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Le Monde contre Dassault ?

par Henri Maler,

Comment combattre ce que l’on cautionne ? Comment s’opposer aux concentrations et à la financiarisation des médias quand le groupe Le Monde - nettement plus faible que Dassault, il est vrai - y participe ? Telle est la contradiction dans laquelle Le Monde se débat quand il conteste timidement le rachat de la Socpresse par Dassault.

Mars 2004 : Une timide contestation

Sous un titre peu éloquent - « Aventis, Dassault : le malaise des politiques » - Le Monde daté du 25 mars 2004 publie une « analyse » (c’est le sur-titre habituel de ce genre d’article) de Frédéric Lemaître consacré au « silence étonnant  » observé par les responsables politiques face à l’offre publique d’achat (OPA) de Sanofi sur Aventis et au rachat de la Socpresse par Dassault.

L’information et la culture d’une part, la santé et, plus généralement, la vie sont des biens communs de l’humanité qui devraient être entièrement soustraits à la logique du profit, et donc au droit illimité de la propriété privée. Frédéric Lemaître ne va pas aussi loin, mais...

« Certes, affirme-t-il en adepte de l’économie de marché prêt à entériner l’essentiel de l’état de fait, les entreprises privées sont aux mains d’actionnaires, et le gouvernement n’a pas le pouvoir d’empêcher le rachat d’une société par une autre pour peu que les propriétaires y consentent.  ». Mais, insiste-t-il à propos de l’OPA de Sanofi sur Aventis, « Le droit de propriété ne saurait expliquer l’absence de réflexions, voire d’interventions politiques dans un secteur aussi sensible.  »

Et de soulever, notamment, ces questions : « En matière de santé, faut-il, au nom du libéralisme, accepter que seuls les actionnaires aient un pouvoir de décision ? Le Conseil supérieur de l’audiovisuel dispose bien d’un droit de regard sur le capital des chaînes de télévision, pourquoi ne pas envisager qu’il en soit de même dans le domaine de la santé ? L’avenir d’Aventis est-il moins important pour le pays que celui de M6 ?  »

On peut trouver bien timide cet appel à la régulation, surtout quand il se réfère à une instance aussi discutable que le CSA ! Mais il n’est pas inutile, d’autant que Frédéric Lemaître poursuit, un peu plus loin :

« Si le projet de fusion entre Sanofi et Aventis aurait pu être pour les politiques l’occasion de poser ces questions passionnantes, que dire du rachat de la Socpresse par Dassault ! Voici un groupe industriel qui rachète sans coup férir 70 journaux, dont Le Figaro, L’Express, et 30 % de la presse quotidienne régionale. Et aucun parti politique n’y trouve à redire... »

Le silence est en effet assourdissant ! Et Frédéric Lemaître de poursuivre :

« Que l’UMP ne se précipite pas pour dénoncer ce mélange des genres peut se comprendre. Mais que l’UDF et la gauche se contentent d’observer cette mainmise sans souffler mot est plus étrange. Durant les années 1980, le Parti socialiste ne dénonçait-il pas régulièrement la mainmise de Robert Hersant sur la presse régionale ?  »

« Étrange » ? On peut être étonné de cet étonnement, du moins s’il n’est pas feint ou ne relève pas de l’amnésie, sur la contribution des partis interpellés à la dérégulation de l’audiovisuel. Mais soit ! Il n’est jamais mauvais de les prendre en flagrant délit de contradiction, au moins apparente :

« Dénoncer le poids de Silvio Berlusconi dans les médias italiens et ne pas voir qu’une concentration est également à l’oeuvre en France relève d’une attitude contradictoire. Les groupes Dassault et Lagardère possèdent désormais une grande part de la presse française ; un jour ou l’autre, le groupe Lagardère, déjà propriétaire d’Europe 1, disposera d’une chaîne de télévision nationale.  »

Frédéric Lemaître, soupçonneux, tente d’expliquer cette (apparente) « contradiction » : « Comme on ne peut pas soupçonner les responsables politiques de se désintéresser de la presse, leur silence n’a que deux explications possibles. Soit ils craignent d’ores et déjà Dassault et ne veulent pas lui déplaire. Soit ils y trouvent leur compte : certains imagineraient que des industriels dépendant largement de commandes publiques pourraient s’avérer plus influençables. Dans les deux cas de figure, la démocratie n’en sort pas grandie.  »

Or non seulement les deux explications peuvent se cumuler, mais surtout si la démocratie est ainsi mutilée, c’est aussi parce que, à la différence des syndicats de journalistes (ou de journalistes pris individuellement, comme Frédéric Lemaître partiellement dans cet article), les tenanciers des médias et les médias eux-mêmes, se soumettent à la logique dont ils prétendent dénoncer les effets.

La critique de Fédéric Lemaître serait crédible, si « son » journal combattait vraiment la concentration et la financiarisation des médias. Mais Le Monde essaie de se tailler un petit empire dans le grand empire des médias ou face à des empires plus imposants que lui, et entend entrer en Bourse !

