L’hétéronomie des médias d’information a deux ensembles de causes [2] : d’une part la privatisation (avec la financiarisation, la concentration et la dépendance à la publicité) ; d’autre part les structures de la personnalité journalistique (ethos professionnel, dispositions profondes).
Le premier ensemble de causes est généralement le mieux – et parfois le seul – aperçu par ceux qui réfléchissent aux remèdes à apporter à la situation présente , et qui proposent par exemple de réactualiser, en leur apportant les adaptations et les prolongements nécessaires, la philosophie et les décisions adoptées à la Libération par le législateur, dont le projet initial de démocratisation de la presse devait malheureusement être vite enterré .
Il va de soi qu’une telle démarche non seulement s’impose mais encore qu’elle ne doit pas s’arrêter à des demi-mesures. Si à la Libération déjà les réformateurs issus de la Résistance se préoccupaient légitimement de combattre la concentration des titres entre les mains de groupes privés, a fortiori faut-il aujourd’hui abattre la puissance tentaculaire des véritables « empires » qui se sont constitués.
Il importe donc de détruire ceux-ci par l’expropriation et une législation anti-monopole favorisant le développement d’une presse indépendante et non lucrative, mais aussi de s’attaquer plus fondamentalement à la privatisation des moyens de production (y compris de celle des biens symboliques comme la culture et l’information) qui est à la racine de la soumission des médias au pouvoir de l’argent.
C’est là une condition indispensable à l’instauration en principe et en fait, du droit à l’information, dans tous les domaines, comme un droit fondamental du citoyen, sur le même plan et au même titre que le droit à l’instruction, à la santé, etc., l’État démocratique et républicain se portant garant de l’égal accès à l’information pour tous les citoyens sans discrimination, tant comme utilisateurs que comme producteurs.
C’est dire qu’il incombe à la collectivité de se doter d’un véritable service public de l’information et de financer la satisfaction de ce besoin fondamental de la vie en démocratie, comme elle finance l’instruction, la santé ou la sécurité publiques. On ne peut pas se réclamer de l’idéal démocratique et laisser la production et la diffusion de ce bien symbolique vital qu’est l’information, à la merci des appétits et des manœuvres mercantiles.
Mais il ne servirait strictement à rien de financer à grands frais un service public de l’information si on laissait la responsabilité de son fonctionnement et de sa gestion au même genre de personnel journalistique qui occupe aujourd’hui les postes du prétendu « service public » ou qui peuple les rédactions des grands médias.
Il n’y a malheureusement pas grand-chose à retenir de l’actuel système de recrutement, de formation et de gestion du personnel journalistique des différents secteurs. Le résultat le plus constant des mécanismes actuels est de confier les rênes des appareils médiatiques à une caste largement cooptée et acquise à l’ordre capitaliste, minorité privilégiée, d’origine majoritairement bourgeoise, qui truste les postes de direction et de responsabilité et qui exploite, pour le compte des actionnaires, une armée docile d’exécutants que ni sa sociologie, ni sa formation, ni sa philosophie, ni son statut de plus en plus précaire, ne prédisposent – à l’exception ça ou là, de courageux groupes de réfractaires et d’îlots valeureux de résistance – à combattre l’aliénation des médias par l’argent et par la connivence politique avec tous les courants de droite et de gauche du néolibéralisme.
Une véritable information de service public exige un type nouveau de journalisme, en rupture avec le modèle cher aux écoles de journalisme actuelles (de statut public ou privé). Celles-ci ne sont que des officines de placement pilotées en fait de l’aval par le marché de l’emploi c’est-à-dire par le stéréotype professionnel correspondant aux besoins des entreprises de presse. Dûment formatés dans cette perspective, les journalistes sont poussés pour la plupart, à des fins de massification et de manipulation de leur cible (lectorat, audience), à produire et diffuser l’information caricaturale que nous connaissons aujourd’hui et dont la critique n’est plus à faire.
Un journalisme de service public digne de ce nom implique la mise en place de filières de formation qui, contrairement à celles d’aujourd’hui, recrutent davantage d’élèves issus des classes populaires, et dispensent, par l’intermédiaire d’enseignants qualifiés, un enseignement à la fois universitaire et technologique de haut niveau. Celui-ci devrait avoir pour finalité de faire acquérir aux étudiants, non seulement la maîtrise des technologies de l’information, mais en même temps et surtout le niveau élevé de culture générale et aussi de conscience civique et de souci du bien public sans lesquels l’exercice du métier ne peut plus obéir qu’à des ambitions carriéristes médiocres et dégénérer finalement en contribution, délibérée ou non, au maintien de l’ordre idéologique.
L’obtention d’une telle compétence inséparablement intellectuelle et morale devrait déboucher sur des emplois stables et décemment rémunérés, avec une gestion des carrières analogue à celle de la fonction publique, sur la base des seules aptitudes et des seuls mérites avérés, seul moyen de soustraire, dans le principe, les parcours professionnels à l’arbitraire des copinages, du clientélisme et du népotisme, qui règne présentement.
Cela supposerait en outre l’instauration d’une autorité de tutelle et d’instances de contrôle dans lesquelles seraient démocratiquement représentées toutes les composantes de la profession (y compris les syndicats), qui auraient pour tâche principale de veiller au respect par tous des règles de déontologie aujourd’hui bafouées par le journalisme de marché.
Quant à ceux qui s’inquiètent de ce que deviendrait dans un tel cadre la liberté de conscience des « fonctionnaires » de l’information, on peut répondre qu’on ne voit pas en quoi cette liberté de conscience serait plus menacée que celle des agents en service dans les administrations publiques existantes, ou que celle d’un professeur de philosophie ou d’histoire de l’Éducation nationale dans l’exercice normal de sa fonction.
L’emprise de l’État sur l’information n’est néfaste que parce que l’État est lui-même sous la coupe du Capital. Et il est piquant de voir que, sous prétexte de ne pas attenter à la prétendue liberté du journalisme, on tolère qu’un journalisme asservi au pouvoir politique et à la finance étende son emprise sur le monde intellectuel.
Sans une double réforme conjointe des structures objectives et des structures de subjectivité, il est vain d’espérer démocratiser les médias.
Alain Accardo