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Jeudi d’Acrimed

L’audiovisuel public est-il soluble dans le libéralisme ?

par Serge Regourd,

Nous publions ci-dessous l’intervention orale de Serge Regourd [1] lors d’un Jeudi d’Acrimed de mars 2005 (Acrimed)

J’ai l’intention de traiter essentiellement de trois questions :
- 1er/ Une contextualisation de type historique : pour parler du service public aujourd’hui, encore faut-il savoir d’où il vient et ce qu’a été le service public français qui est, à tous égards, dans une position de très grande singularité par rapport aux autres services publics audiovisuels des pays européens notamment,
- 2e/ Une contextualisation juridico institutionnelle dans le cadre du droit communautaire et de la prévalence du droit communautaire aujourd’hui qui détermine le devenir du service public à partir de dispositions technico-juridiques très précises,
- et, 3e/ En conclusion, retrouver les questions qui viennent d’être évoquées et se demander si au regard des éléments d’identification du service public, le service public tel qu’il existe en France correspond aujourd’hui aux enjeux et aux conditions mêmes de sa pérennité.


I. Une contextualisation de type historique : singularités du système audiovisuel français

Sur le 1er point, quant aux singularités du système audiovisuel français, je voudrais faire un certain nombre de repérages très rapides parce qu’on pourrait résumer la situation en disant finalement que le service public français, eu égard aux crises qu’il a subies, eu égard aux pathologies qu’il a portées, fait figure de miraculé.

Quelques repères historiques :

 Premier élément de contextualisation, quasi-singularité, ce sont les premières lois qui organisent ce monopole de service public, la RTF en 59, l’ORTF en 64 et qui se caractérisent par quoi ? Par une confusion totale entre l’idée de monopole public, ou de monopole de service public, d’une part et d’autre part de monopole politique puisque, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des pays européens, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les pays du Bénélux - seule l’Italie mériterait une appréciation plus nuancée - la conception du service public telle qu’elle est organisée en France est dans une pure logique d’instrumentalisation politique qu’on pourrait résumer par ce que Pompidou avait lui-même systématisé : « La télévision publique, disait-il, c’est la voix de la France », c’est-à-dire la voix du parti politique qui exerce le pouvoir. Lorsqu’on lui demande dans une conférence de presse : « Est-il normal que dans un service public, ne puissent pas être employés des journalistes de l’opposition politique » membres à l’époque du parti socialiste ou du parti communiste, il répond de façon tout à fait claire : Non, il n’y a aucune contradiction puisque la télévision et la radio publiques sont nécessairement la voix de la France, et donc des journalistes de l’opposition ne peuvent évidemment pas être les porte-voix autorisés.

Ça se traduit du point de vue juridique par des situations que l’on peut dire monstrueuses puisque lorsqu’on crée la radiotélévision française sous forme d’établissement public (ÉPIC), nous sommes en présence d’un établissement public qui se trouve dépourvu de conseil d’administration. Or qu’est-ce qu’un établissement public, juridiquement, qui n’a pas de conseil d’administration, c’est-à-dire qui ne dispose pas de l’autorité supposée dire la volonté, le programme, l’identité de cette institution ? Cela signifie évidemment que c’est l’autorité de tutelle, le ministère, qui dira la volonté du service public à la place du service public lui-même.

 Deuxième élément de crise d’une autre nature : la loi de 1974, loi Giscard, d’éclatement de l’organisme unitaire de l’ORTF. Autre singularité : les organismes unitaires ont été maintenus partout dans les autres pays européens, et en 1974, on est finalement dans un projet de privatisation qui ne va pas jusqu’au bout de son terme, qui reste au milieu du gué. C’est-à-dire que l’on éclate l’ORTF en sept structures différentes dans le cadre d’ailleurs de structures de droit privé puisque les quatre chaînes de programme, les trois chaînes de télévision et la radio, sont déjà organisées sous forme de sociétés anonymes, l’idée étant que des capitaux privés pourraient rentrer, ce qui ne sera jamais le cas.

