À tout seigneur tout honneur : commençons avec le journal par qui tout a commencé. Le 12 octobre, Le Parisien publie un communiqué dans lequel il présente ses excuses à ses lecteurs ainsi qu’à « la famille des victimes et à celle de la personne interpellée à tort. » Le quotidien mentionne qu’il a été informé, aux alentours de 20 heures, « par cinq sources, dont certaines au cœur de l’enquête, que la police écossaise avait confirmé l’interpellation à l’aéroport de Glasgow et la validation de l’identité de Xavier Dupont de Ligonnès par la comparaison d’empreintes digitales. » Un second article paru le même jour, « Affaire Dupont de Ligonnès : cinq sources pour une fausse piste », revient en détail sur le déroulé des faits, de même qu’un podcast, « Xavier Dupont de Ligonnès : histoire d’une méprise ».
Autant dire que Le Parisien a mis le paquet. Mais pour dire quoi ? Eh bien (de nouveau) pas grand-chose…
Autoadministré par le rédacteur en chef, Stéphane Albouy, ex-directeur du service « police-justice », et son remplaçant à ce poste, Damien Delseny, cet examen journalistique ressemble même plutôt à une justification a posteriori du fiasco. Ils décrivent en ces termes le moment où une rédaction décide d’envoyer valdinguer la Une d’un numéro et la double-page afférante, à seulement quelques heures (minutes ?) du bouclage :
Stéphane Albouy : Vendredi soir, je suis de bouclage. […] D’ailleurs, il est bien avancé, on est un peu avant 20h, on a programmé en Une un dossier sur la situation des Kurdes. La Une est quasiment finalisée, je fais un tour des services. Je passe aux IG, le service des informations générales qui s’occupe des faits divers, et là, le chef de service qui est présent, Geoffroy Tomasovitch, me dit : « On a une info sur Dupont de Ligonnès ». On se met en ordre de bataille.
Les Kurdes pourront attendre car la suite, on la connaît : Le Parisien supprime la Une « quasiment finalisée » pour placarder la photo de Dupont de Ligonnès, avec un surtitre clinquant sur fond noir : « Arrêté ». Stéphane Albouy, rappelant cette décision, questionne-t-il cet « ordre de bataille » ? S’interroge-t-il sur le sens d’un tel revirement, opéré dans la précipitation ? Rien de tout cela. La démarche lui semble au contraire totalement « naturelle ». En d’autres termes, la prépondérance du fait divers sur toute autre actualité – et non des moindres en l’occurrence, puisqu’il s’agit ici d’une intervention militaire de premier plan – ne pose aucun problème à l’ancien chef du service « police-justice » [2]. Pas plus que la soumission du quotidien à la logique du scoop, ni ce qu’elle provoque dans l’organisation du travail des journalistes.
Idem pour le rapport aux sources policières, que le rédacteur en chef semble considérer, in fine, comme un non-problème. La garantie est affichée : « cinq sources » différentes ont été consultées. Cinq sources à différents niveaux hiérarchiques, cinq sources à différents endroits de France, mais cinq sources… policières. Or, que démontre le reste de « l’affaire » ? Que cela ne suffit pas de s’appuyer seulement sur des sources policières, qui ne remplacent pas un travail d’enquête et de terrain.
Puisque l’affaire Dupont de Ligonnès semble si importante pour les services de faits divers, et puisque des fausses pistes avaient déjà été suivies par le passé, pourquoi ne pas redoubler de précaution en prenant le temps de réellement diversifier ses sources ? Pourquoi ne pas attendre d’avoir accès à certains documents – comme la photo du suspect, qu’ils ont eue en leur possession le lendemain matin – avant de publier ? Autant de questions auxquelles nous ne prétendons pas avoir toutes les réponses, et qui prêtent à débat – y compris au sein d’Acrimed ! – mais qui méritent au moins d’être posées. Cela n’a pas été le cas.
