A la toute fin de l’incroyable déballage médiatico-politique sur la laïcité, l’hebdomadaire Elle, fer de lance du Groupe HFM (filiale du groupe Lagardére) a pris fermement pris position pour une loi contre le voile islamique. Dans son numéro du 8 décembre 2003, Elle, se targuant de féminisme, lance, au nom de l’égalité entre les sexes, appel et pétition. Une audace militante qui dans la presse féminine n’avait quasiment plus cours depuis presque vingt ans.
Aujourd’hui, les féminins, non contents d’avoir participé activement au discrédit du féminisme, qualifié dans leurs propres colonnes, d’excessif, de ringard et totalement dépassé, véhiculent tous un anti féminisme plus ou moins subtil : Affirmant d’un côté que les femmes ont bel et bien tout gagné et ne cessant de l’autre de leur vanter les charmes indispensables d’une féminité d’apparence qui se vend et qui s’achète. La mise en scène d’une femme re-féminisée, la nouvelle » femme objet, excessivement individualiste, nécessairement toujours belle, jeune, mince, sexy et néanmoins obligatoirement mère et active, a permis aux féminins de faire une quasi omerta sur toutes les inégalités, les discriminations qu’elles subissent encore aujourd’hui. Avec et y compris la non application des lois (celle de la parité comme celles sur l’égalité professionnelle) pourtant votées en faveur des femmes. Un « backlash » qui frappe les acquis des femmes.
Alors quand ce 8 décembre 2003, le magazine Elle prétend, au nom de l’égalité entre les sexes, s’engager contre le voile islamique, on est en droit de s’interroger sur la légitimité de ce média à parler au nom du féminisme, sur les méthodes et les techniques qu’il emploie pour mener sa campagne ainsi que sur la cause qu’il entend défendre.
Une mise en scène (et en page) publicitaire
Pas de femmes voilées ni de titres fracassants .... En France, pour lancer sa campagne contre le voile le magazine Elle a misé sur une couverture aussi « féminisée » et ultra sexy qu’à l’ordinaire. Fond rose, vamp aguicheuse en boucles brunes, rouge à lèvres et satin fushia, avec annonces pour des « parfums » qui « nous subliment », pour des conseils et astuces censés « déjouer la fatigue et doper son moral » et, en guise de cadeau, un jeu de taro afin de connaître sur son avenir ! Au milieu de ce fatras de féminité régressive, sous le bras blanc et nu de la brune irrésistible, un autre titre est tout aussi elliptique : « Droit des femmes et voile islamique. Notre appel à Jacques Chirac. »
Comme pour une publicité, ces deux slogans, sans info véritable, évoquent un « sentiment » de féminisme vague et très sage puisqu’il se place, d’entrée de jeu, sous la plus haute autorité, masculine, de ce pays.
A l’intérieur du magazine aussi, la campagne lancée par Elle démarre dans le respect de l’autorité, celui de son « cahier des charges » vis à vis de ses annonceurs. Comme d’habitude, le sommaire est coincé entre quatre pages de pub (parfums Chanel, montre Cartier, parfums Stella Mc Cartney). Et ensuite, ensuite seulement, viennent les trois pages consacrées à la campagne. Trois pages, rien que de la typo sobre, sans pub ni photo. Exceptionnel.
Le titre de l’éditorial et de la double page qui suit est clair : « Elle s’engage ». Ainsi, ce ne sont plus les femmes (comme en 1971 lors du manifeste des 343 salopes en faveur de l’avortement ) aujourd’hui c’est bien Elle, au singulier, Elle la marque qui, magnifiquement mise en valeur, s’engage.
Campagne contre le voile ou propagande à peine voilée ?
Langue de bois, désinformation, dramatisation, diabolisation forment le corps l’éditorial du journal. Une stratégie de communication classique, bien connue du monde politique, commercial et publicitaire.
Pour tisser de la complicité avec ses lectrices, le magazine Elle a fait disparaître Jacques Chirac du titre de l’éditoriral qui n’affiche plus que « Elle s’engage » et affirme : « Les droits des femmes ne sont jamais aussi bien défendus que par les femmes elles-mêmes. » Jouant de la confusion entre le Nous Elle et nous « Femmes et lectrices », Elle fait comme si ce magazine n’était qu’un journal fait par et pour les femmes : « A chaque fois qu’il a fallu se battre pour défendre notre droit à l’émancipation, notre droit à disposer librement de notre corps, notre droit à la contraception ou à l’avortement, nous l’avons fait. » Un journal quasi « féministe et militant », mais qui prend bien soin de passer sous silence, l’importance et le poids stratégique de ses annonceurs, les réalités « industrielles » de son développement sur un marché mondial hyper concurrentiel ainsi que les réalités et les enjeux économiques du très puissant et rentable groupe industriel dont il fait partie (HFM filiale du groupe Lagardère)
Non, le média Elle, vu par Elle, ce serait les femmes, toutes les femmes « libérées » par le féminisme des années 70. Un magazine qui se bat pour des principes et des valeurs, au mépris des réalités ! : « En réaffirmant les principes, en nous battant pour les valeurs de progrès, d’égalité et de démocratie. »
Comment, fin 2003, un magazine qui déclare défendre les droits des femmes, peut-il occulter les discriminations et les inégalités sociales des femmes, voilées ou non d’aujourd’hui. ? Comment ose-t-il écrire « C’est donc au nom du principe, non négociable, de l’égalité des sexes qu’il faut s’opposer au voile islamique à l’ ’école et dans l’administration en demandant une loi » ? Alors même que ce principe n’est pas respecté et qu’à tous les niveaux, (rémunération, carrière, accès au pouvoir économique et politique, répartition des tâches, violences sexuelles...) dans notre pays « de progrès, d’égalité et de démocratie » comme dit Elle, il règne une profonde inégalité au détriment des femmes.
