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L’inquiétant panorama des médias au Brésil (2/3) : un « coup d’Etat » médiatique ?

par Mélanie Toulhoat, Nils Solari,

La question des médias au Brésil est au carrefour de nombreux enjeux. Collusion avec les pouvoirs politique, économique, religieux, hyperconcentration, corruption... Dans un entretien en trois volets, Mélanie Toulhoat, chercheuse en histoire contemporaine, dresse un panorama particulièrement préoccupant du paysage médiatique brésilien [1]. Cette seconde partie revient sur les ingérences médiatiques dans les luttes politiques ainsi que la question des « fausses nouvelles ». Propos recueillis par Nils Solari.

De la destitution de Dilma Rousseff en 2016, à la présidence de Michel Temer qui s’en est suivie, en passant par la mise en détention de Lula en 2018 et finalement l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro l’année suivante, comment peut-on qualifier l’attitude des grands groupes de médias brésiliens dans l’accompagnement – voire la promotion, de ces différents mouvements ? Rita Freire, dans une interview avec l’association Autres Brésils [2] , n’hésite pas à parler de censure et pointe notamment le rôle d’O Globo, principal groupe médiatique brésilien, dans le mauvais traitement réservé aux mobilisations sociales ou aux actions de campagne du Parti des Travailleurs. Qu’en pensez-vous ?


Le rôle des empires médiatiques conservateurs dans la destitution de la présidente Dilma Roussef est largement attesté, comme il l’est également pour la destitution du président João Goulart en 1964 et l’organisation du coup d’État militaire [3]. La chercheuse brésilienne Maria Eduarda da Mota Rocha y revient dans ses travaux et nombre d’interviews qu’elle a données, notamment pour la radio française. Elle met en particulier l’accent sur les difficultés que pose la grande concentration des médias pour l’exercice d’une démocratie pleine et entière au Brésil.

Maria Eduarda da Mota Rocha a montré, en analysant de très nombreuses éditions du Jornal Nacional, le journal télévisé du soir sur la télévision O Globo, comment ce média a contribué à la construction d’un récit justifiant l’écartement du pouvoir de Dilma Rousseff, une présidente pourtant élue démocratiquement en 2014 sous les couleurs du Parti des Travailleurs (PT), tout en passant sous silence les intérêts politiciens des deux grands partis opposés au PT [4]. Récit selon lequel Dilma Roussef aurait commis un crime de responsabilité justifiant la mise en branle du processus du mécanisme de destitution. Depuis lors, la commission « Constitution et Justice » du sénat Brésilien a conclu qu’il n’y avait aucune preuve d’un tel crime, d’où le terme qui a ensuite été utilisé de « coup d’État parlementaire ».

On retrouve les mêmes processus à l’œuvre, de la destitution de Dilma Roussef à l’ascension de son ancien vice-président Michel Temer, la détention de Lula da Silva et enfin l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro : la constitution d’une alliance de secteurs conservateurs médiatiques, ou également issus du pouvoir législatif et judiciaire, dans la construction d’un récit visant non seulement à discréditer le PT, mais également les institutions représentatives. Le tout en utilisant la thématique de la corruption très souvent invoquée par l’actuel président Bolsonaro. Cette alliance entre le pouvoir médiatique et le pouvoir judicaire s’est illustrée par exemple lorsque le juge et ancien ministre de la Justice de Bolsonaro, Sergio Moro, s’est employé à faire passer Lula et le PT pour criminels. Dans les mois précédant l’élection de Bolsonaro au cours de l’année 2018, on a également observé une censure dans les moyens de communication à propos de l’emploi du terme de « coup d’État parlementaire » pour désigner la destitution de Dilma Roussef.

Aujourd’hui, il est indéniable qu’il règne une importante tension entre les grands médias brésiliens et le président Bolsonaro : les exemples sont nombreux, mais parmi les plus récents, O Globo et le quotidien la Folha do São Paulo ont annoncé le 25 mai dernier qu’ils cessaient de couvrir les événements du palais présidentiel à Brasilia tant que la sécurité de leurs journalistes ne serait pas assurée. Des vidéos circulent en effet sur les réseaux sociaux où les journalistes présents sont attaqués verbalement et physiquement par les partisans de Bolsonaro. J’ai également montré dans mes deux articles pour La Revue des Médias les attaques et le mépris subis par les grands médias de la part du président Bolsonaro et de ses soutiens.