Les choses sont encore plus systématiques pour la SFP car elle est organisée sous forme de société d’économie mixte, ce qui suppose là encore la participation de capitaux privés. Le caractère tout à fait déroutant de cette loi avec des conséquences tout à fait pernicieuses par la suite, c’est qu’en réalité lorsque sont créées ces sept structures, notamment dans le domaine des chaînes de programmes, trois chaînes de programmes sont mises directement en concurrence frontale à la fois sur le terrain de l’audience et sur le terrain des ressources publicitaires. C’est un cas unique, ce que l’un de mes collègues a appelé, je cite : « Une décentralisation sans centre », c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autorité de coordination, aucune structure de coordination entre les trois chaînes publiques, à l’époque TF1, Antenne 2 et FR3, et les trois chaînes sont placées directement dans une logique concurrentielle que certains commentateurs vont qualifier de « concurrence sauvage ». Donc, solution très singulière : on maintient un monopole public, mais on est déjà dans un système concurrentiel sur le terrain de l’audience et des ressources publicitaires entre trois chaînes à capitaux publics, ce qui est une situation tout à fait inédite.

 Étape suivante : loi de 1982. C’est la sortie du monopole et en matière de télévision, contrairement à la radio, le système juridique qui est prévu par la loi du 29 juillet 82, est un système de « concession de service public ». C’est-à-dire que le postulat est que les opérateurs privés qui interviendront sur le marché n’interviennent pas, comme c’est le cas en matière de radio, dans le cadre d’un système d’autorisation postulant que l’activité est bien une activité privée : on répute à l’inverse l’activité télévisuelle comme étant par nature de service public et donc les opérateurs privés sont supposés être des gestionnaires de service public. C’est-à-dire qu’on applique dans le domaine de la télévision, ce qu’on connaît bien notamment dans le domaine de la gestion déléguée pour les services publics locaux : Lorsque la Compagnie générale des Eaux est opérateur en matière de distribution d’eau, c’est une activité de service public, gérée par un opérateur privé délégataire. De la même manière pour la collecte des ordures ménagères : ce peut être un opérateur privé, mais qui obéit aux mêmes contraintes qu’une régie publique.

Sauf que, en l’occurrence, qui devient concessionnaire de service public ? Eh bien, dans le cadre d’un épisode haut en couleurs, le président de la République lui-même choisit dans le cadre du droit des concessions de services publics, caractérisé par ce qu’on appelle la règle de l’intuitu personnae, c’est-à-dire du choix libre, discrétionnaire de l’opérateur privé, - le président Mitterrand donc décide de confier les chaînes privées à des opérateurs amis politiques. Par l’intermédiaire du premier secrétaire du parti socialiste italien, voilà qu’intervient ainsi en France, comme concessionnaire de service public un certain Berlusconi qui se voit confier La 5, première chaîne authentiquement privée puisque Canal plus, créée en décembre 84, l’avait été dans le cadre d’une concession à une entreprise publique - La 5 de Berlusconi que chacun, dans l’opinion profane, s’attache à considérer comme l’archétype de la télévision Coca-cola, de la télévision spaghetti, mais qui juridiquement, en droit, est une télévision de service public !... Elle a comme fondement juridique un contrat de concession de service public. Je suis en train de souligner que, à ce stade, les qualifications juridiques ne veulent plus rien dire ! Lorsque la 5 de Monsieur Berlusconi, celui qui vient précisément de mettre en péril tout le service public italien intervient sur le marché français au titre d’un pavillon de service public, c’est que les qualifications juridiques n’ont plus aucun sens puisque, encore une fois, il y a une distorsion totale entre la réalité et le prisme juridique.

