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Dans Hommes & Liberté (LDH) : « L’information prise en tenaille »

par Frédéric Lemaire, Mathias Reymond,

Nous reproduisons un article écrit pour le numéro 189 de la revue Hommes & Liberté, mars 2020, pp. 36-38.


Ces trente dernières années, le secteur des médias a fait l’objet de nombreux bouleversements. La financiarisation et le développement d’Internet ont eu un impact majeur sur les modèles économiques des médias et conduit à une concentration sans précédent. Des transformations aux conséquences multiples.



Depuis les années 1990, de multiples rapprochements se sont opérés entre médias et industries de la communication, dans un contexte de financiarisation et de développement des technologies de l’information. Des deux côtés de l’Atlantique, une course s’est lancée tant dans l’acquisition des « autoroutes de l’information » que dans celle des « contenus ». Les rapprochements entre les deux secteurs promettaient d’importants retours sur investissement, notamment par les synergies qu’ils rendaient possibles entre la production de contenus et leur distribution, mais aussi des recettes purement financières, dans un contexte d’euphorie boursière.

La libéralisation du secteur des télécommunications a ainsi permis l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché des médias. On connaissait déjà l’intégration horizontale, qui consistait à racheter des médias analogues ou fusionner deux titres. Désormais, l’intégration verticale conduit les distributeurs de contenus, gestionnaires des « tubes », des « réseaux » (Orange, Bouygues, SFR et Free), à devenir les nouveaux acteurs du secteur des médias.
Cette nouvelle donne a rebattu les cartes de la propriété des médias, désormais intégrés dans de grands groupes. Outre les synergies possibles (entre les offres d’abonnement à Internet ou à un réseau téléphonique), les retombées sont de divers ordres, pour les propriétaires de médias : pouvoir d’influence, valorisation de « l’image de marque » du groupe industriel, contrôle relatif de la parole médiatique.

Les opérations menées par exemple par Patrick Drahi (propriétaire de SFR et onzième fortune française), en rachetant le groupe L’Express, le quotidien Libération, RMC et BFM, n’ont rien à voir avec l’amour de la presse libre. Ni les raisons ayant poussé les trois propriétaires Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse (dit « BNP ») à s’approprier des titres de presse à l’histoire prestigieuse. Ainsi Xavier Niel, fondateur de Free, déclarait-il sobrement, en juin 2011, à propos de ses « emplettes » dans la presse : « Quand les journaux m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix. » [1] Au-delà du cercle des patrons de télécommunications, Bernard Arnault s’est offert, avec Les Echos et Investir, deux voix de poids auprès du petit monde des entrepreneurs. Quant à Vincent Bolloré, s’il n’hésite pas à se servir de ses organes de presse pour faire la publicité de ses enseignes, il les utilise également pour défendre ses (gros) intérêts en Afrique de l’Ouest.


Pouvoir d’influence et pressions sur les rédactions


Pour autant, ces actionnaires n’ont que rarement, à titre individuel, une influence directe sur les lignes éditoriales de leurs médias, et leurs intérêts n’y sont pas toujours mécaniquement relayés. Ils n’en ont, en réalité, pas besoin ! D’une part, ils pèsent sur ces lignes en choisissant judicieusement les personnels occupant les postes clés dans les rédactions (les « haut-gradés »). D’autre part, l’influence politique obtenue par l’acquisition d’un média constitue à elle seule une force de dissuasion. Le magazine Capital, en août 2014, l’explique de façon limpide : « On y regarde à deux fois avant d’attaquer le patron d’un journal. L’obscur boss de Numericable, Patrick Drahi, n’était qu’un “nobody” quand il est parti à l’assaut de SFR. Moyennant quoi, il fut attaqué sur tous les fronts : exil fiscal, holdings douteuses aux Bahamas, nationalité française incertaine. D’où Libération. » [2]

L’importance des grands groupes de médias pose la question de l’indépendance des politiques (qui « laissent faire », encore et toujours) par rapport aux médias, mais aussi de celle des journalistes par rapport à leur employeur. D’autant que la concentration dans le secteur des médias n’est pas sans influence dans les rédactions, et de nouvelles contraintes structurelles fortes pèsent sur la production de l’information.

