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Dans L’Humanité : Jacques Bouveresse évoque le pouvoir médiatique

Dans une entretien paru dans L’Humanité du 14 janvier 2004 sous le titre « Bouveresse, logique et politique », Jacques Bouveresse, professeur de philosophie du langage et de la connaissance au Collège de France, évoque, notamment, la questions des médias. Extraits :

  L’Humanité . L’autre versant de votre réflexion [1] peut être compris comme une exploration des dispositifs symboliques de pouvoir, de la fabrication et du maintien de l’idéologie dominante, en particulier à travers la presse. Est-ce une démarche qui vous a rapproché de la critique marxiste ?

 Jacques Bouveresse. J’ai été depuis le début assez loin de la philosophie marxiste, telle qu’elle se présentait et qu’elle était enseignée à l’époque, mais je n’ai jamais été aussi loin que certains ont pu le croire de la critique marxiste, en particulier de la critique sociale d’inspiration marxiste. Vous avez raison de penser que je me suis toujours intéressé, à ma façon, à l’analyse des dispositifs de pouvoir, notamment (mais pas seulement) de ceux qui sont en vigueur dans le monde intellectuel, et à la dénonciation des inégalités et des injustices qu’ils engendrent ou reproduisent. En ce qui concerne la presse, je crois que, loin de corriger celles-ci, elle les aggrave au contraire de façon systématique. Le pouvoir que les médias exercent sur le destin des oeuvres de l’esprit et dont tout le monde s’accorde à dire qu’il devient de plus en plus important m’a toujours semblé inquiétant, parce que je le trouvais beaucoup trop arbitraire et exercé la plupart du temps sans aucune préoccupation réelle pour la justice et l’équité. Je dois dire que je trouve très préoccupant l’appauvrissement incroyable de l’imagination morale (et sociale) qui a pour conséquence que des gens qui sont restés avant tout un peu plus sensibles que d’autres aux inégalités et aux injustices, y compris dans le monde des idées et de la culture, s’entendent répondre aujourd’hui de plus en plus souvent qu’ils sont simplement des aigris et des jaloux. J’ai trouvé absolument sidérant que ce genre de leçon soit infligé avec le plus grand sérieux à Bourdieu lui-même au moment de sa mort. Il se peut que tout cela m’ait rapproché, sinon de la doctrine, du moins de la critique marxiste et, en tout cas, cela ne me gênerait sûrement pas si c’était le cas. J’ai d’ailleurs le sentiment qu’il suffit aujourd’hui d’être scandalisé par certaines injustices criantes et de le dire ouvertement pour être considéré déjà, à peu de choses près, comme un marxiste attardé et sectaire (c’est aussi le genre de chose qui a été reproché à Bourdieu).

(...).

 Revenons aux médias et aux intellectuels. Dans vos derniers livres, vous soulignez que beaucoup d’entre eux n’hésitent pas à promouvoir n’importe quelle imposture, n’importe quel relativisme dès lors qu’ils correspondent à un marché où les vendre...

 Jacques Bouveresse. J’ai été, en effet, comme Bourdieu dans les dernières années, très critique à l’égard des médias et du comportement des intellectuels médiatiques. Comme dit Bourdieu : "Il y a des notoriétés scientifiques qui s’acquièrent par les médias et qui peuvent permettre à des gens, qui ne sont pas les meilleurs du point de vue de l’univers des savants, d’obtenir des avantages compétitifs, comme disent les économistes, des subventions, des crédits, des honneurs, etc., à la faveur d’un usage habile des médias. " Essayez simplement de penser au poids réel dont aurait pesé un épisode comme l’apparition de ce qui a été appelé la " nouvelle philosophie " sans le concours des médias, et sans l’" usage habile " que les intéressés (qui se sont révélés justement des maîtres et même des virtuoses dans ce domaine) ont été capables d’en faire.

Bourdieu a consacré son dernier cours au Collège de France à la façon dont l’autonomie relative des lieux et des institutions dans lesquels se construit le savoir authentique pourrait être menacée désormais par l’emprise du pouvoir économique et celle du pouvoir médiatique. Je pense qu’il a eu raison de soulever ce problème, et cela d’autant plus que l’on a tendance à exiger aujourd’hui, au nom de ce qui est supposé être la démocratie, qu’une valeur et une dignité égales soient accordées à toutes les convictions et à toutes les croyances, y compris les plus irrationnelles et les plus infondées. Je ne crois pas du tout, pour ma part, que le relativisme épistémologique et moral soit la seule philosophie compatible avec la démocratie.

 L’indépendance à l’égard des pouvoirs économique et politique - telle que Jaurès et ses successeurs l’ont voulue par exemple pour l’Humanité - vous semble-t-elle une garantie, un objectif encore crédible ?

 Jacques Bouveresse. Cette indépendance par rapport au pouvoir économique et politique est sûrement une condition sine qua non de l’existence d’une presse capable de remplir la tâche pour laquelle elle a été conçue. Toute la question est de savoir jusqu’à quel point elle est encore possible, et il y a des raisons d’être pessimiste sur ce point. Mais il y a aussi la question de la dépendance du pouvoir politique lui-même par rapport au pouvoir médiatique, et celle de savoir si les véritables empires de demain ne sont pas les empires médiatiques. Voir un homme comme Berlusconi réussir à conquérir le pouvoir politique dans un pays comme l’Italie, c’est sûrement une chose qui nous concerne bien plus que nous ne le pensons et qui devrait nous faire réfléchir davantage.

(...)

Entretien réalisé par Lucien Degoy et Jérôme-Alexandre Nieslberg

Lire, sur le site de L’Humanité, la totalité de l’entretien (qui ne se limite pas, évidemment, à la question des médias) : « Bouveresse, logique et politique » (interview qui n’est plus consultable que sur les archives du web - novembre 2013).

 
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Notes

[1La première partie de l’entretien est consacrée à « l’étude et à la popularisation de l’oeuvre de Wittgenstein » (note d’Acrimed).

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