Comme souvent lorsque les chiens de garde se penchent sur une question politique, la caricature n’est pas loin. Et le cas de Greta Thunberg illustre une nouvelle fois comment, à défaut de débattre sérieusement d’un enjeu sérieux – comme celui du changement climatique – les tenanciers des grands médias s’en tiennent à discuter de la forme ; pour mieux discréditer celles et ceux qui portent un message critique de l’ordre économique et social [2]. Florilège [3].
« Elle n’apporte pas vraiment de solution concrète »
Dès le 6 août, Raphaël Enthoven s’en prend sans détour, sur Twitter, à la militante suédoise :
Ce n’est qu’un avant-goût de ce qui va suivre : le concert démarre réellement en septembre, après le discours de Greta Thunberg à la tribune de l’ONU. Le 23, dans « L’heure des pros » (CNews), Jérôme Béglé, directeur adjoint de la rédaction du Point, explique, pour le dire vite (et avec au moins autant d’arguments que Raphaël Enthoven), que Greta Thunberg… ne sert à rien.
Il est suivi, le lendemain, sur BFM-TV, par Christophe Barbier :
Sur BFM-TV, même lieu même jour, Éric Brunet complète : « J’ai l’impression qu’elle a frappé par erreur, comme à la sortie d’un bistrot, quand on est un peu éméché et qu’on donne un coup de poing à son copain au lieu de taper le méchant. » On appréciera l’élégance de la comparaison.
Un constat partagé sur LCI. Le 23 septembre, Vincent Hervouët affirme, en toute subtilité, que Greta Thunberg « a tort de geindre ». Le lendemain, Jean-Michel Apathie abonde, en évoquant la plainte portée par la militante suédoise contre cinq pays dont la France : « dans la vie publique, on ne pleure pas, et puis porter plainte c’est ridicule ». François Lenglet y va de son couplet : « Le changement climatique, c’est un problème technique, avec des solutions techniques, qu’une jeune fille de 16 ans ne peut pas avoir. »
« On se demande qui est derrière cette jeune fille, qui la manipule, qui l’endoctrine »
Mais nos professionnels du commentaire ont de la curiosité, et le sens de l’enquête… surtout lorsqu’il s’agit de décrédibiliser les voix critiques. Ils s’interrogent : derrière Greta Thunberg, qui tient les ficelles ? Ivan Rioufol, habitué des plateaux de Pascal Praud, donne le ton (23/09) :
Suivi, le lendemain, toujours chez Pascal Praud, par Charlotte d’Ornellas :
Le même jour, mais sur LCI, Pascal Bruckner approuve : « C’est une créature totalement construite, fabriquée par les médias et par ses parents. C’est le fruit d’une construction qui n’a rien à voir avec la spontanéité ou la jeunesse. » Sur BFM-TV, Christophe Barbier nous fait part de ses doutes : « Quand le cri devient une sorte de récurrence, de style, de punchline, ça sent le préfabriqué, ça sent la démarche intéressée. »
Deux semaines plus tard, le 11 octobre, le même Ivan Rioufol, chez le même Pascal Praud, revient à la charge :
Rejoint par l’inévitable Alain Finkielkraut, qui, six jours plus tard dans Valeurs Actuelles (17/10), résume : « Cette enfant est la victime de ses parents manipulateurs, du système médiatique et de la bêtise des adultes. »
Faisant ainsi écho à ce que disait déjà le 20 septembre, sur France Inter, un certain Finkielkraut Alain :
Je trouve lamentable que des adultes s’inclinent aujourd’hui devant une enfant. Je crois que l’écologie mérite mieux, et il est clair qu’une enfant de seize ans, quel que soit le symptôme dont elle souffre, est évidemment malléable et influençable. Nous avons mieux à faire pour sauver ce qui peut l’être de la beauté du monde que de nous mettre au garde-à-vous devant Greta Thunberg et les abstraites sommations de la parole puérile.
« Son idéologie est d’essence totalitaire »
Mais les chiens de garde ne s’en tiendront pas là. Ainsi, par exemple, de Jérôme Béglé, qui assène sur CNews : « Tous les enfants ont du génie sauf Greta Thunberg. Je la sens fanatisée. » (23/09) Dans la même émission, Ivan Rioufol abonde : « Son fanatisme m’inquiète », et évoque une « idéologie d’essence totalitaire », avant de poursuivre sa tirade hallucinée (et hallucinante) :
Le lendemain, toujours sur CNews, c’est Charlotte d’Ornellas qui ajoute une nouvelle couche : « La question de l’embrigadement se pose, comme avec les embrigadements d’autres totalitarismes. »
L’outrance semble contagieuse, et LCI se met au diapason. Ainsi de Vincent Hervouët : « À l’ONU, il n’y a que les tyrans qui se font remarquer : Khrouchtchev, Castro, Kadhafi… Et là, on a un tyran de 16 ans. » Ou de Julie Graziani : « Qu’est-ce qui satisferait Greta Thunberg et ses amis ? Rien ! Parce que c’est une idéologie, donc ce sont des gens extrémistes. »
Le lendemain, toujours sur LCI, c’est Alexis Brézet qui s’y colle : « On a connu, à l’époque de Mao, les Gardes rouges qui dénonçaient leurs parents. Là, on a une génération de Gardes verts. »
Ivan Rioufol, encore lui, s’indigne une nouvelle fois sur CNews (11/10) :
N’en jetez plus…
« Son visage terriblement angoissant »
Mais les attaques ad hominem les plus méprisables (et méprisantes) n’avaient pas attendu le mois de septembre. Dès le 10 avril 2019, Pascal Bruckner évoquait en parlant de la jeune militante « son visage terriblement angoissant » (Figaro Vox).
