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Marches contre le racisme et les violences policières : l’éditocratie renverse (et piétine) l’information

par Pauline Perrenot,

Faire des violences de quelques manifestants parisiens contre une voiture de policiers en service l’alpha et l’oméga du traitement des marches contre les violences policières, le racisme systémique et les libertés publiques organisées le 23 septembre partout en France : voilà le renversement spectaculaire auquel se sont livrés les médias, audiovisuels en particulier, dans leur couverture des « événements ». Deuxième étape d’une campagne de dénigrement.

L’affaire était d’ores et déjà médiatiquement classée : la veille et l’avant-veille des manifestations du 23 septembre, lorsque ces dernières eurent la chance de figurer à l’agenda des chefferies médiatiques, entendre un intervieweur s’indigner ou interroger son invité sur autre chose que le slogan « tout le monde déteste la police » – soit sur l’hypothétique déroulé d’une manifestation qui n’avait pas encore eu lieu – revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin. Tels des perroquets. Partout. Sur toutes les antennes.


Des 20h à front renversé


Au soir des manifestations, les télévisions les plus suivies traitent « l’information » avec les mêmes œillères, ou plutôt les mêmes lunettes grossissantes : prenant le résiduel pour le tout, les rédactions focalisent l’écrasante (si ce n’est la totalité) de leur attention sur l’attaque d’une voiture de policiers en service par des manifestants, en marge du cortège parisien.

Au 20h de TF1, après avoir simplement cité le nombre de participants respectivement annoncés par la police et par les organisateurs, Anne-Laure Coudray en vient à ce qui est (presque) partout construit comme l’information principale : « Et vous allez voir que la manifestation parisienne a dégénéré, quand des militants cagoulés s’en sont violemment pris à des agents. Scène d’une grande violence, que nous décryptent [nom des reporters]. » Ajoutons que sur 1 minute et 49 secondes que dure le sujet, un seul micro est tendu : c’est Thierry Clair, secrétaire général d’Unsa Police, qui attrape le pompon.

Au même moment sur France 2, la rédaction du service public réussit à faire pire. D’abord, en consacrant aux manifestations un sujet encore plus court (1 minute et 19 secondes). Ensuite, en n’annonçant aux téléspectateurs que le nombre de manifestants présents dans le cortège parisien délivré par la préfecture – « Ils étaient 9 000 manifestants à battre le pavé à Paris d’après la police ». Enfin, en se faisant presque une fierté de minimiser la portée politique des manifestations, comme lorsque Laurent Delahousse se contente d’évoquer «  plusieurs rassemblements [ayant] eu lieu aujourd’hui à l’appel de plusieurs collectifs contre les violences policières. » En réalité, près de 120 cortèges, appelés par 198 organisations (syndicales, partisanes, associatives, etc.). En dehors de son mépris donc, France 2 ne peut se prévaloir d’aucune valeur de service public ajoutée comparativement à TF1 : l’information est (exclusivement) cantonnée aux « incidents [qui] ont émaillé la journée », et si le tweet du ministre de l’Intérieur « condamn[ant] ces violences et la haine anti-police » a les faveurs de l’antenne, aucun organisateur, aucun porte-parole de famille de victimes ni aucun manifestant n’aura droit à la parole – pas plus qu’ils ne l’auront le lendemain (24/09), contrairement à deux représentants de la police... (Cf. en post-scriptum)


BFM-TV : l’hégémonie d’un (seul) cadrage


Dans les deux cas, un gimmick résume ce traitement à front renversé. Sur France 2 : « La manifestation se déroule dans le calme jusqu’au moment où vers 16h30, cette voiture de police passe à proximité du cortège. » Sur TF1 : « À Paris, tout se passe dans le calme... jusqu’à cet incident. » Il en va là d’un invariant journalistique : « l’incident » emporte « le calme » sur son passage... jusqu’à totalement le recouvrir. C’est encore le présentateur de BFM-TV François Gapihan qui résume le mieux la mécanique de ce traitement médiatique. Il est 18h15, et BFM-TV interrompt pour la première fois sa couverture hypnotisée de la visite du pape :

François Gapihan : Un titre en particulier attire notre attention en cette fin d’après-midi : ce sont ces manifestations, ces marches organisées dans de nombreuses villes de France. [...] À notre connaissance, tout s’est globalement bien passé aujourd’hui. D’abord, il faut préciser cela. Et une fois que l’on a dit cela, il faut aussi noter des violences sporadiques. On va notamment s’intéresser à ce qui s’est passé aux alentours de 16h30 boulevard de Clichy. Un véhicule de police attaqué pendant la manifestation parisienne. On regarde cette séquence et on en parle avec nos invités. (23/09)

