Le Monde ne manque pas de style
Le Monde vend (pour 8 euros) un "mille-feuille" intitulé Le Style du Monde qui, en 216 pages dresse le code professionnel et déontologique des journalistes du quotidien.
Cette bible, à la présentation dite "tête-bêche" que Le Monde semble décidément affectionner, comporte des choses aussi diverses que des instruments de travail pour les journalistes et des indications de forme ("abécédaire", "patronymes", "fiches pays", "sigles"), et - en retournant le pavé - des parties sur "la déontologie", "portrait d’un quotidien", "Le Monde en images", "la formule".
En fait, il s’agit d’une mise à jour du document que Le Monde remettait à ses visiteurs...
Mais la partie sur les règles prétendument suivies par la rédaction du Monde appellera
- une évaluation de leur pertinence
- une comparaison avec la pratique du Monde telle que les lecteurs peuvent la constater.
Au-delà donc de l’accès de narcissisme et de l’opération publicitaire, saluons cet exercice de "transparence". [1]
Le Monde et la lutte des classes mortifère
Dans l’éditorial du Monde daté du 27 février 2002, on peut lire ceci, sous le titre "Droits syndicaux" :
« Plusieurs grandes entreprises industrielles tournent actuellement une page peu glorieuse de leur passé social : celle de la discrimination syndicale. Renault et la Société nationale des poudres et explosifs (SNPE) viennent de signer discrètement des accords historiques avec les syndicats. Reconnaissant que des militants ont été victimes de leurs engagements, ces entreprises s’y engagent à reconstituer leur carrière professionnelle. (...) »
Que ces accords signent la fin de toute "discrimination syndicale", on peut sérieusement en douter.
Mais Le Monde ne se contente pas de se féliciter de l’existence de cet armistice :
« Ces accords sont le signe d’une double évolution dont on ne peut que se féliciter. Ils montrent qu’un certain nombre de directions ont compris qu’elles avaient plus intérêt à bâtir un véritable dialogue social avec des syndicats représentatifs qu’à mener une guérilla d’un autre âge. L’évolution, moins spectaculaire, est tout aussi notable chez certains syndicalistes, en particulier à la CGT, qui, jusqu’à présent, allaient jusqu’à tirer fierté de la discrimination. En raison de la lutte des classes, toute promotion paraissait suspecte. Mais cette stratégie s’est révélée à la longue mortifère. La CGT y a vu une des raisons de la désaffection des salariés, en particulier des jeunes, à l’égard du syndicalisme. »
Donc, si nous comprenons bien cet éloge contourné, en signant ces accords, la CGT aurait renoncé à suspecter toute promotion et à invoquer la luttes des classes, cette stratégie "mortifère" qui aurait détourné les salariés du syndicalisme.
Le Monde lui-même était mortifié : désormais il va mieux.... [2]
Le Monde démocratise l’Italie
Les contorsions de l’éditorialiste anonyme du Monde, dans l’édition du 26 mars 2002, ne manquent pas d’attraits. Sous le titre "Démocratie italienne" on peut lire que la manifestation de la veille qui "a été un immense succès" à réuni « tout un "peuple de gauche" qui jusqu’alors avait paru découragé par la défaite électorale de mai 2001 et par la pusillanimité des partis de la gauche traditionnelle. »
Ainsi Le Monde, en mal de radicalité, fustigerait "la pusillanimité des partis de la gauche traditionnelle" ?
Pour bien nous faire entendre la réponse, il faut accepter le faire le détour par ce qui suit immédiatement dans notre vénérable éditorial : « Silvio Berlusconi entendra-t-il le message ou s’entêtera-t-il à vouloir imposer sans véritable concertation un assouplissement du droit du travail ? L’opposition s’est en effet retrouvée dans le refus d’une réforme de l’article 18 du code du travail, qui oblige l’employeur à réintégrer un salarié injustement licencié. »
Eloge de l’opposition retrouvée ? Que nenni, car la suite nous précise que sur l’article en question, le gouvernement de Berlusconi a raison de vouloir moderniser : « Article symbolique, à la fois pour les syndicats qui y trouvent une garantie pour les travailleurs et pour le gouvernement qui y voit, non sans raison, un obstacle à la modernisation du marché du travail, entamée par le gouvernement de centre-gauche » (souligné par nous).
