« Je suis démocrate-chrétien et je n’ai aucun projet idéologique, […] je suis tout doux et débonnaire, pas du tout un Attila [1] » affirme Vincent Bolloré, le 13 mars 2024, devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale. Le milliardaire y assure que les « contenus du groupe Canal+ n’ont qu’un objectif : servir ses abonnés et ses téléspectateurs ». Ou encore que « CNews est un succès parce que CNews raconte la vérité, reçoit tout le monde, du moins ceux qui le souhaitent, et offre un espace de liberté ». La vérité est une matière très malléable pour ce grand patron, huitième fortune française, qui se garde bien de confirmer un quelconque projet idéologique. À l’écouter, l’industriel ne serait qu’un simple patron libéral comme il y en a tant. Son entrée dans les médias ? Elle ne serait mue que par les perspectives financières : « le secteur des médias est le deuxième secteur d’activité le plus rentable du monde, après le luxe », dit-il encore à la commission. Et s’il s’est vu affubler par une presse hostile du qualificatif « d’extrême droite », c’est pour la simple raison qu’il « [met] fin à une fête » à Canal+ où « le champagne coulait à flots » en 2014- 2015, ce qui déplairait à une certaine intelligentsia proche des milieux de la culture qui chercherait à lui nuire. Pourtant, ces dernières années, Vincent Bolloré a fait entrer son empire médiatique dans une bataille culturelle, au sens gramscien du terme. Son projet, longtemps caché, se dessine ainsi de plus en plus nettement.
Bolloré, combattant civilisationnel
Au fil des années, Bolloré a troqué son costume de parfait patron pour celui de combattant civilisationnel. Sa mission ? Défendre une France qu’il fantasme menacée par un islam radicalisé, un wokisme dégénéré, une modernité contraire aux grandes valeurs françaises, ou encore par la bien-pensance d’une gauche qui musellerait les voix critiques. Dramatisation d’une nation au bord d’un péril identitaire et existentiel, agitation des passions et des peurs, désignation de boucs émissaires (immigrés, LGBTQ+, écologistes, bobos, etc.) et mobilisation du « bon sens » autorisent dès lors toutes les surenchères.
« Je me sers de mes médias pour mener un combat civilisationnel », déclare-t-il en petit comité, selon Vincent Beaufils, directeur de Challenges. Pour mener ce combat à bien, Bolloré peut compter sur de fidèles destriers, présentateurs et éditorialistes, qui lui sont d’autant plus loyaux que le milliardaire les protège, les rémunère grassement ou leur offre l’occasion de relancer une carrière en berne. Lors de ses auditions parlementaires, le milliardaire s’est souvent défendu d’avoir fait un choix idéologique en recrutant Éric Zemmour. Ce journaliste politique n’était-il pas déjà employé par des médias très respectables avant de rejoindre sa chaîne d’information ? On pouvait en effet le retrouver dans Le Figaro, France 2, RTL, I-Télé, Canal+, Paris Première et M6. Déjà, il parlait d’« invasion » ou d’« envahisseurs » à propos des migrants. Et il faisait la promotion de ses livres sur toutes les antennes. En février 2015, avant l’arrivée de Bolloré, le groupe Canal+ avait décidé de suspendre sa participation à la chaîne après ses propos tenus dans le Corriere della Sera parlant de « déportation » de musulmans de France – un terme qu’Éric Zemmour nie avoir prononcé, lui préférant celui de « remigration » – et d’un avenir de « chaos » et de « guerre civile » lié à « cette situation d’un peuple dans le peuple ». On le voit, celui que la presse appelait encore frileusement le « polémiste » n’a pas attendu Bolloré pour révéler son vrai visage. Ce qui prouve deux choses : les médias français avaient déjà commencé à promouvoir des idées réactionnaires ; et c’est bien en connaissance de cause qu’Éric Zemmour a été recruté par Bolloré.
