Après un mois de mobilisation contre les retraites, l’Association critique des médias (Acrimed) analyse pour l’Humanité le traitement médiatique de ce conflit social. Entretien avec Pauline Perrenot et Frédéric Lemaire, membres d’Acrimed.
Depuis le 5 décembre, avez-vous noté un déséquilibre entre le traitement de la réforme et ses effets d’une part, et les conséquences négatives de la mobilisation de l’autre ?
Frédéric Lemaire Nous avons réalisé un comptage entre le 5 et le 31 décembre à partir du journal télévisé de 20 heures de France 2, un bon mètre étalon avec ses 5 millions de téléspectateurs. Le temps d’antenne attribué aux « galères » imputées aux mobilisations représente 43 % des sujets, le suivi des négociations syndicats-patronat-gouvernement 21 %, les analyses de fond 19 % et le suivi des manifestations et du quotidien des grévistes 17 % seulement.
Pauline Perrenot On a l’impression que les médias ont une feuille de route dont ils ne peuvent pas se détacher. Par exemple, Franceinfo mobilise tous les matins une équipe sur le périphérique parisien pour dire « ça ne circule pas »… Cela induit des effets sur la perception du public : on n’a pas la même vision de la grève si on ne voit que des sujets sur les blocages, les violences, et rien sur les actions joyeuses ou de solidarité…
Il y a une déformation journalistique de la réalité ?
Frédéric Lemaire Oui, quand on angle les sujets sur les grévistes en se demandant « combien de temps tiendront-ils ? » ou « le mouvement s’essouffle-t-il ? », on oriente la pensée des spectateurs, des lecteurs… À l’inverse, les sujets sur les négociations indiquent que « le gouvernement lâche du lest », parle de « concessions ».
Pauline Perrenot Les médias définissent le périmètre de ce qui est acceptable, les idées comme les actions. Par exemple, les coupures d’électricité effectuées par des militants CGT, c’est niet.
Vous avez noté une différence entre la façon dont les éditorialistes parlent du conflit et ce que les journalistes de terrain relatent ?
Frédéric Lemaire Les images des chaînes d’information sont juste là pour assurer un fond aux éditorialistes. Leur « analyse » est plus importante que ce qui se passe sur le terrain.
Pauline Perrenot Par exemple la journaliste Sonia Mabrouk, qui en appelle (sur le site FigaroVox, le 12 décembre) au « bon sens des Français pour qu’ils réalisent que des réformes de fond, comme celle des retraites, sont nécessaires et même indispensables ».
Frédéric Lemaire Alors que des journalistes sur le terrain qui nous disent : « On n’y peut rien, on nous demande un angle sur “la galère” » aimeraient faire autre chose, et parfois y arrivent. C’est diamétralement opposé à la façon dont le duo Léa Salamé-Nicolas Demorand a traité Philippe Martinez dans la matinale de France Inter…, à comparer avec l’interview quelques jours plus tard de Carlos Ghosn par la même journaliste, beaucoup plus complice.
Est-ce parce qu’il y a dans l’ADN de ce journalisme éditorial une forme de reproduction des élites, qui défend son milieu ?
Pauline Perrenot Ils assument vouloir un retour à l’ordre social. Les éditorialistes se rêvent tous en conseillers du prince en se faisant défenseurs de la réforme.
Frédéric Lemaire On l’avait déjà vu avec les gilets jaunes, le fossé social entre les rédactions parisiennes et les classes populaires. Du coup, elles les caricaturent : si elles sortent de leur rôle de « bons sauvages », elles menacent l’ordre social. Il faut soit les calmer, soit les réprimer.
Pauline Perrenot Les chiffres du Conseil supérieur de l’audiovisuel [1] montrent que, bien que représentant 12 % de la population, les ouvriers n’ont que 4 % de temps d’antenne (les retraités 2 % de présence pour 25 % de la population française – NDLR). Les cadres supérieurs, 9 % de la population, cumulent plus de 60 % de la présence télévisuelle, sept fois plus que leur poids réel dans la société.
Frédéric Lemaire Il est logique qu’il y ait une telle défiance envers les médias, quand une immense partie de la population ne se sent pas représentée…
Entretien réalisé par Grégory Marin