Autre « philosophe médiatique », Michel Onfray prenait le relais sur son blog, en juillet, qualifiant Greta Thunberg de « cyborg suédoise » et évoquant lui aussi (mais pas seulement) le visage de la militante écologiste : un « visage de cyborg », « non pas de marbre mais de latex », « tendu par les épingles du néant ».
Dans la même veine, Greta Thunberg est tour à tour qualifiée de « vestale fiévreuse » (Vincent Hervouët, LCI, 23/09), d’« enfant hystérique et impérieuse » (Gilles-William Goldnadel, LCI, 24/09), de « gamine barrée » (Xavier Gorce, Twitter, 21/07), ou encore de « cancre mondiale, idole des bons sentiments » et de « tête creuse » (Raphaël Enthoven, Twitter, 24/09).
Et le pire est à venir, certains n’étant pas à une sortie graveleuse près :
À travers leurs sorties outrancières, les maîtres-penseurs du cirque médiatique dressent d’eux-mêmes un portrait accablant. Le site Les mots sont importants revient d’ailleurs sur cet épisode de sexisme médiatique et parle de « panique morale » :
Et comme on les comprend ! Une jeunesse qui sort de son statut d’objet parlé pour devenir sujet parlant, comme c’est « malaisant » ! Surtout quand ladite jeunesse est de sexe féminin ! Surtout quand c’est pour critiquer, dénoncer, accuser. Surtout quand la critique s’énonce en termes crus, explicites, sans détours ni précautions, sans euphémismes, sans s’excuser ni demander la permission, sans emprunter aucune des voies bien balisées de la féminité acceptable et audible : sourires, séduction, politesse, diplomatie, bref : la carte de la « bonne meuf », celle de la petite fille modèle ou celle de la Madone douce et maternelle. Surtout quand, en plus, elle déroge aux canons de la « normalité » neurologique ! Surtout enfin quand ce que critique ladite jeune femme neuro-atypique est un ordre économique, politique, social et symbolique auquel collaborent servilement, et de longue date, tous ces éditocrates très adultes, très mâles, très « normaux » et très friqués – et très blancs, évidemment.
Face à la « menace » Greta Thunberg, les éditorialistes et autres « philosophes médiatiques » ont, une fois de plus, joué leur rôle de chiens de garde de l’ordre social et économique. Ainsi Christophe Barbier lorsqu’il explique sur BFM-TV (24/09), que « si tout le monde se mettait comme elle à traverser l’Atlantique avec zéro trace carbone, il n’y a plus de tourisme, d’économie, de voyages, de biens, d’échanges, donc on est dans une forme d’irréalisme. » Ou encore Ivan Rioufol qui s’indigne que « ce que veulent les écologistes les plus radicaux, c’est un changement de société. » (CNews, 23/09), et qu’« en sous-titre de ce discours […] vous avez tout un discours politique encore une fois qui revient à la surface, mais qu’il suffit de regarder... il suffit de regarder qui les colporte, et c’est un discours anticapitaliste, antilibéral, antiaméricain. » (CNews, 11/10)
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Ce déferlement d’hostilité contre la militante écologiste Greta Thunberg n’est pas sans rappeler certains des mécanismes habituels de disqualification médiatique des luttes politiques et sociales. Ainsi des différentes formes d’attaques médiatiques contre la mobilisation des gilets jaunes – une fois le mouvement jugé trop menaçant à l’égard de l’ordre établi. Il n’est pas inutile de rappeler que le traitement médiatique de la mobilisation des gilets jaunes avait, au commencement, « rompu, à certains égards, avec l’habituelle hostilité médiatique vis-à-vis des mouvements sociaux » [4].
La couverture médiatique du combat de Greta Thunberg et du mouvement international des lycéens pour le climat, a également été, dans un premier temps, bien plus mesurée, notamment dans la presse [5]. Dans une chronique pour Le Média, le vidéaste Le Stagirite fait le parallèle entre l’attitude des éditocrates vis-à-vis du mouvement des gilets jaunes et des initiatives de la militante suédoise. Les tenants de l’ordre dominant, au sein desquels les médiacrates occupent une place de choix, auraient « senti une menace » dans le discours politique et « politisant » de Greta Thunberg : « la contagion aux opinions publiques mondiales d’idées dont ils perçoivent la radicalité ». Et c’est ainsi que Greta Thunberg, comme les gilets jaunes, aurait « fini par se mettre tout ce monde à dos. »
Ce que dit aussi, finalement, mais à sa manière, Apolline de Malherbe (BFM-TV, 24/09) :
Parce que Greta Thunberg a changé. Elle était assez silencieuse, elle était une image dans le silence, l’appel quasi silencieux à se poser. Elle a eu hier un visage extrêmement dur. Et des expressions très dures, elle disait : « Comment osez-vous ? » avec une virulence assez intense. Elle était un peu une figure de fée Clochette qui attire la sympathie et elle a changé de ton. Elle était dans une attitude plutôt pacifique, un peu à la Gandhi, et elle est devenue plus belliqueuse. Elle passe à l’attaque donc c’est normal que le gouvernement se défende.
… Et que les chiens de garde montrent les crocs.
Maxime Friot, grâce au travail d’observation collective des adhérentes et adhérents d’Acrimed. Antonin Padovani pour les montages.