La différence entre Bolloré et les autres patrons de médias qui l’ont précédé ne tient pas tant au message diffusé par Éric Zemmour – il reste à peu près le même dans le fond chez le chroniqueur de Face à l’info sur CNews – qu’à la capacité de l’homme d’affaires à résister aux « campagnes de presse » contre son protégé et à faire fi des condamnations judiciaires. En septembre 2020, l’éditorialiste est condamné en première instance pour injures publiques et provocation à la haine raciale après ses propos tenus à la convention de la droite le 28 septembre 2019. Un jugement confirmé en cassation par la cour d’appel en 2024. C’est sur LCI, qui retransmettait alors la convention en direct, qu’on a pu entendre ses propos comparant les immigrés à des « colonisateurs » et parlant d’« islamisation de la rue », utilisant le voile et la djellaba comme « les uniformes d’une armée d’occupation ». Une fois arrivé sur CNews, il ne varie pas de registre mais monte d’un cran dans les outrances racistes en affirmant à propos des mineurs étrangers que ce sont des « voleurs », des « assassins » et des « violeurs », ce qui lui vaut en janvier 2022 une condamnation pour provocation à la haine et injure raciale. Jusqu’à l’officialisation de son entrée dans la course à l’élection présidentielle, le 30 novembre 2021, Éric Zemmour a toutefois pu compter sur un soutien à toute épreuve de celui qui l’appelle, dans un signifiant lapsus lors de son audition au Sénat un mois et demi plus tard, « président de la République ». « Je sais que, pour en avoir discuté avec lui, Vincent Bolloré est très conscient du danger de civilisation qui nous guette, de remplacement de civilisation », confiait Zemmour le 21 janvier 2022 sur LCI : « Il veut léguer à ses enfants et à ses petits-enfants la France qu’on lui a léguée. » Et c’est donc tout naturellement qu’il se sert des deux chaînes de Bolloré, CNews et C8, comme d’une rampe de lancement de sa future campagne électorale.
Avec sa faconde de journaliste sportif et son goût du spectacle d’ancien étudiant en art dramatique, Pascal Praud ne ménage pas non plus ses efforts pour s’intégrer parfaitement dans la boîte à musique de la maison Bolloré. Le 26 avril 2021, il fait la promotion sur CNews d’une tribune parue dans Valeurs actuelles et signée par une vingtaine de généraux factieux à la retraite qui accusent des « partisans haineux et fanatiques d’une guerre raciale », c’est-à-dire « l’islamisme » et les « hordes de banlieue », de vouloir le « délitement » de la France. Le présentateur s’en sortira avec une remontrance de la ministre des Armées Florence Parly (« C’est irresponsable ») et une mise en garde du CSA. À l’occasion des élections législatives de 2024, où Danièle Obono a été élue députée LFI par 64 % des voix, il reprend à son tour la théorie de Renaud Camus en déclarant que dans cette circonscription « on peut parler de grand remplacement ».
Le jour de l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier 2025, il exulte sur CNews cette « aspiration des Américains renvoie à celles des Français qui est sur beaucoup de points identique » : « Le camp du bien a perdu le monopole des idées, il ne contrôle plus le récit, la victoire de Trump porte un coup terrible au wokisme, au progressisme, à la pensée unique. Sa réussite – si réussite il y a – enterrera les idées les plus folles qui ont gangrené ces dernières années le débat public. » Il est vrai que Pascal Praud emprunte beaucoup au discours trumpien et parle comme sur Fox News, la chaîne ultraconservatrice aux États-Unis. « Folle », « dingue », « hystérique », peut-on entendre dans son émission du 6 mai 2019 à l’adresse de la militante écologiste Claire Nouvian qui lui demande si elle n’est pas dans une émission climatosceptique. Le titre du débat ? « Le "refroidissement" climatique ? » sous prétexte qu’il fait « moins trois degrés ce matin dans les Yvelines ». Le 18 septembre 2024, il entend défendre la « liberté d’expression » pour s’indigner dans le JDNews : « Amusez-vous à critiquer un rapport du GIEC ! La planète brûle. L’homme est responsable. C’est une vérité révélée. »
Le soutien des catholiques intégristes
Les idées de Vincent Bolloré sont aussi religieuses. Donateur et maître d’œuvre du foyer Jean Bosco, l’industriel est proche de son directeur, l’abbé Grimaud, qui passe pour son confesseur et conseiller spirituel. Est-ce auprès de lui que le Breton aurait trouvé cette qualité remarquable qu’il confesse sur sa pratique religieuse : « La religion catholique est formidable : je pèche, je me confesse, je recommence » ? (Le Monde, 25 juillet 2021). Toujours est-il que ce prêtre traditionaliste va influer sur les médias de Bolloré. En 2020, en plein Covid, le milliardaire rachète La France catholique, hebdomadaire dont le directeur de la rédaction est Aymeric Pourbaix, coordinateur, avec l’abbé conservateur, du « pèlerinage du monde des médias ». Ensemble, ils installent sur CNews puis, en 2024, sur Europe 1, l’émission dominicale En quête d’esprit. Militant contre la profanation des églises, la déchristianisation et l’avortement, il ne craint pas de consacrer des thématiques à l’œuvre du diable, comme ce 