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Fusion TF1/M6 avortée : les regrets de François Lenglet

par Denis Perais,

Le 16 septembre, les groupes Bouygues, TF1, M6 et RTL publient un communiqué commun annonçant leur renoncement à un projet de fusion TF1/M6, la faute (ou le mérite, selon le point de vue…) à une Autorité de la concurrence rétive. Une regrettable décision pour François Lenglet, qui s’empare du dossier dans sa chronique économique matinale sur RTL le 19 septembre.

Sans doute pour devancer une (inévitable) accusation de conflits d’intérêts, François Lenglet joue cartes sur table : « Je tiens à préciser d’abord que je travaille pour les deux entreprises, et TF1 et RTL, qui appartient à M6, [ce] qui peut me mettre en situation d’être juge et partie ». On ne le lui fait pas dire. Si François Lenglet s’autorise à commenter l’échec de la fusion, c’est uniquement en raison de son autorité auto-attribuée d’expert… autoproclamé ! Tout en modestie : « Si je parle de ce rapprochement, c’est parce que ça fait trente ans que je chronique l’actualité économique et que cet échec m’en rappelle plusieurs autres similaires. »

Si on devine qu’il va regretter l’échec du projet de ses employeurs, reste à découvrir la puissance de son argumentaire :

Voilà trente ans que les autorités de la concurrence européennes ou nationales bloquent, parfois, la construction de champions nationaux, de facto au bénéfice des américains ou des chinois […] À chaque fois, comme pour TF1 et M6, l’argument est le même : il faut protéger le consommateur contre des entreprises trop puissantes qui pourraient abuser de leur position dominante en montant les prix. Le problème, c’est qu’elle fait fi de la souveraineté européenne ou française. À ne pas laisser grandir les acteurs locaux, on encourage les concurrents étrangers par exemple […] Aujourd’hui, les chaînes classiques font face à une concurrence bien plus large que naguère avec l’arrivée des Netflix, Amazon ou Youtube, filiale de Google […] Ces fameux Gafa américains ont des moyens considérables pour investir dans la production audiovisuelle, bien plus importants que les acteurs européens. D’où l’intérêt d’une fusion pour peser davantage sur un marché considérablement élargi par l’arrivée de ces monstres. L’autorité de la concurrence n’a préféré ne considérer que le marché des bonnes vieilles chaînes de télé classiques et françaises sur lequel l’ensemble TF1 et M6 aurait en effet été dominants face aux annonceurs.

Bref, pour lutter contre les trusts, une seule solution : en créer d’autres !
Un plaidoyer qui ressemble à s’y méprendre aux éléments de langage développés par les partisans de la fusion, au premier rang desquels son employeur Martin Bouygues, devant la commission sénatoriale sur la concentration dans les médias le 18 février 2022 :

L’arrivée d’acteurs de taille planétaire que sont les Gafam change tout. Sans même parler d’Amazon, la seule capitalisation boursière de Netflix représente 176 milliards de dollars en 2021, c’est-à-dire cent fois la capitalisation boursière de TF1. Ces bouleversements peuvent à terme plus ou moins rapide tuer le modèle économique de la télévision. Il faut donc réagir pour sauver ce modèle et inventer quelque chose de différent […] Le projet de fusion entre TF1 et M6 n’est pas un projet de puissance politique, médiatique ou économique. C’est un projet de souveraineté […] En ce qui concerne 75 % du marché publicitaire, précisons que ce taux s’entend au regard du marché de la publicité sur la télévision en clair. […]. Soyons sérieux. Sachons de quoi on parle. Le marché n’est pas du tout celui que vous décrivez. Le marché qui nous concerne est celui de la télévision et d’Internet. Les dissocier n’a aucun sens […] Nous avons donc face à nous des monstres extraordinairement puissants.

François Lenglet avait pris des notes.


« L’Autorité de la concurrence regarde derrière, vers la télé de l’époque de Roger Gicquel »


Et s’il reconnaît l’utilité de l’Autorité de la concurrence – « C’est indispensable qu’il y ait une Autorité de la concurrence. Elle doit demander des garanties, des contreparties le cas échéant » –, c’est pour mieux en fustiger l’incurie :

Encore faut-il qu’elle appréhende le marché dans sa dynamique, faute de quoi on en arrive, une nouvelle fois, à une situation paradoxale où la défense du consommateur français se fait au détriment des entreprises françaises, et en faveur des américains ou des chinois.

Une capacité d’appréhension du marché dont l’autorité administrative indépendante n’a pas su faire preuve aux yeux de François Lenglet, qui l’accuse d’un mal dont les éditocrates usent et abusent pour disqualifier ceux qui ne partagent pas leurs vues : vivre dans le passé et ne pas savoir s’adapter à la mo-der-ni-té :

L’Autorité de la concurrence n’a préféré ne considérer que le marché des bonnes vieilles chaînes de télé classiques et françaises sur lequel l’ensemble TF1 et M6 aurait en effet été dominant face aux annonceurs […] L’Autorité de la concurrence regarde derrière, vers la télé de l’époque de Roger Gicquel. En fait TF1 et M6 auraient été dominants sur un marché qui existe de moins en moins. Parce que ses frontières ont volé en éclats avec Internet, avec la multiplication des écrans, avec les nouveaux concurrents.

Pluralisme oblige, c’est Dominique Seux qui, le même jour, récite (avec un peu moins d’entrain) le même catéchisme dans Les Échos, avant de le reprendre le lendemain dans sa chronique matinale sur France Inter :

Pourquoi l’Autorité de la concurrence a-t-elle refusé le mariage TF1-M6 ? Parce qu’elle considère que la pub sur Netflix (ou les autres), ça n’a rien à voir avec la pub sur les chaînes classiques. À eux deux, TF1-M6 auraient trop écrasé le marché publicitaire de la télévision, et augmenté le prix de leurs spots. Mais on découvre que le rouleau-compresseur américain va aller plus vite qu’encore envisagé il y a quelques jours. On n’en conclut pas forcément qu’il fallait faire ce mariage, mais on espère qu’on ne se dira pas dans quelques années : la France a été bien bien naïve.

À quand la fin du monopole de l’information économique par les apôtres du libéralisme ?


Denis Pérais

 
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