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Procès en diffamation : une leçon du {Monde}

" Le prix de l’indépendance "

Le 29 janvier 1997, Le Monde était condamné à payer 200 000 francs à Jean-Luc Lagardère, PDG de Matra-Hachette, pour l’avoir diffamé en annonçant à tort (dans l’édition des 3-4 novembre 1996) qu’il était mis en examen pour escroquerie [1]. Le Monde daté 31 janvier 1997 accorde à cette affaire une place exceptionnelle pour un procès de presse : les deux-tiers de sa dernière page. Après un exposé des faits et des arguments échangés devant les juges, un tiers de la page est occupé par un " éditorial " de Jean-Marie Colombani, intitulé " Le Prix de l’indépendance ". Plusieurs passages de cette sorte de " leçon de droit de la presse en démocratie " méritent d’être cités, alors que Le Monde assigne en diffamation les auteurs et l’éditeur de La Face cachée du Monde, leur réclamant 1 million d’euros, par la voie d’une procédure au civil et non au pénal (laquelle ne vise " que les seuls passages " qui, selon les dirigeants du Monde, " leur imputent une participation à une infraction pénale "). Extraits.

Le prix de l’indépendance

[...] Loin d’être un privilège des journalistes, celle-ci [la liberté de la presse] est le prolongement d’un droit fondamental des citoyens. " Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression ", énonce la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, reprenant l’héritage de la Déclaration de 1789 qui solennisait la "libre communication des pensées et des opinions ". La presse n’est libre que parce que la démocratie appelle un espace public pluraliste et conflictuel, où les idées, les informations et les opinions s’échangent et se confrontent librement.

Si l’on rappelle cette évidence, ce n’est pas par corporatisme, mais pour bien faire comprendre ce qui se joue dans tout procès de presse. Le droit est ici le modérateur et l’arbitre d’un conflit entre plusieurs principes démocratiques. Droit contre droit, les juges sont appelés à définir l’espace où se croisent liberté et responsabilité - liberté d’expression et droit de la personne, notamment. De jugements en arrêts, ils le font sur la base d’un texte fondateur, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Mais ils ne se contentent pas d’énoncer ce que proclame le droit ni de constater l’indiscutable : fragile et délicat, le droit de la presse ne porte pas, en lui-même, d’évidentes réponses. Il est d’abord, ainsi que l’ont souligné en 1989, dans un ouvrage commun, un magistrat, Philippe Bilger, et un avocat, Bernard Prévost, " un droit d’interprétation ".

La jurisprudence, telle que la façonnent les juges, infléchit le droit. [...] Il est arrivé que des magistrats donnent raison à la presse contre l’institution judiciaire elle-même, reconnaissant la vérité de faits délictuels révélés dans nos colonnes mais dont la justice n’a jamais condamné leur auteur.

[...] Excessif et exceptionnel, [le jugement rendu par la première chambre du tribunal de Paris] crée un précédent dangereux pour la liberté d’informer [2]. [...] En nous condamnant, deux mois et demi après les faits, à des dommages et intérêts faramineux, il frappe à la caisse un quotidien non seulement indépendant mais qui s’efforce, dans un métier qui ne relève pas des sciences exactes, de respecter quelques règles déontologiques élémentaires [...]

A ces trois raisons s’en ajoute une autre, dont les magistrats ne sont évidemment pas responsables : ce détournement de l’esprit de la loi sur la presse que constitue le recours au procès civil, où seuls les avocats des parties plaident sur le dossier. Dans un jeu non seulement normal mais loyal, un procès de presse se plaide d’abord au pénal, où témoins et prévenus peuvent être entendus et questionnés, la procédure civile n’intervenant qu’en complément, au titre des dommages et intérêts. Or, de plus en plus, le jeu est faussé par la multiplication des poursuites au civil qui ne permettent pas un ample débat contradictoire. [...]

L’indépendance a un prix que nous payons donc au prix fort. [...]

J.-M. C.

Le Monde (31 janvier 1997)


Le médiateur du Monde, Thomas Ferenczi, dans sa chronique des 9-10 février 1997, titrée " La part du risque ", signale que " de nombreux lecteurs nous ont assurés de leur sympathie après la lourde condamnation de notre journal pour diffamation envers Jean-Luc Lagardère (...) La plupart de nos correspondants se disent solidaires de la position exposée par Jean-Marie Colombani. (...)
" Une minorité de lecteurs (...) expriment au contraire leur désaccord avec l’article de notre directeur. Ces correspondants considèrent que la liberté d’informer n’entraîne pas le droit à l’erreur et que Le Monde paie le juste prix de sa faute. Ceux-là soulignent que notre journal a péché par précipitation, oubliant que le souci du scoop doit s’effacer, s’il y a le moindre doute, devant le nécessaire rspect des personnes.
Le médiateur s’associe pleinement à la position exprimée par Jean-Marie Colombani. Il n’en est pas moins sensible aux arguments développés par ses contradicteurs.
(...) "

 
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Notes

[1Depuis, le groupe Le Monde s’est réconcilié avec Matra-Hachette.

[2Tous les passages soulignés dans cette page le sont par Acrimed.

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