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Journaux, journalistes : une « enquête » planétaire du Monde

par Henri Maler,

Destinée à détourner la critique des médias, la défense farouche du quasi-monopole de l’information sur l’information, détenu par ces mêmes médias, se porte bien. C’est même un excellent produit de fin d’année. Le Nouvel Observateur nous avait révélé « les secrets [éventés] du journalisme » [1].Le Monde nous promet encore plus et mieux.

Cela se présente ainsi, en toute modestie mondesque : « Journaux, journalistes : l’enquête ». Tel est en effet le titre de la « Une » du Monde daté vendredi 5 décembre 2003. Non pas « une » enquête, mais « l’ » enquête... Et ce titre annonce, pour un « numéro spécial » vendu 1,60 euros, un supplément de 28 pages, sobrement intitulé : « Le tour du monde en 80 journaux » et sous-titré : « La presse a mauvaise presse ».

Une telle abondance, pour un si faible coût, vaut bien qu’on lui consacre plusieurs articles. Voici le premier, en guise d’introduction.

C’est donc une enquête : quelle enquête, sur quoi, comment, pourquoi, pour quels résultats ?

Une enquête, vraiment ?

La 9ème édition du Dictionnaire de l’Académie française définit ainsi une enquête : « Recherche méthodique d’informations sur un sujet donné ou dans un domaine particulier. »

De méthode, dans ce « tour du monde », il n’y en guère... Si ce n’est un pot-pourri d’articles disparates et de très inégal intérêt. Comment justifier alors une telle consommation de papier ?

L’accroche de « Une » nous annonce ceci : « Un point le plus complet possible sur l’état de la presse dans le Monde et en France. Et notre retour sur "l’affaire Le Monde". » De là à penser que le quotidien de référence nous propose en vérité un voyage autour du Monde, il n’y a qu’un pas que l’on ne saurait - provisoirement - franchir...

Reste l’ambition de fournir « un point le plus complet possible ».Mais à l’impossible nul n’est tenu. D’ailleurs, l’article d’Edwy Plenel qui fait office de conclusion cite un document interne de 1996, dans lequel on pouvait lire : « contre une culture de l’exhaustivité, Le Monde doit donner la priorité à l’exclusivité et à la pertinence dans un univers où la communication tente d’uniformiser l’information. »

L’ordre même de ces exigences - l’exclusivité, puis la pertinence - laisse songeur... Mais ne chipotons pas : puisque Le Monde, sous la plume d’Edwy Plenel, demande à être jugé à l’aune de ses ambitions, il suffit de relever, s’agissant de l’exclusivité, que nombre d’articles recyclent des informations déjà parues dans le quotidien. Quant à la pertinence...

On image mal qu’une enquête n’ait pas pour objectif de répondre à quelques questions précises. Quelles questions en l’occurrence ?

 Une première réponse nous vient de la « Une » du quotidien de référence. On peut y lire ceci :

« Les interrogations sur le fonctionnement de la presse ont rarement été aussi pressantes qu’en cette année 2003. Partout, les médias ont été soumis à la critique interne et externe, sommés de répondre. (...) Afin de comprendre ces accusations [lesquelles ?] et de percer pourquoi la presse a décidément mauvaise presse, notre rédaction propose aujourd’hui dans un cahier de 28 pages, un tour du monde en 80 journaux. »

Pourtant, pas une ligne de l’épais supplément ne permet de «  comprendre », ces « interrogations », soudainement devenues des « accusations », sans qu’on dise jamais précisément lesquelles, et « de percer pourquoi (sic) la presse a décidément mauvaise presse ».

 La page I de « l’enquête » en vente forcée pour 40 centimes d’euro propose, quant à elle, d’autres points d’interrogation :

« (...) La presse a toujours mauvaise presse. Mais derrière les humeurs et les emportements parfois fondés, qu’en est-il ? Les sociétés, démocratiques ou non, peuvent-elles sérieusement faire l’économie de moyens d’information approfondis ? Peut-on se passer de médias indépendants et puissants face à des pouvoirs tout-puissants ? »

La réponse étant dans chaque question (qui peut douter de la nécessité démocratique de « moyens d’information approfondis » et de « médias indépendants et puissants face à des pouvoirs tout-puissants » ?), on se demande où sont passées les véritables questions qui justifient « l’enquête ».

Il n’empêche : « Pour tenter de répondre, Le Monde propose un tour du monde de la presse écrite. » Et d’annoncer fièrement : « Une exploration au fil des fuseaux horaires, avec escales, pour découvrir la diversité de la planète journalistique en 2003. Aucune grande zone géographique n’est oubliée (...) ». Avant de conclure prudemment « Pour tenter de prendre la mesure des évolutions en cours, un état des lieux s’imposait. En voici une première approche. »

Entre la vanité initiale et la modestie terminale se sont interposés « trois points saillants ». Voici les deux premiers : « Une nouvelle presse populaire émerge partout dans le monde », « Le monde asiatique se présente comme le continent heureux en matière de presse ». Bon ! Reste le troisième : « Les critiques qui affectent les grands titres comme The New York Times, Gazeta Wyborcza ou Le Monde révèlent une interrogation profonde sur la place des quotidiens dans les sociétés modernes et sur le rôle que doivent jouer les rédactions. Les doutes ne sont pas dissipés ni la contestation des modes de formation des journalistes. »

Ce « point saillant » de conclusion ressemble à s’y méprendre au constat qui ouvrait la « une » : « Les interrogations sur le fonctionnement de la presse ont rarement été aussi pressantes qu’en cette année 2003. Partout, les médias ont été soumis à la critique interne et externe, comme de répondre. Il suffit de rappeler la crise ouverte dont le New York Times a été le théâtre après la révélation des bidonnages du reporter Jayson Blair ; l’imbroglio politico-juridique dans lequel Gazeta Wyborcza  ; ou encore le procès public ouvert contre Le Monde, dont nous ne sommes pas forcément les mieux placés pour rendre compte » (sic).

