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Le groupe Amaury condamné pour avoir abusivement « évincé » Le 10 sport

par David Garcia,

Pour la première fois dans l’Histoire - avec un grand H ?-, un média français a été reconnu coupable de violation du sacro-saint principe de « concurrence libre et non faussée » : par un arrêt du 1er mars 2017 de la Cour de cassation. Abusant de sa position dominante, le groupe Amaury, propriétaire de L’Équipe, - en situation de monopole depuis le 28 février 1946 - a délibérément violé ce fondement de la construction européenne telle qu’elle va, en évinçant, en 2008, par des moyens condamnables un concurrent : Le 10 sport. Or ce n’était pas la première fois que le groupe Amaury évinçait un concurrent de manière discutable. En 1988, déjà, Le Sport déposait les armes au terme d’une guerre perdue d’avance. Mais si le groupe Amaury doit se résigner à la perte de 3,5 millions d’euros -montant de l’amende infligée en première instance - le monopole de L’Équipe demeure. Incontesté. Et surtout incontestable, au sens littéral du terme.

Le groupe Amaury contre 10 sport

Rappel des faits. Nous sommes en 2008. Apprenant le lancement imminent d’un concurrent de L’Équipe - Le 10 sport -, le groupe Amaury prépare une riposte baptisée en interne « plan Shangaï ». Trois scénarios sont alors envisagés : l’absence de réaction, l’amélioration de L’Équipe, et le lancement d’un nouveau quotidien pour faire pièce au 10 sport. Cette dernière solution quoique la plus coûteuse économiquement, est cependant choisie. Saisie par les enquêteurs judiciaires, une note du directeur général adjoint du Parisien - à l’époque, propriété du groupe Amaury - atteste l’objectif d’une offensive qui fleure bon la guerre commerciale à outrance : l’éviction de l’empêcheur de monopoliser en rond.

Le 3 novembre 2008, un nouveau quotidien sportif sort en kiosque. Format tabloïd, tarif modique (50 centimes d’euros), Le 10 sport ambitionne de bousculer L’Équipe, intouchable depuis plus de soixante ans. Adossé au groupe NextRadio, actionnaire à hauteur de 34 %, le journal s’appuie sur les consultants et journalistes de RMC.

Mais le même jour, un autre quotidien sportif paraît : Aujourd’hui Sport. Même format, même prix, il appartient... au groupe Amaury. En arrivant à leur poste de travail, le premier jour, les journalistes d’« AS » trouvent un sympathique cadeau de bienvenue : un tee shirt siglé « T 10 ». Comme « tuer Le 10 sport ».

Le décor est planté. La suite des opérations sera conforme à l’objectif initial. Pris en étau entre L’Équipe et Aujourd’hui Sport, confronté à l’offensive d’un groupe implanté de longue date, doté au surplus d’une armada commerciale infiniment supérieure, Le 10 sport voit sa diffusion s’éroder irrémédiablement. Exsangue financièrement, Michel Moulin annonce un changement de périodicité. Moins de cinq mois après sa création, Le 10 sport devient un hebdomadaire. Le 19 mai 2009, Michel Moulin dépose plainte pour « entrave à la libre concurrence ». Avec succès, comme on l’a vu. « Si l’existence d’une position dominante n’implique en soi aucun reproche, cette situation impose à l’entreprise concernée une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée sur le marché intérieur de l’Union européenne  », exposera la Cour de cassation, comme on ânonne une prière dans le désert.

Au-delà de la problématique strictement économique, le bilan éditorial de la bataille de Shangaï n’est guère reluisant. Surenchérissant dans l’actualité spectacle, à coups d’articles rédigés à la hâte sur les rumeurs du « mercato » et autres potins people, Le 10 sport et Aujourd’hui Sport n’ont apporté aucun renouvellement journalistique de fond. Sauf à considérer le nivellement par le bas comme un progrès. Preuve, si besoin était, que la concurrence, ou pseudo concurrence, ne renforce pas nécessairement le pluralisme de l’information. Et sans vouloir pour autant - loin de nous cette idée - promouvoir le modèle monopolistique, en l’espèce celui de L’Équipe, dont Acrimed a maintes fois souligné les nombreux inconvénients.