Dans le même temps, il y a un élément moins connu, concernant les modes de gestion. Dans cette période-là, TF1, qui est encore une chaîne de service public - qui sera privatisée plus tard, - a aux commandes, comme PDG, un certain Hervé Bourges qui publie en 84 un bouquin dont le titre est « Une chaîne sur les bras ». Bourges y raconte lui-même la manière dont il convient de gérer une chaîne de service public. Je pourrais être très long en citant abondamment la gestion de Monsieur Bourges qui développe une conception parallèle du service public en termes de (je cite) : « chaîne de service public commerciale ». Il explique que ce qu’il faut faire dans le service public, c’est de gagner sur le terrain du marketing, sur le terrain de l’audience, et il développe typiquement des logiques d’habillage de la chaîne, de logos, de couleurs... Il fait intervenir un concepteur d’image évidemment américain, David Niels, qu’il recrute dans le privé en disant qu’il n’y a pas de ressources en interne, ce qui paraît curieux pour une chaîne de télévision : dépourvue de ressources internes pour calibrer les images. Il fait venir une société de marketing, également américaine, la société Lintas, pour revoir les modalités de gestion du service public et, finalement, toute la gestion de TF1 publique, est présentée comme une logique typiquement d’entreprise : « Ce que je voulais obtenir, dit-il, c’était une reconstruction complète de la logique d’entreprise ». Il est tout fier de dire qu’il devient le patron d’une entreprise qui gagne, et il donne comme modèle de ce qu’il faut faire dans une télévision de service public commerciale : programmer par exemple des telenovelas brésiliennes, parce que, explique-t-il, si un personnage meurt et si le public regrette sa disparition, on peut le ressusciter, et il souligne : « Désormais on peut parler d’un phénomène brésilien sur l’antenne de TF1 ». Il se réfère tout au long de son bouquin à « cette Amérique qui a des années-lumière d’avance sur nous dans ses spectacles et dans ses fictions ».

Le plus étonnant, c’est bien la manière dont il conçoit la question du service public. Voilà ce qu’il dit exactement : « Le service public, ce mur de béton infranchissable, nous l’avons contourné, sapé à la base, et finalement le flot l’a emporté ». Nous sommes en 1984 : vous observerez la métaphore du béton pour TF1 en 84. Deux ans plus tard, le béton est effectivement arrivé à TF1. Lorsque l’on prend ces deux éléments : un, les concessions de service public - logique Berlusconi -, deux la gestion Bourges du service public à capitaux publics, on peut en déduire que le service public, ça ne veut plus rien dire : soit c’est de la télévision privée purement commerciale, affublée de l’estampille service public sous forme de concession, soit c’est du service public au sens du capital public de TF1 géré comme une entreprise privée.

 Et il en découle quoi ? Il en découle un saut qualitatif logique après l’accumulation des contradictions : c’est la loi de 1986, dite loi Léotard qui tire en quelque sorte les leçons de ces évolutions et qui fait ce qu’aucun autre pays européen n’a fait : la vente de TF1 au secteur privé. C’est-à-dire que Monsieur Bourges, d’une certaine manière, avait préparé le terrain et selon lui, en 84, il n’y avait pas besoin de repreneur privé, puisque TF1 était déjà une chaîne commerciale. Eh bien, on l’a pris au mot, et c’est effectivement Monsieur Bourges qui va transmettre les clefs de TF1 selon une représentation très symbolique à Monsieur Bouygues.

Mais, plus grave, au-delà de TF1, situation totalement singulière qu’aucun pays européen n’a connu, la loi de 86 bannit, évacue jusqu’au mot même de service public. C’est-à-dire que ce qui reste de public dans la loi de 86, c’est du « secteur public », les deux mots qui sont employés par la loi, sont 1 : « secteur public », et 2, l’appellation purement technique de « société nationale de programmes » en évacuant toute référence au mot même de service public et donc évidemment, a fortiori et de manière corrélative, à toute espèce de définition des missions inhérentes au service public qui, par définition, n’existent plus. Comme par inadvertance, deux fois le mot de service public est cependant utilisé notamment pour une mission de TDF et d’autre part, s’agissant de la continuité de la programmation et le droit de grève. Et d’ailleurs, François Léotard expliquait lui-même que « le service public est un astre mort dont la lumière nous parvient encore, mais qui est mort ». Donc on pourrait se demander comment se fait-il qu’il reste encore une problématique de service public !...

 La loi de 1989, « loi socialiste », évidemment ne s’empare pas de la question de la renationalisation de TF1, dont vient de dire un mot Guy Pineau, alors même que, après la privatisation de TF1, il y avait eu une Convention nationale du Parti socialiste où unanimement on avait juré, que dès qu’on revenait au pouvoir, on re-nationalisait TF1. Mais les gens de ma génération ont l’habitude d’avoir été cocufiés et donc, évidemment, on n’a pas pris les choses au sérieux mais on aurait pu au moins imaginer qu’en 1989, faute de re-nationaliser TF1, on aurait pu éventuellement réintroduire la notion de service public, ce que la loi de 1989 ne fait toujours pas.

