À la fin du mois d’août dernier, Challenges annonçait un nouveau coup de théâtre dans l’actionnariat du Groupe Le Monde : les hommes d’affaires Matthieu Pigasse et Daniel Kretinsky contrôleraient bientôt 60% du capital, contre seulement 40% pour l’autre copropriétaire, le milliardaire Xavier Niel. Cette brusque montée au capital des deux premiers serait due au rachat des 20% des parts que l’éditeur espagnol Prisa tient toujours dans la holding Le Monde libre, qui possède la majorité des parts du Monde SA.
Cette nouvelle annonce constituait un pas supplémentaire vers une prise de contrôle du Monde par Daniel Kretinsky, une rumeur évoquant une possible option d’achat des parts restantes de Matthieu Pigasse accordée à l’homme d’affaire tchèque, réputé sans scrupules. Cette perspective n’a pas manqué de soulever l’indignation d’une grande partie des salariés du Groupe Le Monde. Ces derniers ont invoqué la promesse des actionnaires de signer un droit d’agrément qui laisserait un droit de veto au « Pôle d’indépendance », actionnaire minoritaire du Groupe Le Monde représentant les personnels, en cas d’entrée au capital d’un actionnaire de contrôle.
Plusieurs tribunes ont ainsi été publiées dans Le Monde, dans L’Obs, et une tribune signée par 500 « personnalités » s’inquiétant pour l’indépendance du Monde a même été publiée. Il est évidemment louable de se soucier de l’indépendance de la presse, partout menacée par les concentrations dans le secteur des médias. Mais la prise de conscience paraît bien tardive. Car voilà bientôt dix ans que le Groupe Le Monde survit grâce à la publicité, aux subventions publiques… et grâce aux investissements consentis par les grandes fortunes qui le possèdent. Difficile, par ailleurs, de ne pas sourire en voyant un journal, dont les éditocrates prêchent chaque jour la « liberté du capital », refuser qu’elle s’applique, cette fois, à ses dépens [1]...
On peut, enfin, s’interroger sur cette conception particulière de l’indépendance, qui consiste à choisir le moins pire des propriétaires… Une conception qui n’est probablement pas celle qu’avait à l’esprit Hubert Beuve-Méry, son fondateur, lorsqu’il disait que Le Monde devait être indépendant des « puissances financières ». Car à lire la tribune des 500, tout se passe comme si un seul droit de veto des salariés garantirait l’indépendance de la rédaction. Bref comme si l’emprise de certaines « puissances financières » ne menaçait pas, elle, l’indépendance du Monde – celle de Xavier Niel, par exemple, qui déclarait pourtant : « Quand les journaux m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix. » [2]. Et qui a bénéficié – un hasard probablement – de quelques coups de brosses à reluire savamment administrés [3]. Tout cela n’empêchait pas une publicité, aperçue sur le site du Monde début septembre, d’annoncer fièrement :
Finalement, suite à des négociations en « triangle » entre Xavier Niel, Matthieu Pigasse, et le « Pôle d’indépendance », les deux actionnaires majoritaires devraient se partager à égalité les parts du groupe Prisa, qui cède sa participation dans la holding Le Monde libre. Le « Pôle d’indépendance » obtient un droit de véto en cas d’entrée au capital d’un actionnaire de contrôle - charge à lui, le cas échéant, de trouver un repreneur dans les six mois. Une avancée qui permettra peut-être aux salariés d’avoir leur mot à dire dans les manœuvres capitalistiques à venir… mais qui est loin de garantir en soi l’indépendance du Monde. Matthieu Pigasse, en bon négociateur, obtient quant à lui, dans tous les cas de figure, la certitude de rentrer dans ses frais, puisqu’un prix plancher a été fixé pour une éventuelle reprise de ses parts restantes. Affaire à suivre…
Jérémie Fabre et Frédéric Lemaire
Post-scriptum : Notons tout de même que certains commentateurs, plus enthousiastes que nous, saluent sans réserve une victoire majeure pour l’indépendance de la presse :