Et pourquoi faire de la surenchère et susciter des peurs fantasmées sur le problème du voile islamique ? Comment les dizaines ou centaines de femmes voilées, victimes et opprimées, pourraient-elles mettre en danger notre République ? « Nous espérons que vous serez nombreuses à nous rejoindre pour défendre ensemble la République qui est la notre : celle de l’égalité des sexes, de l’égalité des droits et des chances pour tous. » Pourquoi s’en tenir à une république mythique ? Pourquoi faire miroiter les avantages supposés quasi miraculeux d’une loi contre le voile : « un loi -symbole signal fort que la République enverra à toutes les femmes de ce pays pour réaffirmer clairement que l’Etat reste garant des droits pour lesquels nous nous sommes battues »
Dans son éditorial, le magazine Elle n’a cherché ni à informer, ni à convaincre ses lectrices. Il a mis en place un dispositif de pression psychologique pour influencer. Elle a utilisé les armes de la propagande à l’encontre de ses lectrices.
Faux féminisme et vraies manoeuvres dilatoires
Finalement le droit des femmes vu par magazine Elle n’est qu’un leurre qui sert à masquer les réalités de la France, de notre république d’aujourd’hui et celles dans lesquelles se débattent les femmes non pas « musulmanes », mais un grand nombre de françaises et encore plus de françaises d’origine étrangère, arabes et maghrébines comprises. Un leurre qui, en se plaçant du côté du mythe et du symbolique, joue à l’attrape-nigaud.
Un attrape-nigaud qui fait semblant de croire, qu’en dehors du voile islamique qui la menace, notre république serait celle de l’égalité des sexes, des droits et des chances pour tous.
Un attrape nigaud qui fait semblant d’évacuer les religions, alors qu’elles sont au centre du débat sur la laïcité. Et qui fait semblant de ne pas s’en prendre à l’Islam, alors que le voile s’il est sexiste est aussi islamique. « De quoi parle-t-on ?, reprend Elle. De religion « soluble » ou pas dans la République, de signes « ostentatoires » ou visibles, d’un principe laïque que chacun récupère pour sa chapelle...Bref, de tout sauf de l’essentiel : le voile n’est pas un symbole religieux, mais bien le marquage d’un sexe par l’autre. » Un attrape-nigaud, enfin, qui rêve qu’en chassant le voile, il chassera du même coup, les problèmes que le port du voile révèle et montre.
Ce droit inventé par Elle est formaté pour protéger une république qui ne fait pas son boulot vis à vis des femmes, qui n’applique pas les lois censées les protéger, qui ne se bat pas contre les discriminations qui les touchent, qui ne protège ni les plus discriminées, ni plus démunies, ni les plus exclues. Faux féminisme et manœuvres dilatoires, peut-on encore croire à la bonne foi « féministe » du magazine Elle ?
L’alchimie miraculeuse du magazine Elle
Dans sa « lettre aux associés », d’octobre 2003, le groupe Lagardère parle avec enthousiasme de l’« alchimie miraculeuse » du magazine Elle. Miracle sans aucun doute, puisque Elle parvient, encore et toujours, à se faire passer pour doucement « féministe » auprès de ses lectrices, sans jamais pour autant ni déranger ni nuire au développement des grandes marques de luxe, de mode et de beauté qui la font vivre. Un numéro d’acrobatie particulièrement délicat, qui repose sur l’affirmation d’un mythe, celui de la « femme libérée » : une femme qui bosse et qui consomme. Une femme, corps et accessoires, re-féminisée, conformément aux rêves des plus machos des hommes, mais aussi à ceux des consommatrices CSP+ et ++ , la cible favorite des annonceurs, de parfums, de mode et de produits de beauté qui hantent les pages du magazine.
Cette semaine là, dans le magazine Elle en lutte contre le voile, les « femmes libérées » étaient « irrésistibles », « séduisantes », « parfumées », « débutantes » ou « mariées », et comme toujours « dépendantes », soumises au dictats de la mode et de la beauté, matraqués dans les articles comme dans les pubs.
