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L’ode au « pragmatisme », dans les médias dominants US

par FAIR,

Comme le souligne l’observatoire états-unien des médias Fair dans l’article que nous traduisons ci-dessous [1], le « pragmatisme » semble devenu la chose la mieux partagée dans le monde médiatico-politique. Les protestations, aussi permanentes que véhémentes, contre toute initiative progressiste ou simplement d’intérêt général constituent autant de rappels à l’ordre conservateur et libéral – cet ordre que les grands médias s’efforcent de maintenir, ici comme là-bas. Plutôt que de pointer les complicités objectives entre les chefferies éditoriales des grandes rédactions et les intérêts économiques et politiques des décideurs, il est plus facile et plus porteur – hélas – pour les commentateurs d’en appeler à toujours plus de « pragmatisme » ou de « pédagogie ». À la veille des élections municipales de ce côté-ci de l’Atlantique, il n’est pas inutile de s’en souvenir. (Acrimed)

Pragmatique (adj.) : se dit d’une manière sensée/ raisonnable de résoudre les problèmes, conforme aux conditions existant réellement à un moment donné, plutôt que d’obéir à des théories, des idées ou des règles figées.
(source : Cambridge Dictionary)

La bataille pour la nomination du candidat démocrate à la présidentielle de 2020 fait les gros titres des journaux tandis que deux des trois favoris selon les sondages – Elizabeth Warren et Bernie Sanders – s’appuient sur la renaissance de l’aile gauche du parti. Sanders, en particulier, se présente comme un socialiste et démocrate menaçant l’establishment. Quant au troisième favori, Joe Biden, il ne se présente pas comme le représentant de l’aile conservatrice du parti mais comme un réformiste, pragmatique et centriste. (voir Fair le 17/07/19).

Dans la plupart des médias dominants, le choix proposé est le suivant : progressisme idéaliste contre pragmatisme crédible – non pas gauche contre droite mais gauche versus réalisme. « Les Démocrates doivent-ils voir plus grand ou redescendre sur terre ? » se demandait l’Associated Press le 31/07/19 tandis que le Los Angeles Times le même jour distinguait ceux qui « préconisent de grandes politiques ambitieuses » et ceux qui adoptent « une approche plus centriste et pragmatique ».

Les analystes et autres experts n’ont cessé d’exprimer leur profond scepticisme à l’égard d’un programme progressiste qui comprend l’accès universel aux soins, le financement public de l’enseignement supérieur, un « Green New Deal [2] » pour affronter le changement climatique et une taxation plus forte des riches. Ils exhortent les électeurs à choisir des candidats plus modérés (c’est-à-dire plus favorables à l’entreprise) qui, selon eux, ont bien plus de chance de déboulonner Trump en 2020 (voir Fair le 02/07/19).

Et pourtant, cette aile gauche du parti democrate n’a cessé de croître, attirant de nombreux électeurs grâce à l’argument selon lequel un programme véritablement progressiste est non seulement une réponse crédible aux graves problèmes du pays, mais aussi une bonne stratégie pour gagner les élections en mobilisant les abstentionnistes ainsi que tous les indécis qui ont des positions conservatrices au plan social mais qui penchent à gauche au plan économique (voir Fair le 20/06/17).


Du scepticisme à l’hostilité


Compte tenu du rejet croissant par la population de leur définition du « pragmatisme », les médias dominants sont passés du scepticisme à l’hostilité ouverte. Le 02/08/19, le chroniqueur du Washington Post David Von Drehle s’en est ainsi pris à Elizabeth Warren, affirmant qu’il « sautait aux yeux » que ses projets « idéalistes » étaient « tout à fait minoritaires », et que l’Amérique avait davantage besoin d’une « bonne dose de pragmatisme » administrée par quelqu’un comme John Delaney, entrepreneur dans le secteur de la santé nouvellement converti à la politique, qui rompra avec toutes ces sornettes d’accès universel aux soins.

De la même façon, un gros titre du New York Times avançait le 30/07/19 qu’« à la veille des débats, les démocrates de Pennsylvanie attendent des candidats qu’ils affichent leur pragmatisme ». Le journaliste Trip Gabriel décrit ainsi la « ferveur » pour Joe Biden, soi-disant croissante, même parmi les plus progressistes qui « le choisiraient en vertu de son pragmatisme ». Dans le même temps, il estime que le soutien à Sanders est presque nul – en se fondant sur un « sondage informel effectué à l’occasion du pique-nique de Newtown (en Pennsylvanie) » – suggérant que même Pete Buttigieg est sept fois plus populaire.