Bolsonaro a véritablement construit sa campagne électorale en utilisant les réseaux sociaux et en contournant le rôle d’intermédiaire des médias traditionnels. Et diffusé, par ce biais, des informations faisant sa promotion et discréditant ses adversaires. Il a ainsi refusé de participer aux grands débats télévisés organisés par les chaines O Globo, Band et Record Tv sans que les médias ne questionnent véritablement ce comportement. Il avait alors invoqué des raisons de santé mais consacra en revanche de très longues interviews à certains médias, notamment à Record, propriété de Edir Macedo Bezerra, dirigeant de la puissante Église Universelle du Royaume de Dieu [5]. Les nombreuses interventions de ce type, dans les médias des églises évangélistes, ont permis le contournement de certaines législations électorales pendant la campagne, dans la mesure où les dirigeants de ces chaînes et stations ne se sont pas embarrassés des règles de temps de parole et de parité.


Source : « Media Ownership Monitor », 2017


Pour autant, ces tensions actuelles et le mépris indéniable de Bolsonaro à l’égard des journalistes, ne doivent tout de même pas occulter le fait que les grands médias brésiliens ont largement contribué à l’ascension et à l’élection de Jair Bolsonaro. Notamment à travers un discours très réducteur sur l’État et sur le Parti des Travailleurs jugés comme corrompus. Il ne s’agit pas là de nier l’existence d’une corruption, qui est un phénomène généralisé au Brésil, et d’ailleurs probablement moins répandu dans les rangs du PT que dans ceux des partis conservateurs, de droite et d’extrême-droite. Mais force est de constater que les grands médias comme O Globo, les quotidiens O Estado do São Paulo ou Folha do São Paulo ont laissé progressivement libre cours aux discours d’extrême droite, aux reportages sensationnalistes, à la criminalisation des mouvements de défense des droits humains ; des mouvements désignés comme « vagabonds », bandits ou criminels dans la rhétorique bolsonariste.

Ces médias ont également laissé libre cours à un discours selon lequel il n’y aurait pas d’alternatives aux réformes ultralibérales pour résoudre les problèmes socioéconomiques du Brésil. Ils ont aussi, et c’est fondamental, banalisé, sans aucunement les contester, les nombreuses sorties haineuses, racistes, homophobes, misogynes, les apologies de la torture et de la dictature de Bolsonaro durant la campagne électorale. Des études assez récentes, notamment celle menée par Reporters sans Frontières au Brésil et le collectif Intervozes ont également montré que des organes médiatiques ont pratiqué la censure en interne et menacé leurs salariés pendant la campagne [6]. Les soutiens de Bolsonaro ont par ailleurs organisé des campagnes haineuses contre les journalistes qui mettaient en avant les irrégularités de sa campagne.

Aujourd’hui, on voit vraiment persister dans certains médias conservateurs, une forme « d’anti PTisme » jusqu’au bout des ongles. À titre d’exemple, l’édito de Estado do São Paulo daté du 26 mai, ne s’embarrasse pas pour mettre en balance les horreurs de Bolsonaro avec celles supposément attribuées à Lula da Silva et au « Lulo-PTisme » présenté en termes mafieux : « Il n’y a aucun doute, Jair Bolsonaro et Lula sont nés l’un pour l’autre, aussi bien le président de la République que le parrain PTiste s’associent dans la plus absolue absence de scrupules avec des niveaux qui feraient même rougir Machiavel ». Le texte met en avant le discours violent et méprisant de l’actuel président envers les victimes de la pandémie, la négation complète de la réalité par le président mais toujours en l’associant à un comportement et à une pratique politique attribuée, au départ, à Lula. Cet éditorial attribue donc à deux personnalités politiques antagonistes, Lula et Bolsonaro, une responsabilité dans « la dégradation violente de l’activité politique », en les faisant passer pour des frères siamois voyant le monde d’après la même perspective, avec un même mépris de la population et pour qui l’État et le peuple ne sont que des outils pour mener à bien leurs « aspirations totalitaires ». Pourtant, ce journal n’émet nullement d’hypothèse sur sa propre responsabilité dans cette dégradation…

On voit donc bien que dans ces médias conservateurs, il n’y a aucune remise en question ou autocritique à propos de leur propre rôle dans l’ascension de l’extrême droite, « l’anti PTisme », « l’anti Lula », ou de l’argument « a culpa é do PT » (« la faute est celle du PT »). Le discours médiatique, aveugle, se répète sans fondement et sans aucune teneur critique, malgré les faits accablants et la gestion plus que lamentable de la situation présente par l’actuel président.