Le cadrage est scellé. Et à quelques accidents près, il ne variera pas. Ce que BFM-TV appelle la « vidéo choc » – expression reprise en titre dans de multiples bandeaux – circule en boucle, à intervalles réguliers : elle constitue le point de départ (et d’arrivée) de toute discussion autorisée. À plusieurs reprises face à Matthieu Valet, porte-parole du Syndicat indépendant des commissaires de police, l’avocat et membre de la LDH Arié Alimi tente de s’extirper du cadrage en imposant d’autres questions [1] ou en commentant la vidéo sous un autre angle [2] que celui induit et requis par le présentateur, à savoir la condamnation des violences des manifestants. Ce qu’il réussit à faire, y compris avec brio... pendant à peine deux minutes cumulées (au cours de deux de ses prises de parole). Voilà pourquoi sur BFM-TV, l’affichage « pluraliste » n’est qu’un décor en carton-pâte : le policier nage sur le plateau comme un poisson dans l’eau, le contestataire rame pour donner à entendre son agenda.

Le dispositif est à ce point contraignant que le débat – qui n’en est donc pas un – est sans cesse réaxé vers ce que la rédaction de BFM-TV a d’ores et déjà fabriqué comme « l’événement » principal. D’une part, à travers des rappels à l’ordre de la caution contestataire (totalement isolée) en plateau :

- François Gapihan : [Arié Alimi], quelle est votre réaction en premier lieu à ces violences-là contre des policiers ?

- Arié Alimi : [...] Contrairement à ce qui avait été annoncé par le ministre de l’Intérieur et le préfet de police de Paris, tout s’est parfaitement bien passé, sauf ce moment. Et je voudrais [coupé]

- François Gapihan : Les autorités avaient pointé des risques de trouble à l’ordre public dans certaines villes [...]. Mais alors, votre réaction à ces violences-là.

D’autre part, à travers les multiples interruptions du plateau. Censées introduire la parole d’autres interlocuteurs, elles ne font en définitive que couper les dynamiques des argumentations en présence... pour mieux en revenir à la case départ. Louis Boyard (LFI) est-il annoncé en duplex ? Le présentateur souhaite d’abord et avant tout recueillir « [sa] réaction à cette attaque dont ont été victimes des policiers pendant la manifestation » et lui intimer de délivrer les attendus médiatiques du moment : « Je ne vous ai pas entendu dénoncer une seule fois les violences dont ont été victimes les policiers cet après-midi. » François Gapihan donne-t-il la parole au journaliste politique maison du plateau ? C’est pour que ce dernier expose « de nouvelles réactions politiques à cette attaque contre des policiers cet après-midi ». En l’occurrence, un tweet de Marine Le Pen – auquel Louis Boyard est d’ailleurs sommé de réagir.

Jusqu’à ce type de chienlit éditoriale, lorsque Emmanuelle Anizon, grand reporter à L’Obs présente en duplex, est interrogée sur le « black bloc » (depuis quelques secondes) :

François Gapihan : Je me permets de vous couper parce que d’abord, on va retourner relativement rapidement à Marseille pour le départ du pape. Néanmoins, accueillons tout de même Laurent Nuñez. Bonsoir, vous êtes préfet de police de Paris, quelles sont les informations dont vous disposez sur cet incident ?

L’inertie.

Il en ira strictement de même dans l’émission suivante (« 120 minutes ») : « Restez avec nous parce qu’on reviendra sur cette image qui a beaucoup choqué cet après-midi. » Et puis : « Une image impressionnante, bien sûr, regardez ! » Ou encore : « Retour sur les événements, c’est une image qui a beaucoup choqué. » Ad lib. Sur vingt minutes d’émission, Céline Verzeletti (secrétaire confédérale CGT) ne pourra développer aucun propos de fond lié aux enjeux portés par la manifestation unitaire. Elle sera en outre interrompue de manière intempestive par le consultant police/justice du plateau, Guillaume Farde, obnubilé par la présence de « slogans haineux et insultants envers la police » et autres « banderoles insultantes ».