Cette façon de minimiser le pouvoir d’attraction de Sanders a été remise en cause trois jours plus tard seulement par le même New York Times dans son édition du 02/08/19 qui contenait une carte interactive des États-Unis montrant que Sanders était largement en tête des dons à travers le pays, y compris dans les deux comtés dans lesquels s’était rendu Trip Gabriel en vue de rédiger son article. L’avance de Sanders était telle que le New York Times a dû produire une seconde carte où figuraient les plus gros récipiendaires de dons dans chaque circonscription, à l’exception du sénateur du Vermont.

Dans le Washington Examiner du 10/07/19, Maddie Solomon avertissait pour sa part que la dérive des « élites de l’aile gauche » vers le socialisme allait les priver du large centre politique « modéré » des États-Unis ; c’est pourquoi les Démocrates devaient se montrer « pragmatiques » pour battre Trump et choisir le « très respecté » candidat qui « caracole dans les sondages », à savoir Joe Biden.

Pendant ce temps-là, dans le Washington Monthly du 30/07/19, David Burke a fait passer la sénatrice du Minnesota Amy Klobuchar pour la « candidate la mieux placée » puisqu’elle est « ancrée dans la réalité » et promeut « des lois pragmatiques » - autrement dit, elle « a pris grand soin de ne pas aller trop à gauche ». Dans la même veine, Jeff Zeleny, de CNN (18/02/19) a loué le pragmatisme courageux de Klobuchar qui, selon le portrait scintillant qu’il en a dressé, revient à « résister aux appels à céder à l’aile progressiste du parti » en s’opposant vigoureusement à l’accès universel aux soins, au « Green New Deal » et à un accès gratuit aux études supérieures.

Lorsque les responsables politiques démocrates se font les porte-paroles de leurs administrés en appuyant des politiques progressistes, on parle souvent de « concession » ou de « pacte » (voir le New York Times du 29/06/19, Associated Press le 23/05/19 ou encore Vanity Fair le 05/04/19), ce dernier terme étant le plus souvent employé en Europe au sujet du régime génocidaire de Hitler. À l’inverse, il n’est pratiquement jamais question dans les médias de « concession » avec les soi-disant modérés ou même les grands mécènes, suggérant implicitement qui, selon eux, les Démocrates doivent représenter.

Le rédacteur en chef de USA Today Bill Sternberg (29/07/19) a de son côté mis en garde les Démocrates contre la tentation de « céder à la gauche », louant la sagesse des candidats de droite comme Delaney qui offre « de vraies solutions, pas des promesses irréalistes », et des « politiques sensées, que l’on peut financer et que l’on peut mettre en œuvre. » Et Sternberg de résumer le message des « modérés » :

Si le parti continue de pencher à gauche, rejouant de vieilles batailles et s’aliénant les voix des classes populaires, alors le président Donald Trump prêtera à nouveau serment sur la Bible en janvier 2021.


Les pragmatiques sont-ils vraiment pragmatiques ?


Le National Review du 17/05/19 a beau dire que le bon sens voudrait que les Démocrates « nomment un non-socialiste », un « pragmatique » à l’image d’un Joe Biden ou de quelqu’un au profil semblable, relativement modéré », afin de séduire les électeurs de Obama à Trump, ces derniers ont raison de remettre en question la logique selon laquelle pencher à droite est forcément une stratégie payante.

Trente-deux des trente-trois derniers sondages montrent que Sanders battrait Trump à la présidentielle, souvent à plate couture, Elizabeth Warren l’emportant également contre le président actuel selon la plupart des projections. Une très grande majorité d’Américains soutiennent l’accès universel aux soins, y compris la plupart des électeurs républicains, tandis que 60% du pays est favorable à la gratuité des études supérieures. Deux tiers de la population est favorable à une augmentation du salaire minimum à 15$/heure. Et de vastes pans des Républicains soutiennent le projet d’Elizabeth Warren de taxation des riches, tandis que le grand public soutient le Green New Deal.

On pourrait donc affirmer qu’un programme progressiste serait l’assurance d’une victoire dans les urnes, non seulement en ralliant des électeurs de Trump mais aussi des abstentionnistes. La participation aux États-Unis est régulièrement plus basse que dans les autres pays développés ; en 2016, il y eut en effet presque autant d’abstentionnistes que d’électeurs pour les Démocrates et les Républicains réunis. Ces abstentionnistes, étant principalement issus de milieux modestes, seraient les premiers bénéficiaires de réformes sociales-démocrates ou progressistes. C’est pourquoi un virage à gauche pourrait stimuler la base des Démocrates tout en sapant le soutien à Trump de la classe ouvrière blanche que les médias sont si prompts à épingler (voir Fair le 30/03/18).

