invention de notre éditocrate : en effet, « la transformation de la Samaritaine fait débat chez les architectes », comme le rappelait le site du Parisien le 25 juin 2014.

Quant au choix de citer le soutien de Christian de Portzamparc, il n’a sans doute rien d’anodin si l’on se remémore qu’il a déjà travaillé pour le titulaire du permis de construire du projet de la Samaritaine (en réalisant une tour portant le nom de son groupe à New-York, terminée en 1999), et que cet architecte s’est fendu d’une tribune de soutien très appuyée au projet le 31 mai 2014 dans Paris Match.

À vouloir absolument démontrer que les juges ont agi arbitrairement, notre procureur en oublie une grande partie de la réalité : « Si la justice a annulé le permis de construire, c’est parce qu’il n’est pas conforme au règlement du plan local d’urbanisme (PLU) de Paris [4] qui dispose que les constructions nouvelles doivent s’intégrer au tissu existant » [5].

Notre propos n’est pas de dénier à Nicolas Barré le droit de critiquer une décision de justice, mais simplement de lui rappeler qu’il n’y pas besoin de tordre les faits pour le faire.


En service commandé pour son propriétaire

Au bout du compte, ce réquisitoire sert à dissimuler aux auditeurs une information pourtant capitale à la compréhension de ce qui se jouait à l’antenne - et relevée par un internaute commentant sur le site de la station la chronique [6] : l’identité du titulaire du permis de construire annulé par les juridictions administratives : le groupe LVMH, dont l’actionnaire, le milliardaire Bernard Arnault est également celui du quotidien économique Les Échos dont Nicolas Barré est, rappelons-le, directeur de la rédaction !

Résultat : un mépris absolu de toutes les règles déontologiques pourtant revendiquées dans la charte éthique du titre, notamment : « Les journalistes s’engagent à présenter les faits avec rigueur et honnêteté, ce principe s’appliquant également sans réserve lorsque ces faits sont directement ou indirectement liés à leurs actionnaires et/ou dirigeants ».

Nous avons donc assisté en direct à un flagrant conflit d’intérêts dont pourtant « le Directeur de la Rédaction doit être informé ».

Un projet également acclamé allègrement par les médias dominants comme le relève Didier Rykner dans deux articles publiés le 2 septembre 2014 et le 6 janvier 2015, que le site d’Arrêts sur image a repris.

Un soutien déjà apporté lors de l’inauguration du musée d’art contemporain de la Fondation Vuitton, à propos duquel le SIPMCS-CNT rappelait fort judicieusement, le 27 octobre 2014 (dans un texte reproduit sur notre site), qu’« on ne saurait [le] comprendre […] sans se souvenir du poids que pèse un groupe de luxe comme LVMH dans les budgets publicitaires de la très grande majorité des médias français ».

Nicolas Barré se livre aussi à une forme de plagiat en reprenant quasiment à l’identique le plaidoyer développé dans un article au titre évocateur rédigé sur le même sujet le 25 mai 2014 par sa subordonnée Catherine Sabbah : « La paralysie de la Samaritaine, symbole d’un pays à l’arrêt ».

Plagiat pourtant interdit par l’article 8 de la partie « déclaration des devoirs » des journalistes de la charte de Munich de 1971 à laquelle renvoie la charte éthique des Échos [7].

Enfin, rappelons, comme l’a fait le site « Arrêt sur images », que les associations qui contestent le projet ont bien du mal à se faire entendre par les médias dominants au point d’avoir agi en justice contre deux d’entre eux : « Les Échos, propriété du groupe LVMH depuis 2007, a publié un droit de réponse de la SPPEF dans des conditions très obscures (refus de le publier puis demande de modifications et enfin, retard dans la publication) [8], faisant fi des conditions légales qui entourent pourtant strictement cette procédure. De la même façon, Le Figaro a tout simplement refusé d’en publier un. Les deux journaux sont actuellement poursuivis par l’association pour refus d’insertion d’un droit de réponse et encourent une peine de 3750 euros et trois mois de prison ».


La défense de la liberté de la presse a ses limites…

Le bilan est accablant, dénoncé également avec férocité par Didier Rykner dans son article publié le 6 janvier 2015 dans La Tribune de l’Art qui révèle une nouvelle fois que la déontologie ne pèse pas bien lourd quand elle entre en conflit avec les intérêts d’un propriétaire dont vous êtes le subordonné.

Ses manquements répétés prennent tout leur relief au regard de la leçon que Nicolas Barré administre au nouveau gouvernement grec le 28 janvier 2015 : « Les Grecs sont allés très très loin dans la démagogie, Syriza a séduit les électeurs grecs comme Madoff avait séduit les épargnants, c’est-à-dire en leur promettant de l’argent qu’il n’avait pas. [...] Il va falloir atterrir, arrêter de mentir et dire la vérité ».

Des propos qui lui reviennent aujourd’hui comme un boomerang...

Dans cette affaire, Thomas Sotto n’est pas moins coupable que l’obligé de Bernard Arnault ; lui qui pourtant affuble ses interviews ou chroniques de titres ronflants comme « l’interview vérité », « la question qui fâche » ou « le vrai-faux de l’info » ; lui qui dans un entretien à Direct Matin le 12 octobre 2014 ne craint pas d’affirmer que son sacerdoce, c’est « la nécessité absolue de rigueur dans l’information ».

