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En bref

La soumission de Fabrice Fries (AFP) à Facebook et à l’ordre marchand

par Denis Souchon,

Depuis son « élection » à la tête de l’AFP le 10 avril 2018, Fabrice Fries – dont on rappelle qu’il est domicilié en Belgique… – multiplie les prises de position attestant de sa volonté de privatiser la troisième agence mondiale d’information : recrutement d’une « cost killer » au poste de directrice générale, application d’une « politique de la faillite » incluant des réductions d’effectifs et la menace de la vente du siège historique. Les toutes dernières interventions médiatiques de Fabrice Fries, visant à promouvoir la « participation [de l’AFP] au programme mondial de "fact checking" de Facebook », enfoncent le clou : en autorisant l’arrivée de ce nouveau cheval de Troie de la privatisation dans l’AFP, le PDG déclare ouvertement sa « soumission librement consentie » [1] à l’ordre marchand.

C’est l’histoire d’un conte de fées...

Le 3 décembre 2018 le site de L’Express L’Expansion reprend une brève de l’AFP titrée « L’AFP va étendre sa participation au programme de fact-checking de Facebook ».

Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, une dépêche auto-promotionnelle de l’AFP s’est empressée de relayer la parole du… PDG de l’AFP. Extraits de ce récit émerveillé :

M. Fries a réaffirmé sa volonté de faire de l’’AFP « un, voire le référent mondial en matière de lutte contre les fake news » […] C’est un domaine dans lequel l’AFP « a pris de l’avance par rapport à ses concurrents directs Reuters et AP », a-t-il poursuivi, précisant que l’AFP avait désormais une vingtaine de journalistes affectés à la vérification. « Cela monte en puissance », a-t-il souligné, rappelant que l’AFP avait signé ces derniers mois de nouveaux contrats étendant sa participation au programme mondial de "fact checking" de Facebook, et précisant que cette activité avait généré un chiffre d’affaires d’ « un million d’euros sur huit mois ». « On est en train de négocier avec Facebook une extension, notamment au Moyen-Orient », a précisé M. Fries, soulignant que cela porterait à cinq les langues concernées par ce dispositif, pour quatre actuellement (français, anglais, espagnol et portugais). […] M. Fries a rappelé que, selon les calculs de Facebook, son programme permettait de réduire de 80% la visibilité des contenus jugés faux, mais que cela ne suffirait pas à éradiquer ce problème. « C’est un tout début, mais c’est un phénomène d’une telle ampleur qu’on n’en est pas encore à être optimistes, sûrement pas. On représente un élément d’une réponse beaucoup plus complexe, mais on est fiers de représenter un élément de la réponse car on considère que c’est le cœur de la nouvelle mission de l’AFP », a-t-il estimé.

Quelle chance ont les salariés de l’AFP d’avoir un PDG qui « réaffirme », « poursuit », « précise », « souligne », « rappelle » et « estime » ! Et surtout, quelle chance ont les citoyens du monde d’avoir deux bienfaiteurs comme Facebook et le PDG de l’AFP, bienfaiteurs qui usent leurs vies à lutter main dans la main (et sur toute la planète) contre les fake news et pour la vérité ! [2]


… qui vire au cauchemar

Quelle chance, enfin, que cette alliance pour le moins rafraîchissante au moment où Facebook semble être en quête de sérieux et de légitimité… Le jour même de la parution de la brève de l’AFP, on pouvait lire dans Le Monde un texte de Paul Jorion titré « Facebook, vie et mort d’un business plan » ; un texte-antidote aux fariboles hors-sol de Fabrice Fries, car on y trouve des données relatives à l’histoire et aux turpitudes de cette firme (et de son fondateur), avant tout attirée par… (attention, ceci n’est pas une fake-news) l’appât du gain. Après quelques précisions sur les 35 milliards d’euros de chiffre d’affaires (2017), les 100 milliards de dollars de perte pour les actionnaires au cours des cinq derniers mois, l’auteur revient sur l’historique de cette plateforme, fondée sur « une nouvelle forme de marchandisation de l’intime », avec pour origine « une blague de potaches » entre « des étudiants d’Harvard dans des soirées bien arrosées [qui partageaient] leur appréciation sur les filles du campus : "baisable, ou pas ?" ». Et l’auteur de poursuivre sur le radieux devenir du « business model » modèle de Facebook :