Les incitations répétées des médias à faire bouger les Démocrates vers la droite, - « pragmatique oblige », et à embrasser les positions des Républicains d’il y a quelques années est quelque chose que Fair documente depuis des décennies (voir le numéro de notre revue Extra de septembre 92, de janvier-février 95, de juin 2004, de juillet-août 2006 ou encore de janvier-février 2007 ; sur le site de Fair, voir le 7/11/2008 et le 16/3/2010). Et quand l’injonction n’est pas suivie, l’histoire est ré-écrite après-coup pour s’y conformer.

En 2006, le New York Times (12/03/06) affirmait que les Démocrates avaient perdu l’élection présidentielle en 2000 parce qu’Al Gore s’était affranchi de la politique centriste de Bill Clinton afin de se présenter comme l’ennemi des grands pétroliers et des grands groupes pharmaceutiques pour finalement « échouer lamentablement ». Et pourtant, quand il était en campagne, les médias le présentaient comme un homme politique profondément « pragmatique » (voir le numéro de The Economist du 10/08/2000). Le New York Times (du 18/08/2000) lui-même rapportait que le « programme centriste » de Gore était alors tellement conservateur que le soutien de la base démocrate était timide.

En réalité, Bill Clinton faisait progressivement pencher son parti vers la droite, comme les médias l’ont rapporté - et salué - à l’époque. « Le programme démocrate, observait le Christian Science Monitor (17/07/92), n’est pas progressiste à la mode Mondale/ Dukakis mais modéré à la mode Clinton [3] » ; et le même journal d’applaudir tant les engagements pragmatiques de l’équipe Clinton/ Gore à « réduire l’assistanat » que les « compromis » passés avec les Républicains. À la même époque, le New York Times (27/1/94) s’interrogeait même sur ce qui distinguait le « programme centriste et pragmatique » de Clinton de celui des conservateurs. Mais bien plus tard, en 2008, l’explication donnée à l’effondrement des Démocrates lors des élections de mi-mandat en 1994 fut l’absence de mesures radicales et impopulaires de gauche. (voir par exemple le Los Angeles Times du 05/11/2008, le Wall Street Journal ou le Washington Post daté du même jour).

Et en remontant plus loin encore dans le temps, les défaites de Mondale et de Dukakis lors des présidentielles des années 80 ont contribué à droitiser les Démocrates. Car le New York Times avait à l’époque (08/05/88) vanté « l’approche centriste et pragmatique » de Dukakis. De la même manière, quand Mondale est entré dans la danse, le New York Times a décrit sa campagne de 1984 comme « un vrai changement par rapport aux positions progressistes antérieures de 1976 et 1980 » (22/07/84), observant que la seule mention de « progressisme » dans son programme visait à le dénigrer. Mais comme Jim Naureckas le nota dans le numéro de Extra de septembre 1992, « lorsque les ‘pragmatiques’ chutent lourdement à cause de leur approche centriste, on les fait passer après-coup pour des radicaux, ce qui explique que la stratégie du coup de barre à droite puisse être rejouée éternellement. »


La guerre de classes… avec modération


Tel est le tour de passe-passe : les Démocrates sont pragmatiques quand ils gagnent et trop à gauche quand ils perdent. Les médias dominants, financés par les mêmes qui financent les hommes et femmes politiques « pragmatiques », présentent le virage à droite non pas comme une décision politique délibérée visant à négliger la classe ouvrière américaine au profit des riches, mais comme une réaction de bon sens fondée sur la réalité des faits, par opposition à leurs adversaires imprégnés d’idéologie.

Il va sans dire que les pragmatiques ne sont pas moins mus par l’idéologie que les progressistes, les communistes ou les nationalistes blancs les plus lâches. Cependant, les médias dominants dissimulent leur orientation favorable aux grandes entreprises sous un vernis de pragmatisme, en faisant passer leurs idées pour du simple bon sens : des millions d’Américains devraient ainsi voter contre leurs propres intérêts dans la mesure où ceux qui les défendent risquent de tout leur faire perdre.

À en croire les sondages et les innombrables études qui montrent que les gens ne supportent plus les inégalités galopantes, le vrai pragmatisme dans la séquence électorale actuelle, et la meilleure manière de rassembler largement l’électorat, pourrait bien être une guerre de classe totale contre Donald Trump. N’attendez pas, cependant, qu’un quelconque média détenu par des millionnaires et autres milliardaires souscrive à cette analyse.


Alan McLeod (traduit par Thibault Roques)

 
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Notes

[1Publié sous le titre « Ode au "pragmatisme", ou comment les médias dominants font l’éloge des Démocrates qui délaissent les valeurs progressistes ».

[2NdT : Autrement dit, un plan de dépenses publiques d’ampleur pour financer la transition écologique.

[3Tous deux candidats démocrates à l’élection présidentielle, Walter Mondale a perdu en 1984 face à Ronald Reagan et Michael Dukakis a perdu en 1988 face à George Bush.

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