Vous évoquez l’instrumentalisation des réseaux sociaux par Jair Bolsonaro. Cela fait immédiatement penser à la question des « fausses nouvelles ». Depuis la France, le traitement médiatique des dernières élections présidentielles aux USA et au Brésil a mis un accent particulier sur le rôle des « fake news ». Pour autant, certaines études et travaux de sociologie de la réception pourraient conduire à remettre en question l’influence des fausses informations ; et la mettre davantage en regard des effets de cadrage et de problématisation exercés par les grands médias nationaux et propres au débat public brésilien [7]. Quelle est votre opinion à ce sujet ?


Concernant les fausses nouvelles, plusieurs éléments sont à prendre en compte. Il serait évidemment simpliste d’analyser premièrement les fausses nouvelles en termes manichéens, en faisant des raccourcis et en leur attribuant une toute puissance sur une population passive, inculte ou stupide. Pour moi, cela tient, entre autres choses, du mépris de classe. De plus, interpréter par exemple l’élection de Bolsonaro au Brésil, ou celle de Trump aux États-Unis, en les mettant uniquement sur le compte des fausses nouvelles rend inopérante toute autocritique de la part du camp perdant. Or aux États-Unis comme au Brésil, une telle autocritique est sans doute nécessaire pour comprendre les mécanismes de l’ascension de la droite et de l’extrême droite au pouvoir.

Cela étant dit, le rôle de fausses nouvelles au sens large [8] dans l’ascension de Bolsonaro (et particulièrement dans la crise politique, sociale et sanitaire actuelle) est indéniable. Cela tient aux particularités du Brésil, un pays où la polarisation idéologique et les inégalités sociales et raciales sont extrêmement importantes. Un pays où il n’existe quasiment pas de service public des médias, et où les principaux médias sont concentrés entre quelques familles associées au pouvoir, la désinformation et l’association avec les églises évangélistes ont joué un rôle crucial dans l’ascension et l’accession au pouvoir de Jair Bolsonaro.

La destitution de Dilma Roussef elle-même, a reposé sur la propagation de faits non avérés, s’inscrivant dans le cadre d’une véritable bataille des informations où les fausses nouvelles au sens large ont joué un rôle majeur. Cette destitution est un événement marquant dans la politique contemporaine brésilienne, un événement charnière, qui a aussi reposé - et c’est important de le noter, sur le dévoiement du terme de « fausse nouvelle » qui a été utilisé pour discréditer certaines informations, pourtant vérifiées et avérées, dans un rapport complètement inédit à la vérité.

Il est par exemple assez incroyable de voir à quel point des partisans et soutiens de Jair Bolsonaro cherchent à jeter le discrédit sur des informations qui a priori, avec un minimum de recherche argumentaire et informative, ne peuvent être contestées. Tous ces mécanismes sont largement à l’œuvre sous la présidence de Jair Bolsonaro, dont l’élection je le rappelle, a quand même été largement influencée par l’utilisation de Whatsapp et la diffusion massive au sein de groupes privés, d’informations fausses financées par une caisse noire (« Caixa 2 »). Une affaire qui a été d’ailleurs été révélée par la journaliste Patrícia Campos Mello de la Folha de São Paulo, en octobre 2018. Actuellement, la diffusion de mensonges et d’inepties construits sur la base de vraies informations est récurrente dans le contexte de pandémie et cela contribue évidemment à la désinformation ambiante.

Le chercheur Leandro Tesler montre par exemple, comment le gouvernement fédéral brésilien a utilisé de vraies informations pour faire croire que le pays s’en sort mieux que d’autres dans le combat contre la pandémie, ce qui est en l’occurrence tout à fait faux. Par exemple – c’est un exemple parmi d’autres – en jouant sur les chiffres et en diffusant celui du nombre de morts par millions d’habitants au lieu de donner le chiffre total des morts. Une donnée censée pouvoir justifier l’absence totale de mesures sanitaires décidées au niveau fédéral. Pourtant, une analyse minutieuse prenant en compte l’augmentation du nombre de morts par semaine, le rythme de croissance du nombre de contaminations et de décès hebdomadaire dans le pays, contredit tout de suite ce discours d’atténuation, dans un pays qui comptait début juin plus de mille morts par jour. Un chiffre probablement très sous-évalué, de nombreux décès n’étant pas enregistrés dans les chiffres officiels, probablement 3 à 4 fois plus important que les chiffres annoncés…

