Paru le 22 novembre 2002 dans le quotidien de Suisse romande Le Courrier www.lecourrier.ch, publié ici avec l’autorisation de la rédaction.
Propos recueillis par Manuel Grandjean
La "malinfo", c’est comme la malbouffe : toxique pour celui qui la consomme comme pour celui qui la produit. Afin de permettre aux professionnels des médias d’exprimer les difficultés rencontrées dans une profession de plus en plus soumise aux pressions économiques, le syndicat Comedia a créé un lieu de parole et d’écoute sur la "malinfo". Rencontre avec Bruno Clément, l’un des initiateurs du projet.
Le Courrier : Comment l’idée d’un espace de dialogue sur la "malinfo" s’est-elle imposée ?
Bruno Clément :
– On sait que dans beaucoup de pays la liberté de la presse est menacée par des pouvoirs politiques ou militaires. En mai dernier, lors d’une rencontre de Comedia à l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse, nous avons cherché à identifier quelle était, ici en Suisse, la menace. Nous l’avons identifiée sous le terme générique de "mercantilisme". On a essayé de montrer par des exemples très concrets quelles étaient, à l’intérieur des médias, les pressions du marketing sur les contenus rédactionnels.
Quels exemples concrets ?
– L’affaire "Bilan" était évidemment très présente. Trois journalistes avaient quitté la rédaction du magazine parce qu’ils accusaient leur rédacteur en chef de graves manquements à l’éthique professionnelle.
Mais le présupposé, c’est précisément que cette affaire dont on avait beaucoup parlé n’est pas un accident...
– Cette affaire représente en effet la pointe de l’iceberg. Mais les entorses à la déontologie sont beaucoup plus fréquentes et restent méconnues du public.
Alors comment s’exercent quotidiennement les pressions sur les professionnels des médias ?
– Un exemple qui revient très souvent dans les témoignages, c’est l’obligation de "couvrir", très rapidement et sans aucune préparation, un événement parce tout le monde en parle.
Mais cela aboutit plutôt à un risque de mauvais journalisme plutôt qu’à celui d’un journalisme mercantile.
– Les deux se rejoignent. Car cette pratique indique qu’il n’y pas de respect du lecteur, ni du journaliste : la seule chose qui compte, c’est le "produit" qui doit se vendre.
Une autre forme de pression, c’est le "scoupisme" : tout faire pour sortir l’information avant les autres.Troisième exemple : le publireportage déguisé. On demande au journaliste de faire des articles de complaisance pour flatter les gros annonceurs publicitaires.
Rendre "service" aux annonceurs, c’est vraiment une pratique courante ?
– Oui, bien sûr. Nous avons des témoignages très fréquents de ce genre de choses. Cela s’accompagne d’un glissement du rôle des rédacteurs en chef qui, auparavant, étaient les garants de l’indépendance rédactionnelle et sont de plus en plus les relais du marketing. Les pressions s’exercent de façon très souple : on explique au rédacteur que tel sujet est important pour le lecteur. Un "lecteur" qui est un personnage indifférencié qui justifie toutes les exigences. Il y a encore une autre méthode qui consiste à refuser l’article tel qu’il est écrit, parce que le "lecteur" ne va pas comprendre... Jusqu’à ce que disparaissent les aspérités qui pourraient choquer les intérêts lié au média. Cela devient parfois une forme de mobbing, où l’on fait sans cesse réécrire le même article.
Comment les professionnels des médias vivent-ils cette situation ?
– On peut percevoir une sorte de désenchantement du travail qui, dans certains cas, peut déboucher sur une véritable souffrance. Certains journalistes n’hésitent pas à déplorer n’être plus que des animateurs de contenus chargés de combler l’espace entre deux publicités.
L’idée d’un forum sur la "malinfo" ne se heurte-t-elle pas à une réticence des journalistes à parler des pressions qu’ils subissent ?
– C’est l’obstacle principal. Mais c’est aussi parce qu’il n’existait pas de lieu où parler de ces pressions, étant entendu que c’est impossible dans les briefings des rédactions. Notre objectif est de créer suffisamment de confiance -c’est donc un processus à long terme - pour que les problèmes se disent. Le deuxième but est de créer de l’entraide. Enfin, il s’agit d’agir, notamment en obtenant le droit d’un refus de "couvrir", soit parce que le sujet heurte la conscience individuelle soit parce que le journaliste n’a pas les connaissances nécessaires pour effectuer un travail honnête.
La clause de conscience présente dans la Convention collective des journalistes ne joue-t-elle pas ce rôle ?
– Non. Cette clause permet de rompre immédiatement son contrat de travail. Mais il faut avoir une solide assise financière pour décider comme cela de quitter son média, panache au vent. La concentration de la presse aujourd’hui en Suisse romande rend l’usage de la clause de conscience quasiment impossible.