Le dossier du Parisien est introduit par un petit éditorial (« Le Billet ») intitulé « La discipline du bonheur », qui en résume l’essentiel. L’auteur, Donat Vidal Revel, attaque très fort, sur un mode shakespearien : « Être heureux ou ne pas être heureux ? Telle est la question fondamentale qui se pose à nous puisque celle de notre existence est déjà tranchée. Il nous revient donc de s’emparer de la vie. » Un peu rapide, mais logique et ambitieux. Comment s’emparer de la vie ? Première déception : il suffirait d’« arriver à faire le tri entre les êtres généreux et les personnes toxiques ». Dit ainsi, ce ne devrait pas être trop difficile, si ce n’est déjà fait. Puis, encore plus modeste : « arriver à s’astreindre à une petite discipline du bonheur par des gestes simples, par un état d’esprit sans cesse revigoré par des pensées tournées vers les autres ». Difficile de faire moins ! Alors, c’était cela « s’emparer de la vie » ? On se sent un peu trompé sur la marchandise.
Et ce n’est pas fini. En conclusion, l’auteur nous livre le conseil d’un philosophe anonyme : « Désire tout ce que tu as et tu as tout ce que tu désires ». Sagesse des nations, peu coûteuse et encore moins dérangeante : que le chômeur désire son chômage, le salarié son salaire de misère, Bernard Arnault Le Parisien [1], et les vaches seront bien gardées. Sous couvert d’une invitation au bonheur, Le Parisien nous invite ainsi à nous réjouir du monde tel qu’il est. Ce que confirme le philosophe écrivain Alexandre Jollien, interviewé dans ce dossier, quand il déclare que « le bonheur[…] c’est accepter l’imperfection du monde tel qu’il est… et l’aimer ».
Déjà en 2012, sous le titre « Dites non à la crise », le quotidien suggérait à ses lecteurs des comportements « optimistes » qui, à l’analyse, se révèlaient être des formes variées de résignation. Il s’agissait alors de stimuler une pseudo-résistance à la crise économique. Aujourd’hui, c’est encore à la crise, mais aussi aux attentats de 2015 et leurs conséquences sur le moral des Français que Le Parisien veut nous apprendre à faire face ; et sans complexes : « Entre la crise et les attentats, on se sentirait presque coupable de chercher la joie… » Et il n’hésite pas, en ce 26 janvier, jour de grève dans l’enseignement et les transports aériens (et de manifestations des taxis), à associer les grévistes aux catastrophes qui accablent les citoyens : « Et si les statistiques s’étaient améliorées ces dernières années, ce n’est pas la séquence épouvantable que le pays vient de vivre qui va nous guérir de notre légendaire sinistrose collective. D’ailleurs, combien d’entre nous vont encore soupirer, stresser et s’énerver en ce jour de grève et de grand bazar prévisible ? » On appréciera la désinvolture, sinon l’indécence, de ce « d’ailleurs » qui associe négligemment des attentats terroristes et une journée de grève. Les grèves sont même mises en exergue dans le titre du premier article du dossier : « En cette journée marquée par les grèves, et qui promet d’être galère, voici des recettes antidéprime. » Certes, les grévistes sont régulièrement taxés – avec la même impudence – de preneurs d’otages [2]. Les unir aux auteurs d’attentats terroristes parmi les causes d’une prétendue « sinistrose collective », c’est tout de même franchir un cap dans l’abjection.
Les « recettes antidéprime » recommandées pour conquérir le bonheur malgré la crise, les attentats et les grèves, sont « scientifiquement prouvées… et vraiment efficaces ». Elles sont proposées par Michel Lejoyeux, professeur de psychiatrie, dont un livre, Tout déprimé est un bien portant qui s’ignore, vient de paraître aux éditions Jean-Claude Lattès qui ont commandé pour l’occasion un sondage [3] dont les conclusions – oh surprise ! –, confortent les observations du psychiatre. Voyons donc ces recettes.
Sous l’injonction « Faites-vous du bien ! », on apprend notamment qu’il faut utiliser sa raison pour contrôler ses émotions, se forcer à sourire, manger des cornichons, de la choucroute et des yaourts plutôt que des médicaments, écouter de la musique, courir dans la verdure, dormir dans l’obscurité, fuir les « grincheux » (lire : les « grévistes » ?) et « limiter son temps d’exposition aux nouvelles déprimantes » (celle d’un prochain « jeudi noir », par exemple ?). Et tous les ingrédients de ce bonheur de pacotille sont naturellement étayés par des références aux neurosciences, sans doute pour tenter d’en compenser la trivialité : « Le cornichon est un psychobiotique, un aliment fermenté qui fait fabriquer de la sérotonine et de la dopamine au tube digestif. »
À ceux qui plaideraient la légèreté d’un dossier sans prétentions, on fera valoir que se cantonner à une approche purement psychologique, purgée de toute considération politique, économique ou sociale, du « bonheur », quand on cite pêle-mêle, parmi les causes de la « sinistrose », la crise ou les attentats, pose tout de même un sérieux problème. Et l’on rappellera pour finir que bien d’autres conceptions que cet individualisme étriqué auraient pu figurer dans ce « dossier », d’Épicure à Nietzsche, en passant par les grandes religions, sans oublier tous les courants politiques refusant précisément « le monde tel qu’il est ». Par exemple celui qui s’exprime avec une certaine énergie dans le sixième couplet de la chanson du Père Duchêne, que nous citerons ici par souci de pluralisme :
Si tu veux être heureux, nom de Dieu,
Pends ton propriétaire
Si tu veux être heureux, nom de Dieu,
Pends ton propriétaire
Coupe les curés en deux, nom de Dieu,
Fous les églises par terre, sang Dieu !
Et l’bon Dieu dans la merde, nom de Dieu,
Et l’bon Dieu dans la me-e-e-rde !
Jean Pérès