Un autre élément assez important au Brésil est que la désinformation va de pair avec un révisionnisme historique largement appuyé par les nostalgiques de la dictature, aux premiers rangs desquels se trouve le président lui-même [9]. Les exemples de révisionnisme, de distorsion de la vérité à propos du régime militaire brésilien de la part du président de la République fédérale ou de ses soutiens, sont énormes, immenses, innombrables. Or, le camp bolsonariste tente également de jeter le discrédit sur les journalistes et historiens qui travaillent sur ce sujet ; et d’encourager le scepticisme dans la population. Un scepticisme qui s’avère un terrain fertile à l’avènement du règne des émotions et des opinions. Au Brésil, on parle ainsi de « achismo », du verbe « achar » (« eu acho » = « je crois que… »), un terme qui désigne le fait de considérer une opinion comme une vérité et de s’en servir comme d’une base au sein d’un argumentaire : « on m’a dit que… » ou « je crois que… » et donc c’est vrai. Cela contribue à l’explosion de fausses nouvelles et surtout, à l’augmentation drastique de leur impact dans la vie publique et politique au Brésil.


Propos recueillis par Nils Solari


Post-scriptum : Le dernier volet de cet entretien reviendra sur les tentatives de réforme ainsi que les résistances et médias alternatifs.

 
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Notes

[1Mélanie Toulhoat est auteure d’une thèse sur le rôle politique de l’humour graphique et des images satiriques dans la presse indépendante durant le régime militaire brésilien. Elle est docteure en histoire contemporaine de l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 (IHEAL-CREDA) et de l’Université de São Paulo, post-doctorante du LabEx HASTEC de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) affectée à l’Institut des Mondes Africains pour 2020-2021 et vice-présidente de l’Association pour la Recherche sur le Brésil en Europe (ARBRE).

[2Journaliste, militante féministe, Rita Freire est membre fondatrice du réseau international de communication CIRANDA, et l’une des coordinatrices du Forum Mondial des médias libres. Dans l’interview qui suit, elle est également présentée comme « présidente déchue du Conseil de tutelle de l’Entreprise Brésilienne de Communication (EBC) » ; voir : Erika Campelo & Luc Duffles Aldon, « "Les médias au Brésil : empêcher la censure" avertit Rita Freire sur la démocratisation des médias », Autres Brésils, 8 octobre 2018.

[3João Goulart, dit « Jango », fut président de la République des États-Unis du Brésil de septembre 1961 au coup d’État militaire du 31 mars 1964. Ancien président du Parti des Travailleurs Brésiliens (PTB), ministre du travail sous la présidence de Getúlio Vargas en 1953-1954, puis vice-président élu en 1956 et 1961, Goulart devint président en septembre 1961 suite au renoncement de Jânio Quadros. Les autorités militaires et les secteurs les plus conservateurs, dès le début opposés à son investiture, n’ont toléré ni le projet réformiste mené par le président brésilien, ni ses tentatives conciliatrices avec les syndicats et les travailleurs. Au terme d’un complexe processus d’alliance entre secteurs conservateurs – militaires, politiques, économiques, religieux et médiatiques – et au prétexte de la défense des intérêts nationaux contre la menace communiste, Goulart fut renversé le 31 mars 1964 et contraint à l’exil.

[4Voir à ce sujet son article en portugais : Maria Eduarda da Mota Rocha, O Jornal Nacional e o rito de destituição de Dilma Rousseff, Revista de Ciências Sociais. Fortaleza, v. 50, n. 2, Juillet-août 2019, p. 359–398.

[5À propos de Record, lire « Ainsi soit la deuxième télévision brésilienne » dans le Monde diplomatique de septembre 2020.

[7Voir par exemple : Jennifer Allen, Baird Howland, Markus Mobius, David Rothschild and Duncan J. Watts, Evaluating the fake news problem at the scale of the information ecosystem, Science Advances, 03 Apr 2020, Vol. 6, no. 14 : ; ou encore : Dominique Cardon (entretien avec Xavier Eutrope), Fake news : « On ne sait pas très bien comment mesurer leurs effets », La revue des Médias INA, 12 avril 2019.

[8La catégorie des fausses nouvelles au sens large inclut des nouvelles que l’on prétend être vérifiées, ou des nouvelles déformées, ou de la désinformation à des fins politiques ou idéologiques, ou encore des vraies nouvelles sorties de leur contexte et manipulées.

[9Il a par exemple décidé en avril 2019 de fermer les groupes de travail consacrés à l’identification de corps de disparus politiques sous la dictature, retrouvés dans des fosses communes en banlieue de São Paulo ou dans la région de l’ancienne guérilla de l’Araguaia.

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