La publication de l’essai de Caroline Fourest, Le Vertige MeToo (Grasset), a bénéficié d’une vaste mobilisation médiatique. « Un essai que vous voulez nuancé et argumenté » (Léa Salamé, France Inter, 11/09), « un essai passionnant, nuancé » (Benjamin Duhamel, BFM-TV, 15/09), « extrêmement courageux » (Sonia Mabrouk, France 2, 21/09), « formidable à lire » et « d’une clarté, d’une intelligence et d’un équilibre formidables » (Christophe Dechavanne, France 2, 21/09) : en dehors de quelques articles de presse, notamment dans Télérama, L’Obs ou Libération, c’est peu dire que Caroline Fourest a goûté de la grande mansuétude de ses consœurs et confrères.
Invitée du « Grand Entretien » sur France Inter et de « C à vous » sur France 5 le jour-même de la parution, des émissions « Signes du temps » et « C’est pas tous les jours dimanche » respectivement diffusées sur France Culture et BFM-TV (15/09), de la matinale de RTL (17/09), de France 2 (« Quelle époque », 21/09), de France 5 de nouveau (« En société », 22/09) ou encore interviewée dans La Tribune dimanche (8/09), L’Express (10/09), Le Parisien (11/09), les micros se sont offerts, en longueur et avec complaisance, à Caroline Fourest. Laquelle a pu dérouler son message : MeToo, oui, mais attention à ses excès.
Que des journalistes discutent publiquement la thèse d’un livre n’a évidemment, en soi, rien de problématique, y compris celle-ci. Mais encore faut-il le faire sur de bonnes bases… et de manière journalistique. Or, de l’absence d’appui théorique et scientifique, de la liste vertigineuse de mensonges, calomnies et erreurs commises par Caroline Fourest et répertoriées par Mediapart, des omissions pratiques dans ses descriptions d’affaires traitant des violences sexistes et sexuelles ou s’agissant de ses liens avec des hommes dont elle prend la défense, des postulats subjectifs qu’elle fait passer pour des vérités absolues, des raccourcis grossiers, il n’en sera pas, ou très peu, question.
Une fois n’est pas coutume, sachons gré à Benjamin Duhamel d’avoir été le seul journaliste de l’audiovisuel – parmi ceux précédemment cités, ayant reçu Caroline Fourest en majesté – à avoir cité en fin d’émission une infime partie de la réponse de Mediapart [1]. Mais sachons gré… à moitié seulement, tant Benjamin Duhamel fait preuve d’une maîtrise pour le moins approximative du fond du dossier qu’il soulève et qui lui donne, en apparence, des atours de contradicteur.
D’une part, parce que ne sélectionner qu’une partie des critiques sans faire état de l’étendue des éléments (accablants) avancés contre le travail et les méthodes de Caroline Fourest relève de la désinformation par omission. D’autre part, parce que mentionner l’existence de critiques tout en laissant la journaliste visée s’en arranger comme elle le souhaite et même en ajouter une couche – elle évoquera au cours de cette émission les « techniques de propagande » utilisées dans la réponse de Mediapart – ne relève pas de la « contradiction »… mais bien du SAV.
Et c’est bien là où le bât blesse : l’absence d’enquête auprès de Mediapart – entre autres… – sur ce dossier et l’absence d’invitation adressée à celles qui seraient en capacité d’assurer une réelle contradiction. Lenaïg Bredoux en l’occurrence – responsable éditoriale aux questions de genre, codirectrice éditoriale et autrice de la réponse de Mediapart – nous a confié n’avoir reçu aucune sollicitation de la part des grands intervieweurs ayant déroulé le tapis rouge à Caroline Fourest au cours des dernières semaines, ni pour s’informer auprès d’elle, ni pour lui proposer un débat – ou une intervention ultérieure. Une journaliste de France Inter a bien recueilli ses propos, cités dans le journal de 19h le 13 septembre [2], mais il n’en va pas là du même dispositif.
Du reste, cet épisode contradictoire a fait long feu : une semaine plus tard, la co-matinalière de cette même radio, Léa Salamé, renouvelait son invitation à Caroline Fourest – cette fois-ci pour l’émission « Quelle époque », qu’elle anime sur France 2 (21/09) – pour mieux faire l’impasse sur les critiques adressées à cette dernière, en particulier celles qu’aura donné à entendre… sa propre consœur de France Inter.