Ce qui lui vaut le 5 janvier 2015 - la veille de la chronique consacrée à la Samaritaine - les louanges d’Aude Dassonville pour cette qualité dans Télérama : « Dans l’exercice de l’interview (il en mène trois par jour, quatre quand il remplace Jean-Pierre Elkabbach…), il fait preuve d’une curiosité insatiable, mais pas impitoyable ».

Quel bel exemple de confraternité professionnelle...

Denis Perais


Annexe : retranscription intégrale de la chronique

- Tomas Sotto : « C’est un dossier qui est devenu le symbole des lenteurs de la justice. 10 ans après la fermeture de la Samaritaine, ex–célèbre grand magasin parisien, le chantier de transformation de ce lieu au cœur de la capitale, vient d’être annulé. Bonjour Nicolas Barré, voilà une décision qui vous agace ».

- Nicolas Barré : « Oui, je trouve ça complètement invraisemblable. D’abord, la longueur même de la procédure, vous l’avez rappelé, 10 ans, ça fait 10 ans que cet endroit au cœur de Paris est en friche, vous imaginez ça à New-York ou à la City [de Londres], évidemment non ; mais grâce à des juges complices de professionnels du recours, on atteint ce résultat. Je signale qu’il a fallu 13 ans par exemple pour finir le stade de Lille, là où il a fallu 4 ans à Munich pour faire la même chose. Il faut entre 10 à 20 ans pour un centre commercial en France et puis on se souvient tous des usines Renault sur l’Ile Séguin, ça fait 22 ans qu’elles ont fermé et toujours rien n’est sorti de terre. Cela dit, cela n’a pas l’air d’émouvoir beaucoup nos magistrats qui accumulent ces délais ».

- Thomas Sotto : « Mais c’est pas la seule chose qui vous indigne Nicolas ».

- Nicolas Barré : « Non, parce que non seulement les juges sont lents, mais en plus, ils se veulent les arbitres du bon goût architectural, et là, franchement, on atteint des sommets. Le projet de la Samaritaine, quand même il faut le rappeler, a été dessiné par le cabinet Sanaa, qui est un cabinet qui a reçu l’équivalent du prix Nobel d’architecture, le prix Pritzker ; les deux architectes qui l’ont dessiné, Sejima et Nishizawa, sont des très grands (voir plaquette de présentation du projet), très connus dans le monde entier, mais figurez-vous que nos juges administratifs ont considéré que leur projet ne prend pas en en compte et là, je cite, « les caractéristiques des façades et des couvertures des bâtiments voisins en terme d’ornementation de matériau et de coloris ». Autrement dit, s’ils avaient copié le bâtiment d’en face, ils auraient eu leur permis de construire. Vous savez, ça me fait penser un peu aux mauvais esprits au 19ème siècle qui refusaient la construction de la tour Eiffel. Ils imposent en quelque sorte une esthétique d’État, officiel. Alors, je veux bien que ça puisse exister dans certains pays reculés comme la Corée du Nord… »

- Thomas Sotto : « Vous y allez quand même ce matin ».

- Nicolas Barré : « … mais on est en France quand même, un pays de création, un pays de culture, donc c’est quand même assez inouï d’autant que, à ce régime là, on n’aurait jamais construit le centre Pompidou ou la pyramide du Louvre, qui sont à quelques rues de là en plus ».

- Thomas Sotto qui rigole avec Nicolas Barré de sa comparaison douteuse : « Vous avez osé la comparaison entre la Corée du Nord et le tribunal administratif français. Quelles sont les conséquences de cette décision, Nicolas » ?

- Nicolas Barré : « Écoutez, d’abord il y a 2 000 emplois à la clef, c’est un projet d’un demi-milliard d’euros, porté par LVMH et la mairie de Paris qui y tient beaucoup ; et puis enfin, quand même, au moment où le président de la République nous dit : il faut simplifier, il faut lever les entraves, les freins, etc., eh bien on a des juges qui font tout le contraire. L’académie d’architecture s’était émue lors de la décision de première instance, des architectes comme Christian de Portzamparc également, mais rien n’y a fait. On retiendra qu’à Paris, capitale de la culture, des juges peuvent décider de ce qui est beau ou pas en matière architecturale et c’est bien triste ».

- Thomas Sotto : « Précision, la ville de Paris et LVMH ont décidé de se pourvoir en cassation ».

- Nicolas Barré : « Devant le Conseil d’État ».

 
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Notes

[4Ce qu’un internaute remarque également le 6 janvier à 14 heures 19 en commentant la chronique sur le site de la radio, brocardant par ailleurs le directeur de la rédaction des Échos : « La CAA de Paris n’a fait qu’appliquer le droit existant, et notamment s’est fondée sur une lecture rigoureuse du PLU de Paris pour rendre sa décision. Donc le problème, M. Barré, ce ne sont pas les vilains juges (rouges ? verts ? à pois ?), mais le droit de l’urbanisme. Les juges administratifs ne sont pas les arbitres du bon goût, comme les éditorialistes ne sont pas les maîtres de la rigueur et de l’honnêteté intellectuelles ».

[5Comme le signale Le Parisien le 6 janvier.

[6Le 6 janvier à 12 heures 14, Didier Rykner, journaliste à La Tribune de l’Art et opposant au projet, pose le billet suivant : « Dommage qu’Europe 1 ne signale pas que Les Échos, où Nicolas Barré est directeur de la rédaction, appartient à... LVMH ».

[7La charte de Munich est consultable sur notre site.

[8Il a finalement été publié le 5 août 2014.

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