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Les experts (Jacques Bertin)

De 1989 à 2001, Jacques Bertin a publié régulièrement une chronique dans Politis, « Le malin plaisir ». Le 21 septembre 2001, la chronique est intitulée « Les experts ». On pouvait la lire sur le site de Jacques Bertin (le lien est périmé en 2009 et retrouvé en 2013). Et, trois ans plus tard, elle n’a pas vieilli. (Acrimed).

Ce qui me surprend, à chaque événement grave dans l’actualité politique internationale, c’est le nombre de directeurs de l’Institut international européen mondial d’études géopolitiques qui surgissent, brandissant des filées d’analyses à la main. C’est comme si, par milliers, ils avaient été depuis très longtemps tapis dans les buissons du monde et sous les tables du Café du Commerce et qu’ils en sortaient soudain, pour nous dire la vérité, couverts de boue et d’idées passionnantes. Dont voici les premières, jugez :

1) Il est trop tôt pour...

2) Rien ne sera plus jamais comme avant...

Les journaux en sont pleins. Je veux particulièrement rendre hommage ici à l’un de ces experts, qui a réussi à placer une demi-page dans un quotidien du soir et dont le texte est véritablement un chef-d’œuvre. (Je ne citerai pas son nom pour qu’une vanité nouvelle ne l’empêche pas de poursuivre son euh travail.)

Voici ce que dit ce monsieur. D’abord, il formule gravement les deux « idées » citées plus haut. Puis : « Il est clair que quelqu’un nourrit une haine profonde envers les Etats- Unis ». Texto. Je ne sais pas si vous saisissez l’audace de la proposition.

Puis il développe. Je vais résumer. Premièrement : l’événement a eu lieu, aussi stupéfiant que cela puisse paraître. Deuxièmement, les gens qui ont fait ça étaient capables de le faire, il ne faut pas se voiler la face. Troisièmement : c’était à prévoir, quoiqu’on ait été surpris. C’est-à-dire que c’était à prévoir mais que ça n’a pas été prévu, même par les spécialistes en prévision, dont le signataire du texte lui-même.

Ensuite -lecteurs, abandonnez vos idées simples-, il va se passer quelque chose, c’est sûr, car « les Etats- Unis ne peuvent pas rester inactifs ». Mais attention, bande d’andouilles, « il ne faudra pas se tromper de cible ! »

Et ainsi de suite. Bref, ce monsieur exprime la vasitude vaseuse de gens qui -c’est bien normal, d’ailleurs- n’ont strictement rien à dire. Voici un exemple. Lorsqu’il affirme, avec une clairvoyance dont vous n’êtes pas capables -et c’est pour cela que vous n’êtes pas directeur comme lui- que « tout cela aura des répercussions profondes », imaginez-le qui mord longuement son crayon entre ses dents. Il hésite : dois-je écrire incalculables ? Non. Il choisit profondes. C’est un casse-tête pour spécialistes, vous savez.

1) Y aura-t-il des répercussions ? Là, il a opté pour le oui ; où va-t-il chercher ça ?

2) Ces répercussions seront-elles superficielles ? Bien sûr que non ! il choisit profondes. Au lieu de ricaner, vous devriez apprendre ce qu’il dit, ça vous aiderait à cheminer dans le désastre du monde.

Posons des questions, à notre tour. Combien de chercheurs employons-nous pour chercher ça ? Combien sont-ils payés ? Ont-ils les trente-cinq heures ? S’ils sont si utiles, pourquoi l’ennemi ne les attaque-t-il pas, eux ? Autant de mystères.

Autre problème : dans la mesure où ceux qui devaient voir arriver le danger n’ont rien vu, et ceux qui devaient le commenter ensuite n’ont rien à dire de sensé, de quelle civilisation occidentale parle-t-on ?

Enfin, est-ce qu’un planton posté n’importe où avec une simple moustache n’aurait pas pu faire mieux ? Vous me répondrez que la moustache ne suffit pas. Oui, mais il y a, il ne faudrait pas l’oublier, la tagadactactique du gendarme, arme première et défense ultime de l’être humain qui est d’avoir, avant tout, les yeux en face des trous.


Jacques Bertin

 
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