Ainsi la protection des salariés fait obstacle à la modernisation ! Le Medef soupire d’aise...
Mais ce n’est pas fini. On peut lire un peu plus loin : « (...) M. Berlusconi entend au contraire réaliser un programme très marqué à droite, sans accepter les compromis qui étaient la marque de la vie politique italienne. Il dispose au Parlement d’une majorité amplifiée par les effets d’une loi électorale qui devrait favoriser la stabilité gouvernementale et, à terme, l’alternance au pouvoir de deux coalitions. C’est incontestablement un progrès pour la démocratie italienne, qui contraste avec l’instabilité chronique du passé, les tractations de coulisse, le "trasformismo ", c’est-à-dire les va-et-vient entre majorité et opposition au cours d’une même législature. »
Car, voyez-vous, la nouvelle loi électorale a modernisé l’Italie - comme le démantèlement du droit du travail devrait le faire aussi. Avec un hic, cependant : « Le problème est que cette modernisation de la vie politique a pour acteur Silvio Berlusconi, un homme politique pas ordinaire. »
Suit alors le couplet convenu sur cet "homme pas ordinaire" : « Avec ses amis, il en arrive à concentrer dans ses mains les pouvoirs exécutif, législatif, financier, médiatique... C’est beaucoup pour un seul homme. C’est trop dans une démocratie. Tel était aussi le message des manifestants de Rome. »
Le Monde est retombé sur ses pieds : il a choisi dans "le message" uniquement ce qui lui convenait... [3]
Le Monde gourmande un dictateur
L’éditorial du Monde daté du 3 mai 2002 est consacré - sous le titre "Doutes au Pakistan" - aux résultats du référendum au Pakistan. Pour pouvoir bénéficier pleinement de toute sa finesse dialectique, il faut se rendre d’abord... à la conclusion qui tire ainsi le bilan du scrutin qui a vu 97 % des votants accorder un nouveau mandat de 5 ans à Moucharraf :
« La stature de M. Moucharraf en ressort diminuée. L’exercice oblige à s’interroger sur la sincérité d’un homme dont la lutte contre les islamistes paraît plus formelle que réelle, qui n’a guère fait progresser les relations avec l’Inde et dont le programme économique reste des plus flous. M. Moucharraf doit restaurer sa crédibilité. Il doit garantir que les élections générales qu’il a promises pour octobre seront libres et ouvertes. Le contraire du référendum. »
Le Monde, de loin et de haut, s’offre le ridicule de dire à un dictateur ce qu’il doit faire, pour renforcer sa "stature".
Mais, au fait, d’où lui vient la stature que Le Monde était tout près de lui reconnaître, si elle n’avait pas été "diminuée" par le scrutin. Pour le savoir, il faut reprendre les méandres de l’éditorial depuis le début. Il en ressort que cette "stature" lui venait d’avoir soutenu la politique des Etats-Unis d’Amérique...
L’éditorial commence ainsi : « Vu de Washington, Londres ou Paris, le général-président pakistanais Pervez Moucharraf - qui vient de se faire plébisciter par référendum - avait plutôt bonne allure. »
Suit une série de réserves sur la dictature du dictateur qui s’achève par ces mots : « Mais voilà tout de même un homme qui a su, au lendemain des attentats du 11 septembre, changer radicalement la politique de son pays. »
Ce qui vaut à Moucharraf cet éloge : « Il a choisi le camp des Etats-Unis, et des Occidentaux au sens large, dans la lutte contre l’islamisme militant. Il a décidé de participer au combat pour renverser le régime des talibans en Afghanistan. Il a entrepris de démanteler chez lui les partis, associations, écoles religieuses qui servaient de base aux plus radicaux des militants islamistes. »
C’est cette "stature" que le référendum-plébicite a entamée, et que Le Monde veut restaurer en prodiguant ses conseils [4].