 Arrive la loi de 1994, loi Carrignon, une loi ultra-libérale, qui évidemment ignore totalement la problématique du service public. Dans ce contexte-là, après la loi de 94, nouvelle crise qui va plomber encore plus le succédané du service public, c’est la fameuse crise des animateurs-producteurs. Je pense que vous vous souvenez, nous sommes en 1996. Crise qui va entraîner la démission du PDG de France-Télévision, Monsieur Elkabbach. C’est-à-dire qu’après les turpitudes politiques du début, on est dans les turpitudes économiques : c’est l’air du temps de l’affairisme. Six animateurs-producteurs, sont mis en cause, sur ces bases, par le conseil de la concurrence et par l’audit qui est confié à l’époque à Monsieur Jean-Michel Bloch-Lainé. On s’aperçoit notamment que l’un des animateurs-producteurs qui est toujours sur l’antenne de France 2 à l’heure où je parle, a vu sa société entièrement capitalisée par France 2, les contrats étant passés sans aucun contrôle et sans respect des dispositifs traditionnels du secteur public.

 Il faudra donc attendre la loi du 1er août 2000, dont on a dit un mot, qui va d’une certaine manière rétablir l’identité du service public et la définition des missions de service public comme par compensation, puisque je n’y reviens pas, Guy a dit en introduction que la loi de 2000, en réalité, aurait dû être une loi anti-concentration notamment pour régler le cas, unique en France, des grands opérateurs titulaires de marchés publics qui ont des participations capitalistiques dans l’audiovisuel. Faute d’avoir fait ça, on a d’une certaine manière rattrapé le coup en réaffirmant les logiques de service public et en redéfinissant le service public à partir d’un certain nombre de concepts et des contrats d’objectifs et de moyens. Voilà en gros pour l’histoire, finalement pas très réjouissante, du service public qui a accumulé les crises, les pathologies et les dysfonctionnements.

II. Une contextualisation juridico institutionnelle : le contexte européen

Deuxième volet de contextualisation : le nouveau contexte aujourd’hui européen, c’est-à-dire un contexte dominé par les logiques du droit de la concurrence.

Premier élément, sur lequel je ne m’étendrai pas, au-delà de la question de l’audiovisuel, c’est aujourd’hui toutes les problématiques de services publics qui quels que soient les secteurs, sont, dès avant le projet de constitution européenne, très mal traitées par le droit communautaire. En deux mots, selon le droit communautaire, le succédané dans tous les domaines de ce qu’on appelle le service public, est le service d’intérêt économique général soumis au droit de la concurrence, et qui relève donc du marché. Ce sont des « Canada Dry de services publics ». Il est très curieux que des services publics qui se sont historiquement définis comme des activités hors marché deviennent des services, qui selon le droit communautaire relèvent de la concurrence, du marché. Les services publics de l’audiovisuel sont globalement concernés par cette évolution.

Concrètement la directive TSF qui constitue le droit dans ce domaine ne fait aucune différence entre les télévisions publiques et les télévisions privées. C’est-à-dire, que l’acte juridique fondamental en droit communautaire raisonne sur le droit commun communautaire et ce sont strictement les mêmes règles qui s’appliquent aux deux types de télévisions. Le droit commun du financement étant évidemment la ressource publicitaire. Au-delà de la directive, la rédemption en quelque sorte, ou l’issue favorable pour le service public, intervient après moult problèmes en 1997, dans le cadre du traité d’Amsterdam, avec l’introduction d’un protocole additionnel au traité (donc soumis à interprétation) qui pour la première fois reconnaît l’existence en soi des télévisions de service public et qui autorise expressément au-delà des ressources publicitaires, le financement public par les États membres de leurs services publics audiovisuels dès lors qu’un certain nombre de conditions sont remplies. Conditions qui vont être précisées par une série de textes subséquents.