29 septembre 2024 où son programme est intitulé « Comment le démon agit dans le monde ? ». Entre deux écrans de publicité pour Castorama, Google ou Cartier, le père Duloisy, prêtre « exorciste » au diocèse de Paris, explique comment le tentateur nous détourne des grands principes chrétiens : « On achète des paires de chaussures plus qu’il n’en faut ou on joue en Bourse, on prend des dérivés du bonheur. » Aymeric Pourbaix se fait alors l’avocat du diable : « C’est un peu comme la publicité, le démon… » Réponse du spécialiste : « Ah ! Je pense que les écoles de commerce ont un grand talent pour vider votre porte-monnaie dans la direction où elles veulent vous envoyer pour augmenter votre consommation : au lieu de vous vendre un yaourt, on vous en vend douze. » Ni la régie publicitaire de CNews, ni l’agence Havas, ni le maître en opérations boursières Vincent Bolloré n’ont saisi l’Arcom devant une telle profanation…
L’émission ne se limite toutefois pas à ces joyaux de critique de la consommation et du capitalisme. Le 25 février 2024, une émission consacrée au droit à l’IVG présente à l’écran une infographie reprenant des chiffres du site Worldometer et faisant du recours à l’IVG « la première cause de mortalité dans le monde » avec « 73 millions en 2022, soit 52 % des décès ». « Pour le cancer, c’est 10 millions ; et pour le tabac, c’est 6,2 millions », ajoute le présentateur. Un point de vue délivré sans contradiction et nourri par des intervenants qui déploient en toute liberté et pendant 48 minutes des propos anti-IVG. De quoi mettre en cause l’honnêteté du traitement de l’information, même si la direction, devant le scandale déclenché par cette infographie, plaide l’erreur technique et présente ses excuses. Le même montage est pourtant diffusé une seconde fois malgré l’émoi suscité. Le rapporteur saisi par l’Arcom après 40 000 signalements décide d’abord de ne pas demander de sanctions compte tenu du fait qu’il s’agit d’une émission de débats dans une approche « philosophico-spirituelle », mais il engage le régulateur à « intervenir promptement et fermement en vue de réguler ces dérives de nature confessionnelle » peu respectueuses de la laïcité. La chaîne sera finalement condamnée par l’Arcom à payer 100 000 euros en novembre 2024.
C’est également pour diffuser un film contre l’avortement, Unplanned, produit par un studio évangélique américain proche de Donald Trump, que Bolloré utilise C8 en 2021. Mais c’est aussi aux innombrables messes et cérémonies liées au calendrier chrétien que l’on peut reconnaître l’empreinte d’une certaine tradition religieuse dans la programmation audiovisuelle de la chaîne. Le 15 août 2021, pas moins de douze heures sont consacrées à des programmes catholiques, un record pour une chaîne privée de la TNT qui dispose d’une fréquence gratuite concédée par la puissance publique. Ce jour-là, fête de Marie dans le calendrier chrétien, c’est Dominique Rey, évêque de Fréjus-Toulon qui célèbre la messe. Ce dernier autorise les prêtres de ses églises, comme à Saint-François-de-Paule dans le centre de Toulon, à refuser aux chrétiens la communion dès lors qu’ils ne veulent pas s’agenouiller devant l’hostie et ouvrir la bouche, comme le font les traditionalistes. L’évêque, qui faisait venir Marion Maréchal à une université d’été catholique en 2015, a dû démissionner à la demande du pape François dix ans plus tard après un audit sur son diocèse. Il reste très proche de Vincent Bolloré au point de pouvoir exprimer les convictions profondes de l’homme d’affaires dans La Croix : « Pour lui, une certaine vision de l’homme est aujourd’hui menacée » (12 novembre 2021).
Bolloré le catholique a peu en commun avec le chef de son Église, le souverain pontife, qui appelle à l’accueil des migrants en dénonçant un « nationalisme exagéré et agressif », les « tentations idéologiques ou populistes » ou encore « la réapparition de courants agressifs envers les étrangers ». Cela ne l’empêche pas de se réclamer du catholicisme et surtout de faire de la défense de « l’occident chrétien » le grand et dernier but de sa vie. En décembre 2024, dans la Revue des médias de l’INA, Dominique Greiner, le directeur général de Bayard Presse (groupe fondé par la congrégation des assomptionnistes), a dressé un tableau sombre mais lucide de la situation : « L’Église catholique se retrouve aujourd’hui en difficulté pour se positionner, notamment face à Vincent Bolloré et Pierre-Édouard Stérin. Ils polluent le débat par leur puissance économique et financière et promeuvent une forme du catholicisme. Qui n’est que ça : une forme du catholicisme. Très étroite, par ailleurs. Ils ont arrosé tous les mouvements de l’Église, qui aujourd’hui ne peuvent plus se passer de leurs fonds. »
Œuvrer à l’union des droites
Mais Bolloré cherche surtout à prendre part à des combats plus directement politiques et partisans. D’abord proche de Nicolas Sarkozy – qu’il a depuis nommé administrateur du groupe Lagardère, racheté par ses soins –, Vincent Bolloré encourage la candidature d’Éric Zemmour en 2022 avant de jouer la carte Marine Le Pen-Jordan Bardella contre le cordon sanitaire qui se met en place en juillet 2024.