Au contraire, Stéphane Albouy prend le soin de ne surtout pas remettre en cause les relations de proximité entretenues entre les rédactions et la police :
C’est très souvent plusieurs années de relation de confiance, d’échanges. C’est quelqu’un que l’on côtoie depuis longtemps, très souvent, qu’on a parfois rencontré au détour d’un dossier, sur une scène de crime, dans un commissariat de banlieue quand il était jeune. Pour certains et certaines de ces sources, on a presque, je dirais, grandi ensemble. C’est des gens dont la carrière est parallèle à la nôtre d’une certaine manière, et c’est véritablement comme ça que ça se construit.
Des pratiques qui ne se voient pas interrogées, malgré le fiasco du week-end. Qui n’entache en rien la foi inconditionnelle vouée aux déclarations policières, comme le résume plus grossièrement un présentateur de CNews le samedi 12 octobre :
[L’information] est vérifiée puisqu’elle vient de la police ! […] C’est un procès qui est en train de naître autour de la presse, on est évidemment confus hein après la soirée d’hier. […] Si jamais y a un mea culpa à faire, a priori il n’est pas à faire en premier lieu autour des médias qui ont relayé une information sourcée. [3]
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, puisque l’information était « sourcée ». Seul problème : de nombreux médias – dont CNews – ont été nombreux à endosser directement la nouvelle sans lui accoler la mention « selon la police écossaise »… soit en se passant, précisément, de préciser leur source.
Un élément que piétine aussi allègrement le rédacteur en chef de Marianne, Thomas Vampouille, au cours d’une séance d’auto-justification prétentieuse sur Twitter. Le journaliste commence par dédouaner Le Parisien (et avec lui tous les autres médias) de toute responsabilité, en affirmant que tous ont bien mentionné la source de l’information. De quoi se demander… d’où Thomas Vampouille tire ses sources. Car ce n’est pas toujours ce que nous avons pu constater dans notre précédent article en transcrivant une partie des débats des chaînes d’information en continu, ou en réalisant un montage de pas moins de 20 « Unes » de la PQR le 12 octobre : parmi celles-ci, aucune, précisément, n’indique « selon la police écossaise », y compris dans les textes de Une, comme ce fut le cas de La Dépêche :
Au sujet des Unes, le journaliste concède certes une « erreur », mais il semble oublier qu’elles n’ont pas été les seules concernées, et persiste : « Les médias sont restés transparents sur la source de leur info, du début à la fin ». Vous avez dit « gonflé » ? Et vous avez bien dit, car le réd’ chef n’en a pas encore terminé :
Autocélébration et blancs-seings : après un tel fiasco, voilà qui permettra certainement de ne pas attiser la défiance envers les grands médias et leurs chiens de garde. Quant au fait de se demander si les médias sont dans « leur rôle » en diffusant « à chaud » et en continu des informations dont les enquêteurs préviennent qu’elles demandent confirmation ; s’ils sont dans « leur rôle » en s’exonérant de leur devoir d’enquête au bénéfice de la logique du scoop, Thomas Vampouille a la réponse : c’est oui !
On applaudit.
La presse confond critique et « décodage » de l’info
Ailleurs dans la presse, l’autocritique médiatique brille également par son absence. Relevant davantage de récits chronologiques livrés comme autant de « décodages » au nom de la « transparence », les articles fleurissent et semblent bien déterminés à rejouer le match sous tous les angles… sauf en s’attaquant au cœur du problème.
C’est le cas de l’AFP, affirmant qu’elle « dispose de quatre sources policières françaises différentes avec lesquelles les journalistes ont l’habitude de travailler en confiance ». Elle poursuit : « Les enquêteurs, prudents, attendent cependant "les comparaisons ADN pour être complètement certains", selon ces sources. » Visiblement, les enquêteurs sont plus prudents que les journalistes ! Mais ce n’est pas cela qui conduira l’AFP à poser la question de la précipitation, et encore moins celle de la surenchère médiatique autour du fait divers.
Idem au Monde.
