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Les médias et la mort de Pierre Bourdieu

Les petits matins de la Presse quotidienne régionale

Ignorance, resucées et bêtise. Echantillon du 25 janvier

 1. Dans L’Alsace, Olivier Brégeard pérore :

« Peu enclin à la nuance (ses propres positions font, heureusement, l’objet de débats fondamentaux), Pierre Bourdieu était un intellectuel radical […] . »
Si les positions de Pierre Bourdieu font « heureusement » l’objet de débats « fondamentaux », c’est parce qu’il était « peu enclin à la nuance ». Et s’il était « peu enclin à la nuance », c’est, évidement, parce qu’il était « radical ».

Mais pourquoi « radical » ?

« Pierre Bourdieu était un intellectuel radical : à ses yeux, la société impose et reproduit les inégalités, à travers le système scolaire, la culture, les médias, le langage, le sexe, qui contribuent chacun à l’intériorisation et à l’acceptation de l’ordre des choses. »
De cette phrase confuse, mais presque exacte, il résulte que la radicalité consiste à penser que « la société impose et reproduit les inégalités ».

Voici maintenant la conséquence :
« Bourdieu était donc tout entier du côté des perdants […]. » Par opposition aux " gagnants " ? Le vocabulaire d’époque fait des ravages…

Enchaînons :
« et si sa vision ne correspondait pas à celle de certaines classes sociales (n’a-t-il pas montré que chaque catégorie obéit à ses propres intérêts ?), il est logique qu’elle ait nourri la réflexion d’associations comme ATTAC (contre la mondialisation néo-libérale) ou AC ! (contre le chômage). »
A relire trois fois, sans comprendre… Et passer à la phrase suivante :

<< Pour reprendre une des notions qu’il avait forgées, le professeur au Collège de France restait dans le " champ " des laissés-pour-compte. >>
Bourdieu, parmi les laissés-pour compte ? Heureusement, il y a le " champ " ! …

Conclusion ironique sur l’ironie du sort :
<< L’ironie du sort aura voulu qu’il devienne un maître à son tour, mais un "maître à penser".>>

 2. Dans Sud-Ouest, Frank De Bondt papote :

<< Bourdieu, né béarnais, l’un des rares intellectuels français contemporains reconnus, invités et étudiés aux Etats-Unis (…)>>
Un béarnais qui a étudié aux Etats-Unis : une gloire du Sud-Ouest, en quelque sorte…

<< Bourdieu (…) était un chercheur converti en agitateur d’utopie. Il appartenait foncièrement au paysage français en tant qu’héritier d’une Révolution jamais terminée. >>

L’affirmation est péremptoire et dissuasive, à cette réserve près :
<< Mais, averti par ses recherches des contradictions des démocraties modernes, le sociologue était probablement sans illusion. Il y a longtemps déjà que la société de consommation a délogé la révolte de l’esprit des peuples pour lui substituer le désir, cette machine à entretenir la croissance.>>

Frank De Bont loge ses poncifs à l’ombre de Bourdieu, sans doute pour qu’il soit beaucoup pardonné à cet " agitateur d’utopie ", qui méritait cette dure leçon :
<< A l’heure où la colère populaire n’est plus indexée que sur le prix des carburants, Bourdieu fait figure d’ancêtre. Sa voix s’est brisée sur le mur de l’argent qui s’est spontanément offert à l’affichage de la comédie médiatique désignée par le professeur. Celui-ci a mené l’un de ses derniers combats dans un dépôt de la gare de Lyon où il avait apporté la caution de quelques intellectuels au mouvement social de décembre 1995>>

 3. Dans Le Dauphiné Libéré, Gilles Debernardi ironise avec une infinie légèreté :

<< Justement, en ce mois glacial de décembre 95, le pays est paralysé par les grèves. Bourdieu s’affiche au coude à coude avec les manifestants. Il ne signe plus des livres difficiles mais une pétition réglementaire. >>
Une trouvaille, la " pétiton réglementaire " …

<< A ses yeux, les cheminots en lutte "sont les défenseurs des acquis les plus universels de la République". Rien de moins. >>
Ou l’’art de tenter de ridiculiser avec des citations tronquées.

