Accueil > Critiques > (...) > Travail, salaires, emploi, etc.

« Les héros du nettoyage » (M6) : souriez, vous êtes filmés !

par Sophie Eustache,

La chaîne W9 (groupe M6) a diffusé ce printemps une série de six reportages – « Les héros du nettoyage : Mission propreté » – produite par la Warner Bros. Cette série présente plusieurs métiers (éboueurs, égoutiers, nettoyeurs de l’extrême, assainisseurs, patrouilleurs sur les autoroutes) à travers des portraits de travailleurs que la caméra accompagne sur le terrain. Si elle a le mérite de montrer leurs quotidiens et de leur donner la parole, cette série n’échappe pas à la dépolitisation des questions liées aux conditions de travail, biais toujours aussi persistant dans le traitement médiatique du travail en général, et des ouvriers en particulier.

« Ces femmes et ces hommes de l’ombre s’engagent jour et nuit, parfois même au péril de leur vie, pour nous tous, contre les déchets. [...] Voici donc la fabuleuse histoire de ces hommes invisibles, de ces héros du nettoyage ». C’est en ces termes, accompagnés d’une musique digne des blockbusters hollywoodiens, que le journaliste introduit chacun des six épisodes de la série. Ces derniers sont construits autour d’images des travailleurs en action commentées par le journaliste, et d’entretiens face caméra, filmés hors du lieu de travail. Le tout ponctué par des plans grand angle de Paris, Marseille, Lyon, Albi ou Épinal. La mise en récit opère une fictionnalisation du monde du travail. Dès l’introduction, une dimension épique est donnée à ces métiers : « Depuis deux mois, Patrice a embarqué son fils Jérémie dans l’aventure des eaux usées », annonce la voix-off.

Le premier épisode s’ouvre sur la cuisine de Patrice, 49 ans, et de son fils Jérémie, 22 ans, tous deux égoutiers à Lyon, que la caméra suit dès le petit matin, et pour le reste de leur journée. La série a le mérite de montrer le déroulé de leur journée de travail, de manière assez détaillée, et la dureté de l’environnement, que ce soit à travers les images prises sur le terrain ou via les entretiens. « Cinq fois par semaine, Patrice et son équipe travaillent près de quatre heures en milieu hostile », commente la voix-off. Ou encore :


- Voix-off : Avec une espérance de vie de 17 ans de moins que la moyenne, le métier d’égoutier est l’un des plus dangereux de France.

- Jérémie, 22 ans : [...] T’as l’impression de te sacrifier un peu en faisant ce qu’il faut faire dans les égouts. Tu sauves un peu la ville donc la vie des gens, et toi, tu perds des années de vie.

- Voix-off : En cause, la forte exposition à des gaz toxiques et un travail très éprouvant physiquement : chute, électrification, brûlure, noyade… quotidiennement, ces anges gardiens des souterrains sont exposés.



Une fois n’est pas coutume, la dureté et la dangerosité du travail ne sont donc pas passés sous silence, et la parole des concernés, invités à expliquer leur travail, bien présente au fil des épisodes : « C’est un boulot de bagnard ça ! Tous les jours, ils vont pouvoir recommencer avec leur connerie de lingettes », lâche ainsi l’un des égoutiers (épisode 3). « Les mecs qui jettent des seringues dans les réseaux, ça existe, et il y a d’autres choses qui sont coupants, il y a des bouts de verre, même si on a des gants, ça reste des gants en plastique qui sont très vite transpercés, donc on prend pas le risque [de ramasser avec les mains, ndlr] », explique plus loin l’égoutier au journaliste. Face caméra, Aïcha, éboueuse de la Fonctionnelle (direction de la Propreté et de l’Eau) à Paris, confie : « Je mets mon corps à contribution, mon dos le sent, mes bras, mes épaules. »

Le choix de mettre en avant ces paroles ne peut être que salué, tant l’expression ouvrière est rare dans les médias dominants. Mais ça s’arrête là : le journaliste ne cherche pas à creuser la question. Tant et si bien que les risques sont naturalisés – c’est comme ça, on n’y peut rien : « Dans ce métier, il faut accepter de prendre des mauvais coups », avance par exemple la voix-off –, ou réduits aux incivilités (les déchets déversés dans les égouts, jetés par la fenêtre des voitures ou dans la rue, etc.). Quid des moyens alloués à la sécurité des travailleurs ? Quid des cadences de travail ? De la relation avec la hiérarchie ? Ces enjeux sont relégués hors-champ… ou à la marge, et de manière allusive : « Je suis pas assez payé pour ça », lancera par exemple un égoutier dans l’épisode 3. Ainsi la conflictualité du monde du travail et les revendications que peuvent porter ces travailleurs sont-elles complètement invisibilisées. Un choix éditorial loin d’être innocent.