Le lendemain matin, l’hégémonie du cadrage se confirme. Et BFM-TV a fait en sorte de se débarrasser des quelques cailloux présents la veille dans sa chaussure : s’expriment successivement sur la « vidéo choc » Ruddy Manna (syndicat de police Alliance), Sonia Fibleuil (porte-parole de la police nationale), Antoine Armand et Maud Bregeon, respectivement porte-parole et députée de Renaissance. Et à midi, les « manifestations contre lesdites violences policières  », dixit l’intervieweur Benjamin Duhamel, sont abordées dès le début de la grande émission politique dominicale où est invité... Jordan Bardella (RN). Le titre du premier bandeau ? « Manif anti-police : Fallait-il l’interdire ? » La première question d’Amandine Atalaya (BFM-TV) ? « Est-ce que vous pensez qu’il aurait fallu interdire cette manifestation ? » La deuxième de Valérie Hacot (Le Parisien) ? « Dans cette manifestation, il y avait des représentants politiques, des élus de La France insoumise, des élus également d’EELV. Selon vous, ces élus, ils ont une part de responsabilité dans ce qui s’est passé en ayant participé à cette manifestation ? » [3]


Les journaux radio : entre tapage et service minimum


La recette d’une couverture un tant soit peu équilibrée n’était pourtant pas introuvable. Une fois n’est pas coutume, France Inter l’illustre dans son journal de 7h (24/09), qui réussit à rétablir une plus juste hiérarchie de l’information. Si le sujet est expéditif (1 minute et 45 secondes), les « incidents en marge des défilés parisiens » n’occupent « que » les vingt premières secondes, et la parole de manifestants est recueillie : des porte-parole du syndicat des avocats de France et d’Attac, mais également un étudiant habitant en Seine-Saint-Denis. Dommage, toutefois, que le sujet soit totalement éclipsé du journal suivant, une heure plus tard, qui se trouve être à la fois plus long... et plus écouté.

Même remarque concernant France Info. Et si la station limite les dégâts dans son journal de 7h, ce dernier s’ouvre toutefois de manière tapageuse dans les titres « à la Une », lesquels annoncent une « voiture de police attaquée » et des « débordements ». Le reportage (1 minute et 18 secondes) donne bien à entendre des manifestants (un enseignant et une membre de la commission antiraciste d’EELV), qui marchaient, selon la journaliste, « contre le supposé racisme systémique des forces de l’ordre et les violences policières » : une précaution langagière rarement utilisée dans d’autres cas...

C’est donc évidemment loin d’être la panacée. En particulier tant la durée sommaire accordée au sujet par les rédactions empêche d’approfondir tout enjeu de fond – enjeux de surcroît maltraités par la médiatisation ordinaire. La silenciation quasi systématique des familles de victimes est également remarquable. Mais le traitement est nettement pire du côté des radios privées. RTL et RMC notamment, dont la couverture se rapproche davantage de celle des JT et de BFM-TV. Au sommaire du journal de 8h sur RTL, seule « la scène qui choque énormément ». Une minute de commentaires – dont 25 secondes accordées à Éric Henry, délégué national Alliance, aucun manifestant ne sera interrogé –, une navrante prophétie médiatique – « Emmanuel Macron sera peut-être interrogé [ce soir au 20h] sur cette image choc » – et une annonce : « Cette scène choc, elle fera sans doute réagir votre invité Stéphane, Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout la France, invité à neuf heures moins le quart. »

Même agenda et même hiérarchisation sur RMC, où règne en maître la parole du préfet de police de Paris. Et si le « témoin » matinal de la station fait partie des organisateurs, en l’occurrence Ritchy Thibault (collectif « Peuple révolté »), il suffit d’un relevé presque exhaustif [4] des questions du journaliste Matthieu Rouault pour comprendre combien « l’information » fut libre et sans entrave :

- Qu’est-ce qui est gravissime hier ? Ce policier qui sort son arme ou le fait auparavant que la voiture de police soit attaquée ?!

- Est-ce que vous cautionnez l’attaque de cette voiture de police ?

- Est-ce que l’attaque de cette voiture est gravissime ? Attaquer une voiture de police, ce n’est pas grave ? Attaquer une voiture de police, ce n’est pas grave ? Oui ou non ?!

- La haine contre la police, vous la partagez cette haine contre la police, monsieur Thibault ?

- Très bien ! On est en 2023, vous considérez donc qu’attaquer une voiture de police, ce n’est pas grave. Est-ce que vous partagez aussi cette pancarte qu’on a vue à Besançon : « Un flic, une balle » ? Appel au meurtre des policiers. Est-ce que vous approuvez ?! Je vous pose ces questions. Vous êtes co-organisateur de ces marches, elles se sont pour la plupart passées dans le calme, il y a eu des incidents. Il est important que ce matin sur l’antenne de RMC vous preniez position sur ces incidents.

