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Égypte : les incantations du Point

par Johann Colin,

Des certitudes successives… de plus en plus dubitatives.

Les médias pouvaient-ils prévoir les événements qui secouent actuellement un grand nombre de pays arabes ? À l’évidence, la réponse est non. Et pour cause : même pour les spécialistes les plus sérieux de cette partie du monde, le renversement des pouvoirs en place par des révolutions populaires, en Tunisie et en Égypte, était encore, il y a quelques mois, à peu près aussi improbable que l’instauration de comités de salut public en principauté de Monaco.

C’est pourquoi, lorsque Le Point publie, sur son site Internet, le 27 novembre 2010, un article intitulé « Bras de fer avec les Frères musulmans » dans lequel son envoyée spéciale, Mireille Duteil, déclare que « l’élection présidentielle (novembre 2011) […] verra Hosni Moubarak se succéder à lui-même ou probablement être remplacé par son fils Gamal », on ne peut pas trop lui en vouloir. Même si la rigueur journalistique aurait préféré une formule du style « verra très certainement Hosni Moubarak se succéder à lui-même », ou « devrait voir Hosni Moubarak se succéder à lui-même »… Mais, le régime du raïs semblant à l’époque tellement solide, à quoi bon laisser la porte ouverte à une éventualité jugée alors hautement improbable ?

Deux mois plus tard, le contexte a quelque peu changé. Le soulèvement tunisien est passé par là, et la chute spectaculaire et tout à fait inattendue de Ben Ali devrait – aurait dû – inciter les journalistes à un minimum de prudence. La correspondante du Point au Caire, Denise Ammoun, ne s’embarrasse pourtant pas de conditionnel. Dans un article intitulé « Hosni Moubarak n’est pas Ben Ali… » (lepoint.fr, 26/01/2011), elle témoigne de sa confiance inébranlable dans le régime égyptien : « Il est difficile d’imaginer qu’Hosni Moubarak connaisse le sort de Ben Ali, explique-t-elle ainsi. D’abord parce que le régime égyptien est beaucoup plus fort que le tunisien. Le raïs est soutenu par une armée très loyale, dont sont issus tous les chefs d’État depuis la révolution de 1952. Il est également soutenu par un système sécuritaire très puissant ». Et elle enfonce le clou : « De toute évidence, Hosni Moubarak ne sera pas forcé d’abandonner le pouvoir ». On sait ce qu’il en est advenu.

Pas de procès d’intention : à cette date, il était encore impossible de prévoir avec certitude l’issue du mouvement de contestation égyptien, qui commençait seulement, tant il est vrai que les soubresauts de l’histoire sont capricieux. Ce qui est en cause ici, ce n’est donc pas le manque de vision de Denise Ammoun, c’est au contraire son incapacité à reconnaître qu’elle n’était pas en mesure d’en avoir une – de vision – bien claire de l’avenir, même proche.

Moins d’une semaine plus tard, l’évolution de la situation est telle que Le Point admet enfin s’être un peu trop aventuré dans ses pronostics. Mireille Duteil, qui ne réitère pas son erreur du mois de novembre, reconnaît : « “L’Egypte n’est pas la Tunisie”, disait-on au début de la semaine dernière […]. Pourtant, comme Ben Ali le Tunisien hier, les jours du président Hosni Moubarak semblent comptés » (« Égypte, le scénario américain », lepoint.fr, 31/01/2011). Bernard-Henri Lévy, qui lit peut-être les articles de ses collègues, s’entoure lui aussi de toutes les précautions nécessaires et explique, le 3 février, « Pourquoi l’Égypte n’est peut-être pas la Tunisie » (Le Point, 03/02/2011). Sauvé par son « peut-être », BHL reprend peu ou prou les analyses développées huit jours plus tôt par Denise Ammoun, analyses qui semblent pourtant de moins en moins résister aux faits :

[…] les situations ne sont pas, pour autant, les mêmes et […] les différences, n’en déplaise à la pensée toute faite, l’emportent sur les points communs. Moubarak, d’abord, n’est pas tout à fait Ben Ali et, despote pour despote, offrira une résistance plus coriace […]. L’armée égyptienne, justement, n’est pas l’armée tunisienne : […] l’imagine-t-on, cette armée, poussant Moubarak dans son avion aussi vite que cela se fit avec Ben Ali ?

Bingo ! Ben Ali fut contraint de quitter le pouvoir après un mois de révoltes, Moubarak après… dix-huit jours !

Répétons-le : ce ne sont pas les erreurs de pronostics qui sont à condamner (surtout en des moments d’incertitude tels que des révolutions populaires), mais le ton péremptoire avec lequel ces derniers sont assénés.