Conclusion : les interrogations qui justifiaient l’enquête demeurent donc inchangées à la fin. Il ne faut pas s’en étonner outre mesure : le propre d’un tour du monde réussi est de nous ramener ... au point de départ.

En 28 pages, le lecteur peu spécialisé a certes le temps de glaner de nombreuses informations et de suggestifs aperçus et points de vue, mais aucun début de commencement de réponse précise à des questions précises. Pis : quelques aspects, pourtant non dénués de « pertinence », sont presque totalement négligés.

Une enquête fantôme sur les journalismes

« Journaux, journalistes : l’enquête ». Avec un tel titre, on aurait pu s’attendre à une enquête non seulement sur les journaux, mais aussi sur les journalismes et les journalistes : leurs métiers, leurs pratiques, leurs dérives. A l’arrivée du « Tour du monde en 80 journaux », le bilan est maigre, très maigre. On aura croisé, si l’on excepte les experts en médias pour les médias, quelques patrons de presse et responsables des rédactions (des Colombani et des Plenel exotiques ?), mais pratiquement aucun journaliste. Comme si les journalistes ne pouvaient pas enquêter eux-mêmes sur eux-mêmes.

On ne saura rien sur le journalisme précaire et ses incidences sur la production de l’information, rien sur les conditions de travail des journalistes, rien sur la répression antisyndicale, rien, non vraiment rien.

On ne saura rien sur les pratiques du journalisme, sa dépendance à l’égard des chargés de la Com et du marketing, sa soumission croissante, volontaire ou réfractaire, à l’égard de tous les pouvoirs et aux logiques commerciales des empires médiatiques. Rien ou presque rien : tout au plus pourra-t-on lire dans quelques entretiens (par exemple avec Todd Gitlin, professeur à l’école de journalisme de Columbia), quelques propos non conformes.

Rien, à une exception près : sur la formation des journalistes. Deux articles lui sont consacrés : le premier (« El Païs dispense aux apprentis une formation sur le tas ») décrit sommairement et sans recul la formation maison dispensée par El Païs ; le second (« Débat et introspection sur la formation des journalistes » dresse un rapide état des écoles de journalisme en France et fait très brièvement état d’interrogations, dont il confie la rédaction aux responsables en place, avec une allusion la plus brève possible au livre de François Ruffin.

Une enquête fantôme sur les journaux

Passons allègrement sur ce constat : un survol de la planète qui, pour chaque pays ou continent, ne retient que quelques journaux, et pas forcément les plus significatifs, peut difficilement passer pour une enquête, notamment quand les portraits des dirigeants d’entreprise de presse tiennent lieu d’analyse des journaux qu’ils dirigent.

Mais que dire encore de cette enquête qui, en guise d’analyse de l’économie de la presse, fait presque totalement silence sur la concentration et la financiarisation des médias et entérine, assortie de quelques précautions déontologiques, les effets des nouvelles formes de marchandisation de l’information et de soumission aux impératifs publicitaires.

Les utiles informations que propose une page entière de « chiffres-clés », l’évocation insistante de la concurrence des gratuits et de l’importance des ressources publicitaires, l’inévitable article sur l’empire de Rupert Murdoch, peuvent difficilement passer pour un effort d’analyse.

Certes, comme il faut de tout pour créer l’illusion d’une investigation, on pourra glaner, au fil des articles et des entretiens, de fugitifs aperçus critiques. Mais immédiatement neutralisés par les zélateurs de l’économie de marché. Préposés à la diffusion de la vulgate : Henri Pigeat, président du Centre de Formation des journalistes et Patrick Eveno, historien quasi-officiel du meilleur des Monde, depuis que Jean-Marie Colombani en est devenu le manager.

De tout cela que reste-t-il ? Une liste confuse d’interrogations qui vont rarement à l’essentiel, mais qui tentent d’accréditer l’idée que l’introspection des chefferies éditoriales, aidés de quelques experts tris sur le volet permettra de trouver des remèdes et de répondre à la critique des médias.

Bref, un tour du monde qui nous ramène au Monde

Le Monde tourne autour du Monde

La finalité ou l’une des finalités de ce « dossier spécial » se laisse assez aisément découvrir : en prenant de la hauteur et de la distance, Le Monde tente de répondre sans leur répondre aux critiques dont il fait l’objet.

A un bout, en forme d’éditorial, Jean-Marie Colombani vend la mèche. Un citation de Flaubert : (« Journaux : ne pas s’en passer, tonner contre ») précède cette conclusion : « L’attente est si grande, et si légitime, à leur endroit, à notre endroit, qu’elle nous commande de renouveler sans cesse, face à la nécessité de « tonner », nos capacités à ne pas vous passer de vos journaux, de notre journal. ».

A l’autre bout, en forme de bilan, Edwy Plenel nous assure, en guise de réponse dilatoire à toutes les critiques dont le quotidien a fait l’objet, que Le Monde n’a pas d’autre ambition que de changer Le Monde.

En bâtissant sur 28 pages une forteresse de papier, Le Monde réinvente la ligne Maginot.

Lecteurs, vos critiques ne sont que des inquiétudes. Et les tenanciers de la presse pensent pour vous, parce qu’ils pensent à vous !

A suivre ...

 
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Notes

[1Lire notamment : Le Nouvel Observateur et les journalistes (1)Désinformer pour informer et (2) Enquête ou pot pourri de circonsance ?.

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