Le Monde ne tarit pas d’éloges sur le nouveau prisonnier de Vladimir Poutine, méconnu du grand public encore récemment : « Evan Gershkovich est un professionnel reconnu, installé en Russie depuis six ans et parfaitement russophone. » On découvre par exemple qu’« il avait publié des enquêtes d’une grande qualité durant la pandémie de Covid-19 ». Bernard-Henri Lévy, en grande forme malgré le flop retentissant de son film sur l’Ukraine [1], tweete frénétiquement : « Evan Gershkovich est un otage. Cette sorte de "diplomatie" nous ramène à des temps très sombres. Une autre étape dans l’escalade de Poutine. Un autre degré sur l’échelle de l’enfer vers lequel il dirige le monde. » [2] Dans Le Point, on note que « l’affaire illustre à quel point la sécurité des reporters étrangers en Russie n’est plus garantie. (...) Voilà désormais les journalistes étrangers, y compris des correspondants reconnus couvrant le pays depuis plusieurs années, menacés d’être embastillés pour un long moment. » Le 3 avril, sur France Inter, Dov Alfon, le directeur de Libération, s’offusque : « Evan Gershkovich fait l’objet d’un traitement arbitraire évident. Notre confrère est tout simplement pris en otage par le régime de Vladimir Poutine. » Et il ajoute : « J’ai dû signer ce matin une pétition avec tous les directeurs de journaux français demandant la libération immédiate de Evan Gershkovich. »
Parmi les signataires de cette pétition, on retrouve une partie des chefferies éditoriales toujours promptes à distribuer les bons (et les mauvais) points : Dov Alfon, donc, mais aussi Nicolas Barré pour Les Echos, Alexis Brézet, du Figaro, Nicolas Beytout, de L’Opinion ; Caroline Fourest, la directrice de Franc-Tireur, Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, Edwy Plenel, directeur de Mediapart ou encore Riss, le directeur de Charlie Hebdo, etc.
Dans ce texte publié dans Le Monde le 3 avril et adressé à l’ambassadeur de Russie en France, on peut lire que « maintenir Evan Gershkovitch en détention équivaut à une prise d’otage. C’est, à l’attention des derniers représentants de la presse internationale encore présents dans votre pays, une mise en garde, une menace, voire un acte de terreur. Le "procès" annoncé serait une tragique mascarade. C’est pourquoi nous demandons, à travers vous, la libération sans conditions ni délai d’Evan Gershkovich. »
Cet engouement pour la liberté de la presse détonne avec la frilosité du soutien dont jouit depuis des années le journaliste Julian Assange. Après s’être réfugié dans l’ambassade d’Equateur de juin 2012 à avril 2019, le fondateur de Wikileaks, qui croupit actuellement dans une prison de haute sécurité britannique en attendant son extradition vers les États-Unis où il risque 175 ans de prison, n’a jamais eu droit à un tel engouement – unanime – de la part des médias français…
Parmi les pétitionnaires scandalisés – à juste titre – par l’arrestation d’Ervan Gershkovich, nombreux sont restés silencieux pour soutenir Assange dans le passé, et ceux qui l’ont fait sont arrivés dans la bataille – parfois tardivement – en y joignant toujours une touche de réprobation morale à l’égard des méthodes employées par le fondateur de Wikileaks.
Par ailleurs, certains grands défenseurs de la démocratie et de la liberté d’expression ne se sont pas embarrassés de nuance pour attaquer Assange dans le passé. En 2010, plutôt que de soutenir la démarche de Wikileaks, Caroline Fourest s’inquiétait déjà que les « révélations de WikiLeaks avaient mis des vies en danger » et que « la révélation de certains détails s’est révélée aussi inutile qu’irresponsable. » [3] Et récemment, dans Franc-Tireur, le journal qu’elle dirige, Benjamin Sire va même jusqu’à affirmer que la lanceuse d’alerte Chelsea Manning a été identifiée parce que « Assange a commis nombre d’erreurs, notamment en matière de protection des sources. » Ce qui est faux… et d’ailleurs contredit plus loin dans le journal [4]. En 2014, plutôt que de le soutenir alors qu’il est réfugié dans l’ambassade d’Equateur depuis près de deux ans, Bernard-Henri Lévy s’en prend au « très narcissique Julian Assange » (prière de ne pas rire), et à sa « façon de livrer ses infos sans considération des personnes de qui elles peuvent mettre la vie en danger » [5]. Plus problématique encore est le comportement de Charlie Hebdo dans le traitement du fondateur de Wikileaks : l’hebdomadaire satirique, parangon de la liberté d’expression, s’est acharné durant des années contre Wikileaks (du temps de Philippe Val) ou contre Julian Assange lui-même avec Gérard Biard. Le portrait qui en est fait en 2018 par Robert McLiam Wilson donne le ton : « Malgré un visage qui évoque un truc oublié trop longtemps au fond du frigo, Assange est indéniablement un sex-symbol pour un certain type de nanas. » ; « comme Trump, à chaque fois qu’on l’écoute parler, l’ouragan de sa bêtise vrille les oreilles » ; « WikiLeaks est la Scientologie d’aujourd’hui, moins les blagues et le charme. » [6]... On a connu des appuis plus enthousiastes !
Participant au concert des défenseurs de la liberté de la presse, le groupe TF1 a aussi adressé à l’ambassade de Russie en France un courrier réclamant la libération du journaliste du Wall Street Journal. TF1 « demande la libération immédiate d’Evan Gershkovich et appelle les représentants de la Fédération de Russie, comme toutes les parties prenantes dans ce conflit, à assurer l’intégrité physique et morale des reporters qui exercent leur périlleuse mission d’information. » Sans surprise : aucune lettre de cette teneur n’a été adressée à l’ambassade des États-Unis ou de la Grande Bretagne pour demander la libération de Julian Assange alors que cela fait quatre ans – le 11 avril 2023 – qu’il est enfermé dans la prison de Belmarsh en Grande-Bretagne.
Un traitement médiatique révélateur du « deux poids, deux mesures » qui conditionne les médias français (et occidentaux) dès lors que les États-Unis (ou leurs alliés) sont impliqués dans un conflit...
Mathias Reymond