Pour ses médias, ni le Rassemblement national ni même Reconquête n’appartiennent à ce que l’on appelle « l’extrême droite ». S’il considère Marine Le Pen comme trop sociale en raison de son programme de dépenses publiques en soutien à sa politique de préférence nationale, il voit d’un bon œil Jordan Bardella, président du RN, dont il apprécie la clarté du discours réactionnaire, la souplesse sur la question de l’âge de départ à la retraite (le président du RN a évoqué 66 ans pour ceux qui ont commencé à travailler à 24 ans) et « le virage libéral assumé qui place l’entreprise au cœur de son projet économique », comme le dit Éric Ciotti (Les Échos, 4 juillet 2024). Le milliardaire perçoit aussi le besoin d’appui du président du RN pour mener à bien son ambition.
Dès la dissolution surprise de l’Assemblée nationale en juin 2024, Bolloré fait entrer ses médias en campagne. L’objectif est d’abord de rejeter toute idée de « front républicain » contre le RN puis d’accoutumer l’opinion à l’idée qu’il n’y a pas d’alternative à une alliance avec cette formation politique. Dès le 10 juin, Éric Ciotti, alors président de LR, rend visite à Vincent Bolloré, avec lequel il déjeune une fois par mois à Paris, selon Le Monde, pour orchestrer son ralliement au RN. Après l’échec d’Éric Zemmour à l’élection présidentielle, le grand patron libéral-conservateur entend en effet promouvoir une formation défendant « l’occident chrétien » par son combat contre l’immigration et en faveur de l’ordre, tout en s’appuyant sur des politiques sensibles aux intérêts de l’argent et de ses affaires.
Sur les plateaux de CNews, Pascal Praud met alors en mots et en images les consignes de son président-actionnaire. « Éric Ciotti a écouté ses militants », vante-t-il, tout en raillant « les chefs à plumes des Républicains [qui] ont récusé cet accord au nom de la morale » et accusant la droite d’être « déconnectée du terrain, sans courage, sans idées et sans avenir, qui décidément ne comprend rien à rien, et surtout pas ses électeurs » (12 juin 2024). Quand il reçoit des figures traditionnelles de la droite restées fidèles à leur famille libérale, il ne manque d’ailleurs jamais d’interroger : « Mais puisque vous êtes d’accord avec Jordan Bardella sur l’immigration, pourquoi ne pas travailler avec lui [2] ? » Puis, il s’emploie à soutenir une ligne favorable à une alliance avec le RN sous les gouvernements successifs de Michel Barnier et de François Bayrou, en applaudissant les concessions faites pour complaire à ses représentants. « Cela ne s’appelle pas faire monter les enchères », déclare le 18 décembre le présentateur de L’Heure des pros pour saluer la qualité d’arbitre de l’héritière historique de l’extrême droite, « c’est faire ce que fait Marine Le Pen à juste titre. La logique serait le programme commun de la droite, ce qu’a fait Giorgia Meloni en Italie […]. À partir du moment où vous dites que le RN c’est des fascistes, vous aurez du mal à trouver une majorité ». La nomination de Michel Barnier l’intéresse aussi pour la place qu’y prend son ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, qui est qualifié de « vice-premier ministre » sur CNews. Laurence Ferrari se désole, quant à elle, du « psychodrame » créée par la direction non-ciottiste de LR. Les médias Bolloré tentent aussi de rabibocher Reconquête et le Rassemblement national, comme sur TPMP, devant plus de deux millions de téléspectateurs, le jeudi 13 juin, quand Cyril Hanouna téléphone en direct à Jordan Bardella et tend le téléphone à Sarah Knafo pour un appel à l’union.
Dans cette bataille pour l’union des droites, Bolloré ne ménage pas ses efforts. Il lance en urgence une nouvelle émission sur Europe 1, taillée sur mesure pour le présentateur phare de TPMP et laisse courir de fausses rumeurs sur le site du Journal du dimanche, vendredi 5 juillet [3], quelques heures seulement avant la fin de campagne, en affirmant que le gouvernement s’apprêterait à suspendre la loi sur l’immigration, ou qu’Emmanuel Macron songerait à un départ anticipé, deux rumeurs immédiatement démenties par l’exécutif.
Marie Bénilde, Le péril Bolloré, La Dispute, 2025, p. 67-78.