On a évoqué le rapport de la commission Oreja qui va en réalité se traduire par une communication - interprétative - de la Commission européenne. Celle-ci définit les conditions du financement du service public audiovisuel. En gros, l’idée, c’est que nous sommes dans des situations dérogatoires, situations d’exception, et que, pour que ces dérogations soient acceptées, il faut que deux principes soient respectés. D’abord, celui de la transparence, qui signifie que la Commission doit à tout instant pouvoir contrôler les modalités du financement public sur les chaînes (on est proche de la problématique de ce que l’on appelle les aides d’État où il y a nécessité des notifications à la Commission qui valide ou ne valide pas le fondement du financement public). Second élément, le principe de proportionnalité qui, notamment, doit se traduire par l’établissement de deux comptabilités séparées par les organismes publics audiovisuels. Ainsi, ne peuvent être financées sur fonds publics que les missions de service public, c’est-à-dire, que les programmes qui portent une empreinte spécifique de service public. À l’inverse la programmation ordinaire des chaînes de service public semblable à celle des chaînes privées, ne peut en aucun cas relever du financement public. Ces deux principes, transparence et proportionnalité s’imposent aux États membres.

Sur ces bases, la Commission va mettre en œuvre un certain nombre de contrôles, tout à fait effectifs. Ainsi au cours des années récentes, une série de plaintes a été déposée par les opérateurs privés contre les opérateurs publics. Au cas par cas, la Commission examine la validité, la légalité des financements publics. Il y a eu des plaintes contre la télévision publique espagnole, contre la RAI, dans ces cas, la Commission pour les périodes concernées a considéré qu’il n’y avait pas eu d’atteinte aux principes. Notez que ce que la Commission appelle une logique de surcompensation est le fait que vous ne pouvez financer que pour compenser les missions de service public. Si vous financez au-delà de ces missions, alors c’est une surcompensation qui fausse le jeu de la concurrence et auquel cas vous êtes en infraction.

En ce moment la Commission examine des plaintes contre les deux chaînes publiques allemandes (ARD, ZDF) qui font l’objet de plaintes notamment s’agissant des moyens de ces deux chaînes pour récupérer les droits de retransmissions sportives de la première ligue de football en Allemagne. Il y a également eu une plainte contre le service public hollandais (la Nos) et les huit associations qui fonctionnent dans ce cadre. Mais le cas le plus intéressant, c’est la télévision danoise, puisque là, les choses ont abouti, c’est-à-dire que la chaîne TV2 à double financement privé-public a vu une plainte des télévisions privées danoises. Aux termes de l’instruction, la Commission a considéré que la télévision publique danoise avait bénéficié de financements indus, qu’il y avait une surcompensation : elle a été condamnée à 628 millions de couronnes (soit, 84 millions d’euros + les intérêts). Dans cette situation, le gouvernement danois a décidé de privatiser sa deuxième chaîne et on a changé de statut. TV2 est dans une double situation : elle doit rembourser des sommes considérables et elle est en voie de privatisation étant entendu que la procédure en cours devant le juge communautaire a ralenti le processus de rachat par des opérateurs privés qui attendent de voir quel sera le coût des opérations. Tout ceci, pour dire que les dispositifs prévus par l’Europe, en termes de contrôle des financements publics indus ne relèvent pas seulement d’un logique formelle ou livresque mais se traduit par des logiques très normatives. Je signale au passage que dans plusieurs législations aujourd’hui, notamment la législation italienne récente, a été directement intégrée en droit national la communication de la Commission : la loi italienne prévoit en toutes lettres que les financements publics ne pourront être tolérés que dans une logique de stricte proportionnalité avec les besoins, évidemment contrôlés, du service public.

Avant de conclure, je voudrais ajouter à cela d’autres évolutions qui en disent long sur le cours libéral du droit communautaire en la matière et qui indirectement, produisent des effets sur le service public. Ainsi, la Commission a adopté une nouvelle communication interprétative de la directive TSF, voici un peu moins d’un an, en avril 2004, sur une base demandée par les opérateurs privés qui, en gros, transpose dans le domaine de l’audiovisuel, ce qui est déjà une caractéristique de la jurisprudence communautaire globalement considérée.