Reste une question : cet excès de confiance, cette conviction en la solidité du régime égyptien, outre qu’elle s’affranchit des règles de prudence dont un journaliste devrait faire preuve quand il envisage l’avenir politique de pays en situation de troubles, traduit-elle quelque chose de plus profond et de moins avouable ? Quelque chose comme un soutien à peine voilé à Hosni Moubarak, par exemple ? On pourrait le penser, à voir la manière dont Denise Ammoun, dans son article du 26 janvier, minimise la répression par cette formule assez surréaliste : « Il y a eu, d’une part comme de l’autre, de la retenue, ce qui n’a certes pas empêché les morts ». Des assassinats en douceur, en quelque sorte… On pourrait également le penser au vu du choix de certains intitulés d’articles. Ainsi, le 3 février, lepoint.fr titre, sans guillemets : Moubarak aimerait démissionner mais craint le chaos, suivi de ce chapeau : « Le président égyptien souhaite par ailleurs éviter que “les Égyptiens se battent entre eux” ». Des esprits plus critiques – plus neutres – auraient sans doute préféré dire que « Moubarak invoque le risque de chaos pour justifier sa volonté de se maintenir au pouvoir », ou toute autre formule ne présentant pas les déclarations du raïs comme des faits avérés.

Autre titre pour le moins ambigu, le 30 janvier : « Omar Souleymane, le sauveur de Moubarak ? » L’enjeu important, aux yeux du Point, serait-il donc de sauver Moubarak, et non de trouver une solution à la crise égyptienne et une réponse aux aspirations démocratiques du peuple ?

Mais le titre le plus parlant est sans doute celui du 10 février, publié sur lepoint.fr juste après le dernier discours du président égyptien : « Moubarak résiste à la rue égyptienne ». « Résister »… une manière plus positive de présenter la position du dictateur que de dire, par exemple, « Moubarak reste sourd aux appels de la rue ».

Alors, Le Point, pro-Moubarak ? Pas nécessairement non plus, mais en tout cas inquiet face aux changements en cours. L’explication, c’est d’abord Bernard-Henri Lévy, puis Claude Imbert, qui nous la donnent de façon très explicite.

- Bernard-Henri Lévy (« Pourquoi Égypte n’est peut-être pas la Tunisie », Le Point, 03/02/2011) : « [Il] pèse enfin sur l’Égypte une hypothèque […] qui est celle de l’islamisme radical […] Non négligeable, donc, est le risque de les voir [les Frères musulmans] ramasser la mise après la chute de Moubarak (avec la perspective d’une Égypte virant au fondamentalisme d’État et devenant au sunnisme ce que l’Iran est au chiisme…) ».

- Claude Imbert est encore plus clair. Après avoir pourtant reconnu que « la révolte, dans son éruption, aura démenti le “théorème” qui veut qu’en pays musulman il n’y ait d’alternative aux vieux potentats que dans un pouvoir islamisé », il s’angoisse à nouveau (à moins qu’il ne se rassure ?) : « Est-ce la fin de l’épouvantail islamiste ? Pas encore ! Ben Ali et Moubarak ont combattu, emprisonné, exilé les militants de l’intégrisme. La Tunisie et Égypte sont de ces despotismes que l’Occident préfère à l’hypothétique régression de masses islamisées » (« Démocratie halal », Le Point, 10/02/2011). L’Occident… et Le Point ! Combattu, emprisonné, exilé… Claude Imbert omet d’ajouter « torturé ». On sait pourtant que c’était le cas. Et l’éditorialiste du Point de fustiger « nos naïfs droits-de-l’hommistes [qui] ont, chez nous, célébré l’éviction du chah sans voir que, sous leurs yeux, Khomeyni et ses barbus ne faisaient qu’une bouchée des gentils démocrates de la première heure… »

La veille de la chute de Moubarak, Claude Imbert jugeait encore « le changement de régime […] improbable au Caire ! » (« Démocratie halal », Le Point, 10/02/2011). Est-ce donc pour mieux conjurer le sort que Le Point a, par la voix de certains de ses journalistes, présenté jusqu’au dernier jour le régime d’Hosni Moubarak comme inébranlable, et montré une confiance aveugle dans sa capacité à se maintenir ? Une incantation, en quelque sorte ? La parole à Claude Imbert, une dernière fois, toujours dans le même article : « L’incertitude existe. Elle n’est pas obscène. Seuls nos cabris droits-de-l’hommistes connaissent déjà l’avenir. Ils fustigent la réserve des pouvoirs occidentaux. Il faudrait, disent-ils, se prosterner d’avance devant l’avenir radieux de la déesse Révolution. Notre prudence ferait de nous des couards, des relaps… »

Dommage que cette prudence n’aie pas concerné le régime de Moubarak. Claude Imbert avait sans doute oublié de faire passer le message au sein de la rédaction !


Johann Colin

 
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