En lieu et place, le rituel est identique sur chaque plateau : saluer le courage de l’autrice d’aborder ce sujet sensible – critiquer les méthodes féministes de dénonciation des violences sexistes et sexuelles n’a pourtant rien de rare ni de neuf ; n’apporter aucune correction factuelle, pas même quand Fourest prétend que Judith Godrèche – qu’elle affuble du statut de « procureur public » sur France 2 – a été mariée à l’homme qu’elle accuse de viol, Benoît Jacquot, alors qu’elle était adolescente ; et laisser l’outrance voguer sans encombre, par exemple lorsqu’elle affirme sur France Culture, face à un Marc Weitzmann tout à l’écoute, que « l’extrême gauche […], quand des Israéliennes sont violées le 7 octobre […], sont capables de vous dire que ça fait partie de la résistance. » (15/09)
Aucune nuance non plus – nuance pourtant réclamée par l’autrice dans son essai – quand Fourest s’arroge le droit de distribuer les bons et les mauvais points, renvoyant d’un revers de main la critique et la parole d’une auditrice, directement concernée par le sujet des violences sexistes et sexuelles, estimant sa pensée plus légitime. Bref, pas le moindre journaliste pour se référer aux travaux d’analyse établis sur le livre de Fourest, préciser le contrat de lecture – un avis individuel et subjectif sur un fait de société documenté par ailleurs – ou mentionner d’autres sources ayant une autorité scientifique sur les sujets abordés. Et encore moins, cela va sans dire, pour remémorer aux téléspectateurs ou auditeurs quelques aspects de l’édifiant CV de Caroline Fourest en matière de calomnies, ni a fortiori les vingt années d’archives patiemment collectées par Les mots sont importants.
Cerise sur le gâteau ? Entendre encore Caroline Fourest se prévaloir de l’autorité morale attachée à sa profession – « Je suis journaliste, moi, je suis attachée aux faits. J’y peux rien, j’ai les deux casquettes, je suis féministe et je suis aussi journaliste » – sous la bénédiction de Sonia Mabrouk – reçue elle aussi pour vendre un livre, forcément « impertinent » : « Vous êtes la journaliste, avec la rigueur journalistique chevillée au corps, c’est-à-dire [celle qui fait qu’]on enquête à charge et à décharge. » Le tout dans « Quelle époque », sur le service public (France 2, 21/09).
Las… Comme nous le disions à propos de la tournée médiatique du chroniqueur-enseignant-philosophe-conférencier Raphaël Enthoven lorsque ce dernier commit en 2020 une formidable autofiction, « depuis Karl Kraus, tout semblait avoir été dit sur les accointances suspectes et les proximités indéfendables régnant dans l’univers médiatico-intellectuel ». Faisons aussi nôtre la facétie adressée par Blast à Caroline Fourest : « Selon les chiffres de Livres Hebdo, ce sont […] pas moins de 1 396 essais qui sont publiés à l’occasion de cette rentrée 2024 ; autant le dire, les places sont chères ! Et vous avez, une fois de plus, su tirer votre épingle du jeu. »
Car en définitive, cette séquence en dit sans doute moins long sur Caroline Fourest que sur les chefferies médiatiques qui lui déroulent envers et contre tout le tapis rouge. Logiques de copinage – en interview, « Caroline » appelle « Babeth » (Anne-Élisabeth Lemoine), « Léa » et « Benjamin » par leurs prénoms – ; reproduction des hiérarchies à l’œuvre dans le champ de l’édition consistant à consacrer les consacrés et à donner plus à ceux qui ont plus ; paresse intellectuelle ; mimétisme moutonnier ; droitisation… On ne saurait hiérarchiser les ressorts qui sous-tendent le « phénomène Fourest » et, en dernière instance, reviennent à mépriser l’information de même que l’éthique journalistique la plus élémentaire. À cet égard, le lancement d’Émilie Tran Nguyen pour France 5 en dit long – « C’est le livre qui dérange en cette rentrée littéraire ! », comme sa variante façon Léa Salamé sur France 2 – « C’est le livre qui fait le plus de bruit en cette rentrée ! » –, dont on connaît la passion pour le journalisme, ou bien plutôt… pour « le moment ».
Alors, puisque le cirque est voué à continuer, reste à constater l’impunité : rien ne semble pouvoir écorner le capital médiatique, en perpétuelle consolidation, de Caroline Fourest. De quoi méditer les intuitions d’une autre consœur nuancée, Eugénie Bastié, saluant « une évolution de l’idéologie progressiste vers une forme de réalisme tempéré » – mais somme toute encore trop « woke » – et surtout très inquiète quant à l’avenir de « la Girondine de la révolution #MeToo » (Le FigaroVox, 18/09) : « Telle Olympe de Gouges, révolutionnaire et féministe, qui jugea que la Révolution française allait trop loin et refusa de voter la mort du roi, elle voudrait corriger le néoféminisme de ses excès. Comme elle, elle encourt la guillotine (médiatique). » Il lui reste, de toute évidence, bien plus qu’un sursis.
Lucie Barette, Pauline Perrenot et Maxime Friot