Ici, au moins, on citera l’auteur de l’article jusqu’au bout, pour que chacun puisse mesurer ce que l’on peut écrire, à grand renfort de poncifs, sur les mandarins et leur tour d’ivoire, les galons des intellectuels engagés dont on a l’habitude, les sujets de thèse et les cils qui bougent :
<< Deux ans plus tôt, en publiant "La Misère du monde", passionnante enquête sur la souffrance sociale ordinaire, le mandarin était sorti timidement de sa tour d’ivoire. Cette fois, plongé dans l’arène publique, il gagne ses galons "d’intellectuel engagé". Depuis Sartre et Foucault, on avait perdu l’habitude. Lui qui, en mai 68, n’avait pas bougé d’un cil, devient le héraut du combat "contre le fléau néolibéral". On le voit partout, aux côtés des chômeurs, de l’abbé Pierre, des mal logés, des sans-papiers... Les "dominés" ne sont donc pas qu’un sujet de thèse.>>

4. Dans Le Journal du Centre, François Gilardi :

<< C’était un nom, le sien, porté par le succès d’un livre : La misère du monde, impressionnante plongée dans les nouvelles douleurs de la vie moderne. Tout d’un coup les travaux du sociologue et de son équipe quittaient le domaine étroit de l’édition universitaire pour atteindre le grand public. Beaucoup de lecteurs se sont reconnus dans les libres propos des personnes de toutes conditions dont les chercheurs avaient recueilli le témoignage. ">>
La Misère du Monde ? Un recueil de libres propos…

<< Dans le prolongement de ce livre dérangeant, Bourdieu a cautionné les grands mouvements de protestation des années 90. Ce critique impitoyable du système des médias est paru à la télévision en compagnie de l’abbé Pierre. >>
Soutenir, c’est cautionner. Et, semble-t-il, on ne peut à la fois critiquer les médias et paraître à la télévision avec l’abbé Pierre. A moins que le sens de cette phrase nous ait échappé...

Et puis aussi ceci qui est « moins pire » (en dépit des passage soulignés) :

 5. Dans Le Berry Républicain, Bernard Stéphan :

« La mort de Pierre Bourdieu, c’est un peu la fin d’une époque. Celle qui vient de Mai 68, qui s’est forgée aux contestations des années 1970 et qui s’est diluée dans les années du marché, celles de la pensée unique et finalement de ces temps qu’on a baptisé du mot "mondialisation". Pierre Bourdieu avait pour principe la critique du modèle néolibéral et du marché et à cet égard il n’a jamais enfourché les ralliements à la mode. Et bien avant l’internationale formée à Seattle, ce grand maître de la sociologie a érigé le doute en principe et la critique en méthode. Avec cette figure du grand sage qui disparaît, c’est aussi une forme très atypique de l’intellectuel qui s’en va. Bourdieu n’a jamais donné dans la facilité, il n’a pas cédé aux tentations des essais écrits à la va-vite pour quelques plans médias et il n’a jamais succombé au parcours obligé de la promotion-vente-paillettes-télé à laquelle nous ont habitué depuis une vingtaine d’années tous les prétendus intellos des beaux quartiers. »

Et cela qui est respectable :

 6. Dans La Marseillaise, Christian Digne :

<< Il ne jouait pas au "gourou" d’une génération éprise d’anti-libéralisme et opposée à la mondialisation. Certains, à droite mais aussi dans une certaine gauche, ont tenté de réduire son action à ce rôle d’agitateur et de porte-voix. Pierre Bourdieu était, avant tout, un grand savant. Armé des outils de la rigueur scientifique, il analysait et décryptait le lent mouvement des plaques tectoniques qui provoquent les bouleversements de la société. Dans la grande tradition des intellectuels français, il s’est toujours refusé à rester dans son laboratoire. Apportant un apport détonnant et militant à la critique radicale de la société capitaliste. Comme l’a écrit dès hier, Jean-Claude Guillebaud : "Même si on n’était pas toujours d’accord avec Bourdieu, une chose est certaine : il va nous manquer " >>.

 
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