Le 15 octobre, le quotidien affirme dans son édition papier :
Dans un souci de transparence et d’éclaircissement quant au traitement de l’actualité, nous publions le récit de ces quelques heures où une information incorrecte a été publiée sur notre site.
Et c’est reparti pour un tour ! Le Monde ne manque pas, d’ailleurs, de détailler combien ses journalistes ont cravaché en plein week-end :
Au fil des heures, des doutes de plus en plus importants apparaissent sur l’identité véritable de la personne interpellée. Toute la matinée, nos journalistes actualisent l’article publié la veille […].
Mais là encore, pourquoi ne pas dépublier en attendant d’en savoir plus ? Les travers d’une information à flux tendu ne semblent donc pas interroger les préposés au « décryptage ». La « transparence » et les « éclaircissements » sont à leur comble. L’autocritique, elle, est passée à la trappe. Pourtant la rédaction prétendait, dès le début de l’article, s’attaquer à deux questions prometteuses…
Comment ce qui s’est avéré une information erronée a pu être repris aussi largement par les médias pendant plusieurs heures ? Comment est-elle parvenue au Monde, à quelle heure et comment avons-nous choisi de la diffuser ?
… mais nous n’avons toujours pas de (vraies) réponses concernant la première.
Même démarche à Libération. Dans l’édition du 14 octobre, le quotidien consacre une double-page à l’affaire et privilégie également un « retour en arrière » sur les faits par rapport à une véritable analyse critique. Dans l’article « De l’emballement médiatique à la douche écossaise », la journaliste pose pourtant de bonnes questions (« Comment expliquer qu’une information erronée ait pu être ainsi propagée ? La fascination pour l’affaire a-t-elle pris le pas sur la prudence ? »)… mais ne trouve en définitive rien à redire au fonctionnement du système médiatique.
Dans ce désert de la critique, on en viendrait presque à célébrer le courage de 20 Minutes : dans son édition papier, le gratuit a publié un entretien avec une sémiologue, maîtresse de conférences, revenant sur les ressorts de l’emballement médiatique. Quelques centaines de signes noyés au milieu des publicités, certes, mais qui ont au moins le mérite d’exister et d’apporter des éléments de critique [4].
Et à la télévision ? Les journalistes font l’autruche
Incarnation de l’information à flux tendu, les chaînes d’information ont évidemment joué un rôle important dans l’emballement médiatique. Comme la presse, toutes sont revenues le 12 octobre sur « les coulisses d’une fausse piste » (BFM-TV), ont expliqué aux téléspectateurs « comment [elles avaient] travaillé » (LCI) ou encore « pourquoi les médias, dont franceinfo, se sont trompés » (France Info). Dans leurs sujets, les deux chaînes privées ne posent pas même le début d’un questionnement sur la surexposition d’un fait divers sur plus de quinze heures d’antenne parfois (souvent ?) jusqu’au ridicule. Les éléments rapportés par le making-of de BFM-TV sont pourtant édifiants :
La soirée est ensuite émaillée d’informations contradictoires. […] Les sources de journalistes de BFMTV continuent de les appeler à « la vigilance » […]. « Vers 23 heures, on nous dit que tout ne correspond pas » explique Sarah-Lou Cohen, cheffe du service police-justice de BFMTV. Pourtant, la police écossaise est selon nos informations « très claire » vendredi avec les enquêteurs français sur l’identité de l’homme interpellé à partir des premiers résultats. Les heures suivantes, de nouveaux doutes apparaissent.
Ainsi apprend-on que les sources de BFM-TV auraient appelé les journalistes « à la vigilance ». Voilà qui aurait pu conduire à remettre en question l’importance démesurée accordée au scoop, et à interrompre l’édition spéciale, le temps d’en savoir plus. Que nenni. Le direct s’est même poursuivi jusque très tard le lendemain. Bilan : des heures de meublage, d’extrapolations, et de fausses nouvelles… pour rien.