- Je vous coupe. Écoutez-les ces policiers parce qu’eux aussi sont des humains et ressentent des choses quand ils encadrent vos manifestations et qu’ils entendent des slogans du type « Tout le monde déteste la police ». Matthieu Valet, qui est porte-parole du syndicat indépendant des commissaires, était à votre place hier matin. [Extrait sonore] Est-ce que vous pensez à ces policiers, aux individus qui représentent aussi l’institution ?!

- Merci beaucoup Ritchy Thibault, co-fondateur du collectif « Peuple révolté » qui coorganisait ces marches. Je rappelle le résultat de notre consultation Twitter ce matin : « Y a-t-il une haine anti-police ? » Oui, à 80%. Haine anti-police que vous semblez donc partager, Ritchy Thibault, si je comprends bien. [Non ! Et il vient de dire l’inverse, NDLR] Non ? Vous ne partagez pas la haine... mais vous ne condamnez pas les incidents qui ont eu lieu hier, ni la voiture attaquée, ni la pancarte à Besançon.

Rideau.


***


Renversement total de la hiérarchie de l’information ; invisibilisation des enjeux et des revendications portés par les manifestants ; silenciation des collectifs de familles de victimes de violences policières, issus des quartiers populaires ; simulacres de « débats » ; stigmatisation du mouvement social et de la gauche politique ayant manifesté... Alliée aux condamnations idéologiques dont les chefferies médiatiques ont usé et abusé en aval (et en amont) de la manifestation, la mécanique du « spectaculaire » – présidant à toute médiatisation télévisuelle – s’est imposée dans la plupart des médias dominants, écrits y compris. Quitte à jeter le discrédit sur le mouvement social... et à verrouiller l’information. Une deuxième fois s’agissant des marches du 23 septembre, et une énième fois concernant le racisme et les violences systémiques de l’institution policière. « Contre-pouvoir », quand tu nous tiens.


Pauline Perrenot


Post-scriptum : Au moment où nous finissions de rédiger cet article, le « 20h » de France 2 renchérissait.

Privés de parole dans le sujet du 23 septembre, organisateurs et manifestants ne l’auront pas plus dans le sujet du lendemain (24/09), contrairement à Reda Belhaj et Sonia Fibleuil – respectivement porte-parole Unité SGP Police (interviewé par le 20h) et porte-parole de la police nationale (ses propos tenus sur BFM-TV sont retranscrits à l’écran). L’indigence est de nouveau le maître-mot du reportage, incarnée dès l’introduction par un présentateur qui spécule et joue à (se) faire peur :

Thomas Sotto : On a peut-être frôlé le pire hier lors des manifestations dites contre les violences policières. Il y en avait environ 120. À Paris, après l’attaque d’une voiture de police qui aurait pu très mal tourner, une enquête a été ouverte. À Besançon, c’est un panneau « Un flic, une balle » qui constitue un véritable appel au meurtre, qui a créé la polémique.

Notons que sur les images, la pancarte en question est tellement petite que la rédaction du 20h doit zoomer sur l’écran pour la renseigner aux téléspectateurs... Quant à l’immense banderole de tête – et à son message – de toute évidence, le « 20h » s’en contrefiche. Loupes grossissantes, disions-nous.

 
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Notes

[1Accessoirement, celles qui fondaient l’appel à la manifestation : violences policières, racisme et autoritarisme de l’État.

[2Par exemple en questionnant la responsabilité de la Préfecture concernant la lisibilité du parcours (non dégagé à certains endroits), la présence de cette voiture de police sans lien avec l’encadrement de la manifestation, et le changement de tracé imposé par la Préfecture.

[3À noter : au même moment, dans l’émission « Questions politiques » (France Inter et France Info, en partenariat avec Le Monde), c’est à un autre porte-parole du RN, Jean-Philippe Tanguy, que Nathalie Saint-Cricq demande cette fois de l’aide sur cette affaire : « Qu’est-ce que vous pourriez faire contre ce type de geste ? » Quant à Sandrine Rousseau (EELV), invitée sur LCI, elle est notamment prise à partie par Arlette Chabot : « Vous qui êtes élue de la République, on se dit : "Mais que fait un député dans ces cortèges [...] ?" Est-ce vraiment votre place ? »

[4Une seule question ouverte, de la part du journaliste, portera en toute fin d’interview sur les « solutions » que propose l’invité pour « faire redescendre la pression entre police et population » (1’30... sur 9 minutes d’entretien).

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