[Facebook est] une entreprise dont le business model est basé sur le mensonge de l’innocuité de la publicité, de l’hypersurveillance et de la manipulation en général. […] [Sa] gratuité [est] fondée bien sûr sur une largesse puisque les données recueillies sont éminemment monnayables (de 0,75 dollar à 5 dollars par individu en 2015) et utilisables par quiconque voudra en tirer parti, qu’il s’agisse d’entreprises cherchant à vendre un produit, de gouvernements fichant leurs contestataires, ou de partis cherchant à faire voter pour eux. […] Il aura donc fallu attendre que la complicité de Facebook avec des officines manipulant le résultat d’élections éclate au grand jour, en mars 2018, avec l’affaire Cambridge Analytica, pour que le business model hérité d’une blague de potache soit enfin remis en question. Cette compagnie britannique, fondée par Robert Mercer, libertarien militant richissime grâce à son fonds spéculatif Renaissance Technologies, et Steve Bannon, figure de l’extrême droite américaine identitaire, directeur de campagne de Trump en 2016 puis stratège en chef à la Maison Blanche de janvier à août 2017, a exploité les données Facebook de 87 millions d’Américains pour tenter d’influencer les électeurs par des messages ciblés. […] Cambridge Analytica a pesé de la même façon, avec les mêmes méthodes, sur le résultat en faveur du Brexit.

Résumons… Une agence d’information (aux missions d’intérêt général), l’AFP, s’associe avec une multinationale dont le seul objectif est la maximisation de ses profits via la vente (aveugle et contraire à toute notion d’intérêt général) de données personnelles, Facebook, pour faire du… « fact-checking », et se poser en garantes de… la vérité. Voilà qui semble éthique et honnête. Voilà surtout une affaire qui sera à même de satisfaire les intérêts des dirigeants des deux entités :

- pour le PDG de l’AFP, elle contribue à introduire encore plus de logiques marchandes dans un espace qui devrait y être soustrait, et à affaiblir les activités de production de l’information pour les remplacer progressivement par un « travail de vérification ». Un travail qui, en plus de faire diversion, comporte bien des limites en termes d’information [3].

- pour les dirigeants de la firme américaine, c’est l’occasion de se refaire une apparente virginité et de faire oublier, outre le scandale Cambridge Analytica, ce que Le Figaro révélait par exemple le 2 août 2017 :

En 2016, la filiale française de Facebook s’est acquittée d’un impôt sur les bénéfices de 1,16 million d’euros. Mais s’il avait déclaré l’intégralité de ses revenus en France, le réseau social aurait dû payer la somme de 80 millions d’euros, révèle BFMbusiness. Car en réalité, le réseau social ne déclare en France qu’une minime fraction de ses revenus réels.

Ou encore, ce que toujours Le Figaro (avec l’AFP…) titrait le 22 novembre 2018 : « Facebook va payer 100 millions d’euros d’arriérés au fisc italien ».

Notons pour finir, et afin de comprendre un peu mieux encore les noces funèbres entre l’AFP et Facebook, que les deux PDG (Fabrice Fries et Laurent Solly pour Facebook France) sont tous les deux des spécimens de la noblesse d’État (Sciences-po, l’ENA), ayant débuté leurs carrières auprès d’un cacique (Delors pour Fries, Sarkozy pour Solly) avant de faire-du-fric-dans-le-privé.

Parfaitement interchangeables, les grands esprits se rencontrent toujours dans le petit monde des dominants… pour le plus grand malheur de l’information, bien partie pour s’appauvrir encore davantage au nom d’une pseudo « quête de la vérité » qui a décidément bon dos.


Denis Souchon

 
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Notes

[1Titre d’un livre de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois paru en 1998 aux PUF.

[2Le seul rival de Fabrice Fries, c’est Tintin...

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