Cela relève aussi d’une « attitude contradictoire ». Et, hormis cet article, Le Monde ne dira rien avant que l’affaire ne soit conclue !

Juin 2004 : Quand vint le moment du grand rachat

Mais peut-être Le Monde, rivé à l’actualité, attendait-il, s’agissant de Dassault, la décision de la commission de Bruxelles pour s’insurger....

« Bruxelles autorise le rachat de la Socpresse par Dassault  », titre sobrement Le Monde du 18 juin 2004 qui, ce jour-là consacre une page et demi au sujet. Outre l’article central, on peut lire : « L’industriel veut "faire passer un certain nombre d’idées saines" » (un rappel des déclarations les plus éloquentes de l’avionneur) ; le tableau d’ « Un empire de plus de 70 journaux » ... et un article intitulé : « "Libération" et "Marianne" en mal d’actionnaires  ». ...

... Et pas le moindre commentaire ? Si... mais sous forme d’un entretien avec Jean-Marie Charon, titré de l’un de ses propos : « "On revient aux belles heures des grands industriels et des maîtres de forges" »

La formule (on ne chicanera pas sur le retour en arrière...) est bien ajustée. Mais Le Monde semble résigné : ni titre de « Une » (éditorial habituellement déguisé), ni dessin de Plantu (éditorial libéralement signé), ni éditorial anonyme (éditorial officiellement reconnu). Rien...

... Ou presque. D’abord parce que, depuis, Le Monde rend compte des épisodes de la prise de pouvoir de Dassault au sein du groupe dont il est désormais le propriétaire ... et des inquiétudes des journalistes. Ensuite, parce queLe Monde audacieusement, nous a offert deux prises de position.

La première est due à Bertrand Poirot-Delpech qui, dans sa chronique régulière - « Au vif » - écrit, le 26 juin 2004, sous le tire « “Régulons ! Régulons” » :

« La même semaine dernière a vu des syndicalistes condamnés au nom du code pénal pour des coupures de courant « insurrectionnelles », tandis qu’au nom de la logique boursière des grands groupes, et malgré l’existence de lois explicites en sens contraire, des industriels de l’armement dépendant largement des commandes d’Etat étaient autorisés par des « experts » à leur solde à faire main basse sur des dizaines d’organes de presse, libres à eux de supprimer les titres les moins dociles, sous couvert de non-rentabilité... La Résistance était à l’honneur, début juin. Ses rêves et ses acquis, eux, auront fait long feu.  »

Pas mal... Mais ce n’est pas une réaction officielle du Monde ! Et elle n’engage à rien...

La deuxième prise de position est due à Edwy Plenel dans « L’éditorial du "Monde 2" » - intitulé régulièrement « Au vif  ». Le 25 juin 2004, on pouvait lire ceci, à propos d’un essai « Paru chez Plon en 1918  » :

« Napoléon voulait des journaux de bonnes nouvelles, qui ne dérangent ni ne bousculent. "Mon intention, écrivait-il à Joseph Fouché, son ministre de la police générale, le 9 octobre 1804, est que vous teniez la main à ce que vos feuilles périodiques évitent tout ce qui pourrait tendre à réveiller des haines et des partis qui ont tous également contribué à troubler la tranquillité publique." "Réprimez un peu plus les journaux ; faites-y mettre de bons articles", insiste-t-il, le 22 avril 1805. A méditer en cette année du bicentenaire d’un Empire et d’un sacre qui n’ont pas fini de marquer notre vie publique où le bonapartisme réclame si souvent son tribut, soif d’unité, de foule et de chef plutôt que de pluralités, d’individualités et d’assemblées. Journaliste lui-même, Antonin Périvier, l’auteur de cet essai édifiant, fut directeur du Figaro. Ce journal vient de changer de propriétaire, comme soixante-dix autres dont L’Express, devenus possessions de l’avionneur Serge Dassault. Interrogé sur sa conception du journalisme, ce dernier a déclaré : "J’aimerais aussi qu’on parle des choses qui marchent bien, pas uniquement des choses qui marchent mal." "De bons articles", aurait dit l’Empereur.  »

Comparer Dassault à Napoléon, ...quelle audace ! Mais, si l’on excepte cette enflure rhétorique, du côté du Monde, ardent défenseur de l’indépendance de la presse, officiellement, quel silence ! Quel silence, surtout, sur la logique économique qui favorise les concentrations et l’assujettissement des entreprises médiatiques au profit des actionnaires...

Pourtant, le principal engagement que l’on pourrait attendre des médias et de leurs chefferies - du moins si l’on était naïf - ce n’est pas leur engagement bicolore en faveur du libéralisme vaguement social ou du socialisme résolument libéral, mais leur combat pour l’indépendance de la presse et des journalistes. Et donc contre les logiques économiques qui la menacent...

Or dans la presse quotidienne, nationale et régionale, à de rares exceptions près ( notamment dans L’Humanité et, d’une autre façon et très tardivement, dans Libération), leur silence ou leur quasi-silence à cet égard, surtout si on le compare à leurs criailleries contre la critique des médias, est encore plus assourdissant que celui des responsables politiques !

 
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