Cette semaine là, dans le magazine Elle en lutte contre le voile, deux pages étaient consacrées au « droit à l’IVG menacé ». Bravo. Mais pourquoi est-ce toujours et uniquement du côté du corps et de la sexualité qu’Elle s’alarme pour les femmes ? En revanche, en ce qui concerne les conditions sociales de vie des femmes il y a longtemps que Elle a laissé tomber les luttes et les femmes. Dans l’éditorial qui recense les droits des femmes, pas un mot sur deux lois qui, censées rétablir l’égalité des femmes en politique (la loi sur la parité) et dans le monde du travail (les lois sur l’égalité professionnelle), n’ont pas encore réussi à être appliquées
Rien, jamais une pétition, un appel à Jacques Chirac ou une mobilisation collective contre les discriminations sexuelles sur le marché du travail et dans l’emploi. Rien, jamais une pétition, un appel à Jacques Chirac ou une mobilisation collective pour s’indigner du tour de passe-passe des partis politiques, tous confondus, qui préfèrent payer de substantielles amendes plutôt que d’appliquer la très récente loi sur la parité.
Trop peur de détourner les femmes soit disant libérées de leur devoir de beauté ? Trop peur de faillir à la mission essentielle et vitale du journal, définie par Gérald de Roquemaurel PDG d’HFM : être et de demeurer « le meilleur ambassadeur de l’industrie française de luxe sur tous les continents » Car aujourd’hui, Elle ce n’est pas seulement un magazine. Fort de ses 35 éditions étrangères, de ses multiples déclinaisons (Elle -Girl, Elle-table, Elle-déco) et de sa centaine de licences de produits dérivés griffés Elle est devenu un véritable empire. Un empire qui se bat et fructifie sur le plan international.
Alors finalement les campagnes anti voile, ne seraient-elles pas le meilleur moyen pour la marque Elle de se payer une cure de « féminisme » à bon compte ?
Les campagnes anti voile, c’est bon pour la marque
En avril 2001, lors de sa première opération anti voile, le magazine Elle avait fait un malheur avec les Afghanes. Femme en burka bleue, tchadri grillagé et petite fille en rouge vermillon sur fond vert amande, accompagnées du slogan « Le martyre des femmes afghanes, refusons l’indifférence ». Cette couverture de Elle, sublime, pathétique et magnifique a fait le tour du monde et a été primée meilleure couverture de presse en 2001.
Succès remarqué, par les femmes, les lectrices du monde entier et mission accomplie vis à vis du groupe industriel et des annonceurs clefs dont dépend le magazine. En effet, quand, sous des motifs humanitaires, moraux et égalitaires, le magazine Elle s’engage contre le voile, en creux il contribue, toujours et encore, à promouvoir et vendre l’image de la « femme libérée » et furieusement occidentale C’est à dire, blanche, belle, mince, jeune, sexy et séductrice. Une mission « civilisatrice » pour le plus grand bonheur des marques ! Si bien qu’après les afghanes et avant les femmes voilées françaises, Elle a consacré deux de ses dossiers aux femmes Algériennes puis Bosniaques.
Sous la « libération », l’exclusion !
« Ce qui nous choque surtout, c’est la négation d’un sexe par l’autre », résumait en 2001, Marie Françoise Colombani, éditorialiste à Elle. Sera-t-elle choquée le jour où elle s’apercevra que dans l’univers féminin du magazine Elle, la négation de certaines femmes est faite par d’autres femmes ?
Dans l’ours du numéro du 8 décembre 2003 cherchez le nombre de femmes à patronymes non occidentaux ? Et à l’intérieur du magazine, cette semaine là, sur un total de 176 femmes photographiées (pub, mode, beauté, articles et people comprises) il n’y avait que 14 photos de femmes non blanches. Le plus accablant c’est que parmi ces 14 femmes cinq sont voilées ! Pas pour appuyer la fameuse campagne anti voile du journal. Ah non, pas du tout. Au contraire, ces voilées là, n’ont manifestement choqué personne à Elle. Pourtant comme les Afghanes, les algériennes, les bosniaques et les françaises voilées, ces Marocaines subissent bien la « négation de leur sexe par l’autre ». Oui mais celles-ci illustraient les pages tourisme. Et pour vendre du Maroc typique et « miraculeusement préservé » quoi de mieux que des femmes portant le voile symbole de l’oppression patriarcale, de « l’obscurantisme et du fondamentalisme » ?
En dépit de ces vigoureuses prises de positions en faveur de l’égalité entre les sexes, (à l’instar de notre belle république !) le magazine Elle s’est détourné des problèmes complexes que vivent les femmes d’aujourd’hui. Ni porte parole, ni relais, il ne sait et ne fait plus que leur imposer une seule et unique solution : se conformer au mythe de la femme occidentale soit disant libérée. Une impasse pour toutes celles qui n’acceptent, ne veulent ou ne peuvent s’y reconnaître. Et qui peut déboucher parfois... sur une prise de voile !
Et si pour s’opposer au voile, Elle et tous les « féminins » ne devaient pas, d’abord et avant tout, faire du journalisme, c’est à dire informer et traquer toutes les discriminations auxquelles se heurtent les femmes, françaises ou non, voilées ou pas, d’aujourd’hui.