Héroïsation : la promotion du « bon travailleur »


À cet égard, le titre de la série mérite qu’on s’y arrête. Ériger en « héros » ces travailleurs relève d’un puissant parti pris idéologique : un héros, ça ne se plaint pas ; un héros, ça ne revendique pas ; un héros, ça se plie dignement à la tâche, quitte à tout y sacrifier. Comme le rappelle le sociologue du travail Stéphane Le Lay dans une tribune publiée par Basta (20/04/20), – au moment où la crise sanitaire éclairait d’une lumière nouvelle l’utilité de ces métiers –, quand les « héros » se rebiffent, les médias changent de ton :

Loin du héros sanitaire, l’éboueur se voit dépeint comme un dangereux gréviste, un vrai petit salopard sanitaire en quelque sorte, réduit à une silhouette stéréotypée s’agitant pour de viles raisons salariales, n’hésitant pas une seconde à « pourrir la vie » des citoyen.ne.s grâce à la position de force acquise dans les négociations par sa corporation louche (surtout à Marseille et Paris). Ces deux images sont tout aussi fausses l’une que l’autre, en ce qu’elles se focalisent sur des figures rhétoriques éculées (le profiteur versus le demi-dieu) plutôt que sur le travail effectif. Les éboueur.e.s ne sont ni des feignasses, ni des personnages mythiques, mais des travailleur.euse.s engagé.e.s dans un certain nombre d’activités plus ou moins difficiles à réaliser selon les périodes et les lieux, selon l’état des moyens matériels disponibles et selon l’état des coopérations au sein des équipes et avec la population.



En héroïsant ces travailleurs, la série fait le portrait (et la promotion) du « bon travailleur ». Celui qui vient au travail en souriant, chérit son métier, ne se met pas en grève, « joue le jeu » du « monde du travail ». Un travailleur « fairplay » en somme. C’est ainsi que dès le générique, l’accent est mis sur leur bonne humeur. Aïcha, éboueuse à la Fonctionnelle à Paris entonne face caméra un chant – « Nettoyer, Balayer… » – sur l’air du dessin animé « La Reine des neiges », tandis qu’un autre éboueur est filmé en train de chanter « Je serai la poubelle pour aller danser » dans les rues d’Épinal. Un autre se qualifie d’« Avengers des éboueurs » et Aïcha se décrit comme « Télétubbies de l’affiche » au moment où elle enfile sa combinaison blanche.

S’il n’est pas lieu de questionner l’existence de ces séquences et encore moins de les juger, force est de constater que le générique leur fait la part belle. Une manière, pour la télévision, de vendre la « valeur travail » dans un emballage festif : ouvriers, souriez, vous êtes filmés ! Dans un article du Figaro, le directeur des programmes chez Warner TV France, Renaud Rahard, ne fait d’ailleurs pas mystère de son orientation éditoriale… tout en la naturalisant au passage :

On est parti à la rencontre de personnes attachantes, dédiées à leur job. Qui aurait cru qu’on aurait un jour pensé passer du temps dans les égouts ou regarder déboucher des canalisations pleines de m…, etc. Et pourtant ce sont des passeurs, la série fonctionne grâce à l’humanité de ces personnes que l’on a castées. Je crois qu’on a besoin de s’attacher aux gens, et, ce, quelle que soit l’histoire qu’ils racontent.



Difficile de dissimuler plus mal paternalisme et biais de classe ! Un esprit qui transparaît d’ailleurs à plusieurs reprises au cours de la série, notamment par le biais d’un lexique tendant à infantiliser ou à folkloriser les travailleurs du nettoyage. Par exemple : l’un des assainisseurs s’est approprié le surnom de « Capitaine Caca ». Pourquoi les journalistes décident-ils de le reprendre tel quel au moment de désigner, eux-mêmes, l’ouvrier en question ? Il va sans dire que dans leur bouche, ça frôle le mépris de classe.

De même, les propos enthousiastes des « personnes castées » sont mis en avant : « Je vois ça comme une mini-aventure, chaque fois que je descends dans les égouts ». Ou encore, avec un jeune homme dont la voix off nous dit : « Par goût du risque, Sébastien, ancien militaire, s’est engagé depuis une petite année comme patrouilleur » :

Sébastien : Ce qui me donne un peu la pêche, la patate, l’envie d’y aller, c’est le fait de se dire : « Ok, aujourd’hui je vais être utile. Je suis un peu attendu quoi. » [...] Mon métier je l’adore parce que c’est un métier où il n’y a pas de routine, on s’ennuie pas. J’aime bien ces métiers atypiques.

Voix-off : Mais attention ! Ils le font souvent au péril de leur vie. En vingt ans, vingt-trois patrouilleurs sont morts en mission.


Une sélection qui appuie le portrait de travailleurs à la fois volontaires, pittoresques et candides, dans le but de les rendre « attachants ». Ressort classique du traitement médiatique des classes populaires, l’infantilisation transparaît ainsi clairement. On imagine en effet mal un journaliste qualifier « d’attachant » un PDG du CAC40.


***


Donner la parole aux travailleurs du nettoyage ? Les filmer au travail ? L’intention est évidemment d’autant moins mauvaise qu’elle pallie un déficit (criant) de médiatisation des ouvriers à la télévision : en 2020, ils constituaient 12% de la population et n’étaient représentés qu’à hauteur de 1 % dans les programmes [1]. Mais en scénarisant ces métiers, en dépeignant les travailleurs comme autant de protagonistes d’un roman épique (« fabuleuse histoire », « aventure », « anges gardiens des souterrains »…), en érigeant ces travailleurs en « héros » et en traitant la question des conditions de travail de manière totalement superficielle, les reportages normalisent in fine une vision patronale du travail : la promotion du « bon travailleur » (comme antithèse du syndicaliste) et de la « valeur travail ». Mais ne jouons pas les naïfs, nous ne sommes ni déçus, ni surpris : on ne s’attendait pas à ce que W9 se lance dans la critique sociale !


Sophie Eustache

 
Acrimed est une association qui tient à son indépendance. Nous ne recourons ni à la publicité ni aux subventions. Vous pouvez nous soutenir en faisant un don ou en adhérant à l’association.

Notes

[1Selon le « Baromètre de la représentation de la société française. Vague 2020 », Les collections CSA, juin 2021.

A la une