Cela consiste à dire, à peu près ceci : toutes dispositions restrictives, contraignantes - pour le champ des opérateurs privés - doivent être elles-mêmes interprétées de manière restrictive : « en termes clairs et non équivoques ». Cela signifie que tout ce qui n’est pas expressément interdit est autorisé. Sur le terrain de la publicité (ce qui intéresse principalement les opérateurs privés) la communication interprétative retient 4 nouvelles modalités en matière de publicité qui valent pour toutes les télévisions :

La question des interruptions publicitaires dans les retransmissions sportives. La commission retient qu’au-delà des arrêts de jeux prévus (type mi-temps) dès qu’il y a un incident, il y a la possibilité de balancer un mini spot. Aucun moment n’est perdu, grâce à la réactivité des publicitaires au-delà de tout minutage car il y a en quelque sorte une césure naturelle du programme. Pour les sports qui n’ont pas ce type de césures (cyclisme, automobile) on applique (comme pour les feuilletons) une possibilité de spots toutes les 20 minutes, beaucoup plus favorable que le droit actuel.

Mais ce n’est pas le pire. Le pire, c’est la consécration de la publicité sur écran partagé, écran fractionnable avec le programme dans une case et de la publicité en continue dans l’autre. On sépare bien comme le préconise la Directive les deux éléments (programme/publicité !). La communication précise qu’il faut pouvoir identifier, soit par une logique optique, soit acoustique, la publicité et les législations nationales pourront prévoir des listes de programmes qui seront fractionnables ou non. Le principe est retenu, formulé. Cela vaut pour la publicité stricto sensu et pour le parrainage, inscrite dans une partie de l’écran. La publicité interactive (une pub sur laquelle vous cliquez) est également prévue dans le cadre du commerce électronique (on n’est plus dans le domaine de l’audiovisuel). Dernier élément, la pub virtuelle, comme lorsque dans des retransmissions sportives, il y a des pubs installées dans des stades qui par définition n’ont de sens que pour les consommateurs du pays. La publicité virtuelle consiste à plaquer des spots adaptés à chaque pays récepteurs correspondants. La pub d’origine est occultée et remplacée par une publicité virtuelle.

Un autre projet, est la proposition d’aller vers, je cite, le principe de minimis, c’est-à-dire, voir comment les dispositions de la Directive doivent être interprétées a minima selon l’impact des différentes télévisions et des différents programmes, puisque pour l’instant on est évidemment en aveugle, ça vaut pour toutes les télévisions quelle que soit leur importance, leur audimat. L’idée c’est que désormais, il faut être dans une logique de minimis en admettant que pour les télévisions qui ont le moins d’impact l’idéal serait une auto-régulation et non pas une contrainte réglementaire.

Je m’arrête maintenant sur toutes ces évolutions et j’en viens à la conclusion.

Conclusion

Sur les bases que je viens d’évoquer, quels sont les risques auxquels le service public français est confronté ? Quels sont les critères à partir desquels on peut identifier le service public français ?

D’après les textes communautaires la première obligation pour la législation nationale, c’est de donner sa propre définition du service public afin de permettre aux instances communautaires de pouvoir contrôler, pour voir si en fonction de la définition donnée, le financement correspond bien aux programmes identifiables comme étant de service public. Finalement, on retrouve dans la loi du 1er août 2000, ce qui figurait au tout début dans la définition du service public télévisuel de 1964 et 1972, c’est-à-dire deux choses : d’une part, l’idée globale avec deux entrées du pluralisme.

- D’abord, premièrement, selon certains auteurs, un pluralisme absolu, ce que la loi appelait l’objectivité ou l’exactitude, c’est-à-dire, le respect du pluralisme au sens où le service public respecte l’égalité (dans tous les domaines, la définition même du service public, c’est l’égalité) et plus particulièrement en matière d’information, la neutralité et dans le domaine de l’information télévisuelle cela veut dire l’objectivité, celle-ci étant en soi garante du pluralisme. Mais on admet que l’objectivité, c’est difficile, donc, deuxièmement, une autre forme de pluralisme est prévue, ce qu’à l’époque on a appelé un pluralisme par compensation : ne sachant pas être objectif, le service public doit permettre à l’ensemble des courants de pensées de s’exprimer, de donner chacun son éclairage, donc le pluralisme découlera alors de la diversité, de la pluralité, des points de vue.

