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Mots médiatiques : du « drame familial » au « féminicide »

par Acrimed,

Cet article est tiré du n°9 de Délibérée, la revue du Syndicat de la magistrature, paru en mars 2020. Ce numéro spécial « Justice & Médias : cuisines et dépendances » a été élaboré en partenariat avec Acrimed. Cet extrait revient sur l’une des quatre expressions étudiées dans la rubrique « Des mots médiatiques qui parlent de la justice » (pp. 28-34).

Du « drame familial » au « féminicide » : un basculement sémantique et politique qui interroge le droit


« Crime passionnel », « drame conjugal », « drame de la séparation », « drame familial » : depuis des décennies, ces expressions journalistiques contribuent à mal nommer ce qu’elles prétendent désigner : des féminicides, dans la grande majorité des cas, soit le meurtre d’une femme parce que femme. Comme le précise la plateforme « Reconnaissons le féminicide » :

En France, on sait qu’une femme est tuée par son conjoint, compagnon ou ex tous les deux jours et demi en moyenne. […] Un meurtre intrafamilial survient toujours après une longue série de violences machistes : harcèlement psychologique, violences physiques, viols, menaces de mort. Un homme tue sa femme pour deux raisons principales : l’adultère réel ou supposé, et la séparation. Il perd le contrôle sur son corps, elle lui montre qu’elle n’est pas “sa chose”, elle lui échappe, il la tue.

Dans les grands médias, le choix d’expressions non appropriées, la mise en récit et le traitement de ces informations sous la forme de « faits-divers » ont ainsi bien souvent contribué à la banalisation des féminicides (comme des autres formes de violences sexistes et sexuelles). Loin d’être une coquetterie féministe, le combat pour les mots est primordial : au même titre que d’autres vecteurs (films, romans, chansons, etc.), les médias articulent des représentations de phénomènes sociaux et façonnent les imaginaires.

Ainsi les femmes ont-elles été abreuvées de récits véhiculant l’idée que les violences qu’elles subissent n’ont rien de spécifique ni de systémique, qu’elles semblent inéluctables (« drame ») ou peuvent être sujettes à plaisanterie (« Elle peine sur les mots croisés, il l’électrifie », Le Télégramme, 24/05/19), voire que les victimes en sont partiellement responsables [1]. Les médias ont joué un rôle dans leur impossibilité de nommer (et de combattre) ce phénomène. C’est une fonction (sociale et politique) possible du fait-divers : reléguées dans cette catégorie, les violences sexistes – de l’agression verbale au meurtre – ne peuvent être perçues que comme des événements extra-ordinaires, cantonnés à l’intimité des vies privées [2].

Les « drames familiaux » et autres « crimes passionnels » se sont ainsi enracinés dans l’écriture journalistique au point de devenir un automatisme, charriant leur lot de stéréotypes de genre et de représentations sociales biaisées, que rien ne semblait pouvoir remettre en question. Leur usage courant dans les commissariats ou les enquêtes policières – d’où les « fait-diversiers » tirent une grande partie de leurs informations –, la faible prégnance des combats féministes dans la société, autant que les logiques professionnelles néfastes à l’information (manque de temps et de moyens pour enquêter, « bâtonnage » de dépêches AFP, racolage du lecteur, etc.) sont à compter au rang des phénomènes qui peuvent expliquer une telle malinformation de la part des grands médias, et ce malgré leur décalage vis-à-vis des qualifications judiciaires : aucune de ces expressions ne figure en effet dans le Code pénal.

Si les mauvaises pratiques journalistiques n’ont pas disparu [3], un tournant majeur s’est produit à la suite du mouvement #MeToo fin 2017. Dans la société… et dans les médias. L’usage du terme « féminicide » dans la presse quotidienne et nationale (sites web et agences de presse compris) est par exemple passé de 4 occurrences en 2003 à 256 en 2018 puis 2151 en 2019 ! Un bond quantitatif qui ne garantit pas, toutefois, son pendant sur le plan qualitatif. Reste que le combat mené depuis des années par les collectifs féministes [4], les pratiques de signalements et d’interpellation sur les réseaux sociaux [5] sont deux exemples de facteurs ayant contribué à mettre le sujet des féminicides et des violences sexistes sur le devant de la scène médiatique. Des facteurs dont la portée fut décuplée par les mouvements #Balancetonporc et #MeToo, mais également par des « affaires » internes au milieu médiatique, comme celle de la « Ligue du lol », ayant permis de lever le voile sur les pratiques sexistes à l’intérieur des rédactions.

Ce basculement du rapport de forces s’est donné à voir le 25 novembre 2019, journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, où plus de 150 000 personnes ont défilé dans les rues en France. L’étape supplémentaire d’un combat partagé, dont Internet avait massivement labouré le terrain au cours des deux années précédentes. Le jour même, les féminicides ont occupé le haut de l’agenda médiatique. Tant et si bien que l’initial décalage des médias par rapport au vocabulaire de la justice semble aujourd’hui s’inverser. Absent du Code pénal, le terme féminicide interroge en effet désormais les praticiens du droit : si certains arguent que son inscription y serait superflue en ce qu’elle ne pourrait enrichir les circonstances aggravantes au meurtre déjà existantes de meurtre par conjoint ou ex-conjoint (soit une majorité de féminicides) ou de sexisme [6], d’autres y voient un outil symbolique essentiel, mais également un levier potentiel pour des politiques publiques concrètes si elles étaient dotées de moyens suffisants…

On comprend dès lors qu’un tel débat, à haute teneur politique, ne saurait rester le pré-carré des professionnels. Du fait du rôle démocratique qu’ils sont censés jouer, on pourrait attendre des médias qu’ils prennent leur part dans l’exposition et la vulgarisation de cette question essentielle. C’est petit à petit le cas : le 22 novembre, Le Monde abordait la question dans un article intitulé « Féminicide : mot masculin qui tue ». Quelques semaines plus tôt, France Culture titrait une enquête « Le terme “féminicide” interroge le droit ». Des contributions nécessaires, qui restent toutefois marginales, et dont on ne peut que souhaiter la multiplication. Malheureusement, dans les grands médias, les débats sont trop souvent monopolisés par des « experts », éditorialistes, « grandes gueules » et autres « bons clients », dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne participent pas au développement de ce genre de réflexion.


 
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Notes

[1Voir le travail réalisé par Acrimed, par exemple, autour du traitement de « l’affaire DSK » et plus généralement, autour du traitement médiatique des violences sexistes.

[2Ce que contredisent évidemment les statistiques : en 2019, les associations féministes dénombrent 149 féminicides (pour 121 en 2018), en plus des 213 000 femmes victimes de violences physiques et/ou sexuelles par leur conjoint ou ex-conjoint.

[3Le 17 novembre 2019, on pouvait ainsi lire sur le site de Sputnik, l’expression de « crime passionnel » dans le titre d’un article qui débutait par la présentation d’« un mari pris d’une jalousie excessive ». À son corps défendant ? Le 7 octobre, La Provence parlait encore de « drame familial » à propos d’un double féminicide (femme et fille) perpétré par le mari/père.

[4Par exemple, pour mener des formations à destination des journalistes, ou l’écriture d’une charte énumérant une série d’outils pour le traitement médiatique des violences faites aux femmes comme celle du collectif « Prenons la une ! ».

[5On pense par exemple au travail de Sophie Gourion à travers son tumblr en ligne « Les mots tuent ».

[6Article 132-77 du Code pénal, dont la caractérisation est strictement encadrée et ne se confond pas avec le « mobile ».

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