De son côté, le directeur de France Info Vincent Giret estime « avoir pris toutes les précautions nécessaires dans le traitement de cette affaire » :
Plaider en faveur de l’enquête, c’est bien… adapter les publications et l’antenne aux doutes qu’elle suscite, c’est mieux ! Car malgré le travail des reporters de la télévision publique, la chaîne n’a pas hésité à mobiliser massivement, et jusqu’au lendemain matin, tous les ressorts du feuilletonnage du fait divers : invitations d’experts, psychiatres, criminologues, journalistes-enquêteurs, retour sur les dates-clés de l’affaire, etc. Un peu court, donc, comme justification [5]…
La meilleure défense, c’est l’attaque !
Restent les originaux. Hervé Gattegno, rédacteur en chef du JDD, se fend le 13 octobre d’un édito intitulé « Tout le monde s’est trompé sans que personne ait menti ». Et il démarre en fanfare :
Entre vendredi soir et samedi matin, quelque chose s’est produit entre la police et la presse, sous le regard stupéfait des Français qui méritent des explications. Fake news ! crient promptement les contempteurs des médias, contaminés par le trumpisme ambiant.
À l’attention de ceux qui tentent de porter une critique argumentée des grands médias : prenez garde, « le trumpisme » vous guette ! Et si Hervé Gattegno assure que les médias doivent assumer cette erreur et la documenter, sa conclusion, alertant sur les fake-news des réseaux sociaux, est sans appel : il est urgent de ne rien changer pour que tout change !
La police a alerté prématurément la presse et le système s’est emballé, parce que rien ne justifiait d’attendre pour diffuser une information donnée comme certaine par ceux qui croyaient qu’elle l’était. Tout le monde s’est donc trompé sans que personne ait menti. C’est aussi simple, aussi bête que cela. Le reconnaître ne suffira pas à nous préserver (vous préserver) des contre-vérités à l’avenir. Mais à l’heure où prospèrent supercheries et intoxications de toutes sortes, amplifiées par des réseaux peu regardants, pour abolir peu à peu la frontière entre le vrai et le faux, c’est accepter l’idée que l’erreur est humaine et qu’elle nous guette ; pour mieux la distinguer des mensonges qui nous menacent.
Bref, c’est la faute à « l’humain », certainement pas aux logiques de fonctionnement des grands médias… qui s’en tirent à bon compte.
Au Huffington Post aussi, la cible semble être prioritairement celles et ceux qui critiquent les médias :
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur ne prend pas de gants. D’abord, en présentant de manière indifférenciée toute critique comme un « règlement de compte avec la presse ». Avant d’amorcer une profonde synthèse des critiques à l’égard du système médiatique : « L’occasion était trop belle. […] Faute de coupable dans ce mystérieux dossier, il est question pour certains de condamner la presse dans son ensemble. » Et pour finir, en mettant dans le même panier des critiques venues d’extrême-droite ou de la France insoumise, donnant à penser que les unes et les autres se valent. Un tantinet d’attention aurait pourtant conduit le journaliste à relever que ni le ton, ni le fond n’étaient pourtant les mêmes [6]. Mais qu’importe.
Pour finir, cerise sur le gâteau offerte – comme souvent – par les « Grandes Gueules » (RMC). Tandis qu’Alain Marschall revient sur la « machine infernale » et qu’Olivier Truchot pointe les « donneurs de leçon des réseaux sociaux », une chroniqueuse avance une théorie des plus originales :
De toute façon, la liberté individuelle, de conscience et de critique fait qu’on est aussi responsable de ce qu’on consomme comme information : est-ce qu’on veut approfondir des sujets ? En France, il y a une liberté. On peut aller à la bibliothèque, on peut acheter plein d’articles. Voilà donc, c’est bien d’aller dire : « J’ai consommé un truc ultra rapide à la télé et c’est mytho ». Bah ouais, mais t’as le droit aussi d’aller consommer autre chose si ça te plaît pas.
« Consommateurs » d’info, vous voilà prévenus : en tant que co-responsables des dérèglements médiatiques, veillez à privilégier les « petits gestes » individuels et annexes, et laissez les gros polluer l’information en paix.
Pauline Perrenot