- Le deuxième élément clef, c’est la question de la qualité qui figurait déjà dans les lois de 1964 et 1972, et qui revient dans la loi d’août 2000, assortie à côté de la qualité, de la notion de l’innovation. Donc, il faudrait avoir ce prisme - question du pluralisme, question de la qualité - pour voir si les chaînes publiques font preuve d’un pluralisme d’une nature différente de celui des chaînes privées et également d’une qualité et d’une innovation différentes de celles des chaînes privées. Du point de vue du droit communautaire c’est très clair. Si on peut faire apparaître que nos chaînes de service public ont une effectivité du pluralisme différente par nature de celle du privé, alors, il n’y aura pas de problème, le financement public sera légitime. De même si du point de vue de la nature des programmes (la qualité et l’innovation), il y a des qualités spécifiques pour chacun des programmes, on peut attester que le financement public est légitime.

Donc sur ces deux terrains et c’est cela le sens de nos échanges, c’est de se demander si sur le terrain de l’information en particulier, les chaînes de service public, témoignent aujourd’hui d’une objectivité ou d’un pluralisme ou d’un respect de la pluralité des courants de pensée de nature différente des chaînes privées. De mon point de vue, mais on est là pour en débattre, la réponse est hélas négative. Voir notamment le débat sur le Traité de Constitution Européenne : Les observations empiriques montrent que c’est quasiment pire dans le public que dans le privé.

Deuxième exemple, sur les programmes, il y a certes une marque spécifique du côté public : ainsi, les émissions religieuses prévues par le cahier des charges, sont des contraintes de service public, et en matière d’interruptions publicitaires : interdites pour les œuvres cinématographiques et audiovisuelles sur le service public, cela a un prix. De même, pour les émissions d’expression directe, donnant le droit à l’antenne des grands partis, syndicats, des associations représentatives etc. Cela est bien une singularité des chaînes publiques et cela a un coût qui mérite d’être légitimement financé. Mais, au-delà de ces choses qui restent finalement assez marginales, on doit évaluer dans les grandes catégories de programmes.

Si l’on prend le domaine de la fiction, là encore on pourrait trouver que par exemple, les chaînes publiques sont plus dans des logiques de téléfilms unitaires alors que TF1 est plus dans la sérialisation absolue. Donc ce critère pourrait jouer, mais finalement on s’aperçoit, qu’en matière de fiction, F2 en particulier est dans une dérive proche de la programmation de TF1, avec recherche d’audimat comme postulat et donc avec un casting fondé sur le star system. Les films tournés actuellement en sont une caricature absolue. On voit que le casting est celui d’une recherche d’audimat et que TF1 n’aurait pas su faire mieux. Le « Jean Moulin » de F2 avec Charles Berling est-il autre chose que le « Jean Moulin » de TF1 avec Francis Huster ? A priori on voit bien, qu’en gros, c’est le même film et que dans les deux cas, Huster et Berling qui ne ressemblent ni l’un, ni l’autre à Moulin, ont été choisis sur un autre critère que celui de la crédibilité.

C’est pour cela, qu’il y a quelques années, au moment où était discutée la loi Trautmann, nous avions constitué autour de Jack Ralite un petit groupe de travail, notamment avec des réalisateurs de l’école dite des Buttes Chaumont, et nous avions rédigé un projet de loi (dont j’étais en charge de la mise en forme) où nous avons essayé de décliner déjà dans tous les domaines (variétés, fictions, documentaires,...) ce qui pouvaient constituer une marque spécifique du service public afin de pouvoir légitimer un financement spécifique public. Aujourd’hui, il y a un véritable enjeu : ce qui se passe en Italie, ce qui se passe au Danemark, mais également les contrôles sur plusieurs télévisions publiques en Europe, montrent que la question est posée de la nature du service public.

Pour finir sur une note plus optimiste, je dirais que le droit communautaire qui est exclusivement fondé sur le postulat de la concurrence et du droit de la concurrence pourrait au moins avoir des effets vertueux en obligeant le service public à être conforme aux critères du service public.

 
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Notes

[1Professeur de droit public à l’Université de Toulouse I où il dirige l’Institut du droit de la communication audiovisuelle, Serge Regourd est auteur de : La régulation juridique de la communication audiovisuelle, Presses Universitaire de Perpignan, novembre 2005 ; L’exception culturelle, PUF, poche, janvier 2004 ; Droit de la communication audiovisuelle, PUF, décembre 2001 ; La télévision des européens, Documentation française, mars 1992.

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