Un précédent : le groupe Amaury contre le Sport

Procédure judiciaire en moins, ce dénouement rappelle l’aventure éphémère du Sport. Intitulé « pas de pitié pour la concurrence », un chapitre de La face cachée de L’Équipe [1] analyse le dispositif mis en place par le groupe Amaury pour éliminer son rival. À l’époque, déjà, la France ne disposait que d’un seul quotidien, quand l’Italie en comptait trois et l’Espagne deux ; la Grande-Bretagne et l’Allemagne ayant une presse populaire forte et largement consacrée au sport. « Cette situation de monopole a semblé absurde et la création du Sport paraissait légitime », expliquait Eric Brame, ancien directeur publicitaire du Sport [2].

Légitime, peut-être, mais accueillie assez peu confraternellement par les dirigeants de L’Équipe. « Tuez Le Sport ». C’est écrit en toutes les lettres sur des pancartes ornant les murs de la rédaction. Un mot d’ordre façon opération commando estampillé Jean-Pierre Courcol, le directeur général de L’Équipe, qui profite de l’opération commando pour accélérer la mutation du quotidien. Le slogan servira à nouveau… Comme par hasard, la nouvelle formule programmée depuis l’année précédente atterrit dans les kiosques le 12 septembre 1987. Soit le même jour que le numéro un du Sport.

Côté coulisses aussi, L’Équipe et la famille Amaury font le nécessaire pour couper les ailes du Sport. « L’Équipe multiplie les coups en faisant pression sur les imprimeries de province pour que le Sport arrive en retard aux kiosques », assure Éric Brame [3]. Travaillés au corps par les commerciaux d’Amaury, moult kiosquiers prennent le parti du vaisseau amiral L’Équipe et de sa flotte secondaire, France Football et Vélo. Le calcul est vite fait. Une débâcle, voire une disparition des deux titres majeurs que sont L’Équipe et France Football, entraînerait un manque à gagner que ne compenserait pas un hypothétique succès du Sport. « Parfois on arrivait dans un kiosque en fin de matinée et le paquet d’exemplaires du Sport n’était même pas ouvert », rapporte Éric Maitrot, ancien journaliste de L’Équipe et du Sport [4].

Pas en reste, le patron du groupe éponyme, Philippe Amaury, apporte sa contribution à cette entreprise générale de déstabilisation. Discrètement, il persuade le PDG de Paribas, Michel François-Poncet, qui siège comme lui au conseil d’administration de M6, de renoncer à sa participation au Sport. Première d’une longue liste de défections fatales. L’aventure s’achève le 29 juin 1988. Porté par d’anciens journalistes de L’Équipe, le Sport avait une tout autre allure que son lointain successeur « low cost ». Privilégiant un traitement « magazine » de l’actualité quotidienne, il se voulait une déclinaison de Libération, inventeur dans les années 80 d’un ton journalistique à la fois critique et caustique en matière de sport.

Noble ambition fracassée. Mais pas pour tout le monde. Quelques années plus tard, la rédaction en chef du Sport fera une belle carrière. Jérôme Bureau et Gérard Ejnès deviendront respectivement directeur de la rédaction et directeur de la rédaction adjoint de L’Équipe. Éternelle récupération de la contestation, fût-elle commerciale, et d’autant plus irrésistible qu’elle émane d’un monopole tout puissant.

* * *

À l’évidence, les faits portés à la connaissance du public par la Cour de cassation, par son arrêt du 1er mars 2017 dans l’affaire Le 10 sport, sont d’une extrême gravité. En tout cas à l’aune d’une certaine idéologie dominante à l’échelle du Vieux continent, et même un peu au-delà. « Historique », « renversant », « pour l’éternité », voire « inqualifiable » ! Dignes des manchettes d’anthologie de L’Équipe, ces qualificatifs rafraîchissants auraient été à la hauteur de l’événement. Dommage que les habituels gardiens médiatiques de l’orthodoxie libérale soient restés étrangement muets. Pas d’appel de « une » à l’horizon, ni même l’ombre d’un sondage sollicitant l’avis des Français sur « la distorsion de concurrence dans la presse quotidienne sportive », au lendemain de cet arrêt « sans précédent ». La faute à l’élection présidentielle, mère de toutes les « actus » ? Au légendaire corporatisme des journalistes ? Ou parce que la victime de ces odieuses pratiques anti-concurrentielles, Le 10 sport, appartient à un obscur homme d’affaires – un certain Michel Moulin ? Il y avait de quoi s’émouvoir, pourtant.

David Garcia

 
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Notes

[1La face cachée de L’Équipe, David Garcia, Danger public, 2008.

[2Ibid.

[3Ibid.

[4Ibid.

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