Les rédactions insérées dans le giron de grands groupes de communication sont soumises à une forte recherche de productivité. Les journalistes deviennent multitâches, ils doivent travailler sur différents supports (blogs, réseaux sociaux), en intégrant de nouvelles fonctions (son, images). Au rythme de l’information continue, ils doivent faire toujours plus vite et toujours plus bref : la durée d’un long sujet dans un journal télévisé est actuellement de quatrevingt-dix secondes, alors qu’elle était de trois à quatre minutes dans les années 1980. Conséquence : la précarité des journalistes produit une information précaire (et docile à l’égard des pouvoirs économiques et politiques). Ce qui est un élément d’explication du scepticisme du grand public à l’égard des médias traditionnels, qui sont en réalité peu diversifiés et accumulent les erreurs.


De la presse papier à la presse en ligne


Le média traditionnel qui a été le plus bouleversé par ces changements est la presse. Le nombre de quotidiens nationaux d’information générale est passé de vingt-huit en 1946 à huit aujourd’hui ; et le nombre de quotidiens régionaux de centsoixante-quinze à environ cinquante-cinq. Une autre donnée, bien réelle : le chiffre d’affaires de la presse écrite, et surtout des quotidiens nationaux ou régionaux, diminue. Et, de fait, les recettes totales baissent continuellement depuis 2000.

Plusieurs explications à cela : la stagnation puis la baisse des ventes, l’arrivée en force de nouveaux entrants sur le marché de l’information : Internet et ses « pure players » d’information (Rue89, Atlantico, Mediapart, etc.), les quotidiens gratuits entièrement financés par la publicité (CNews, 20 Minutes, Métro, etc.) ; et aussi les nouveaux outils qui permettent, entre autres, de diffuser de l’information (Twitter, Facebook, etc.). La baisse des recettes publicitaires touche fortement la presse écrite – les annonceurs s’étant reportés vers de nouveaux secteurs (Internet) et modifié leurs méthodes de marketing–, engageant ainsi un cercle vicieux : le prix de l’encart dans la presse est en chute libre, donc moins d’euros pour les quotidiens, donc diminution de la pagination, donc baisse des ventes, et donc, bis repetita, chute des recettes publicitaires.

Dans le même temps, sur Internet, le modèle économique, fondé sur une information « gratuite » via Internet et un financement par la publicité, n’a pas rempli ses promesses de rentabilité. De nouveaux modèles émergent comme le « freemium », alliant information gratuite (« free ») d’entrée de gamme à diffusion large (type retraitement de dépêche) avec une offre payante (« premium », à « valeur ajoutée »). Dans le contexte de concurrence généralisée pour l’accès aux revenus publicitaires, les logiques gestionnaires prennent le pas, dans les rédactions. Le marketing en amont vise à calibrer le contenu des publications en fonction de la clientèle potentielle, qui est segmentée, et vis-à-vis des annonceurs. Les techniques de Search Engine Optimization (SEO) visent à « optimiser » le contenu des articles de sorte à maximiser leur visibilité sur les moteurs de recherche, et ainsi l’audience –désormais mesurée instantanément à travers différents indicateurs. Autant de contraintes devant être prises en compte en amont par les journalistes, dans le choix des angles et la production des contenus (articles, vidéos…). D’autres indicateurs financiers, l’externalisation du travail de production de l’information, le développement de nouvelles modalités de promotion des contenus, participent aussi de ces logiques gestionnaires [3].


L’emprise et la centralité des géants du Web


L’arrivée d’Internet a encore accru le développement et l’emprise des groupes multimédias et industriels apparus dans les années 1980 et 1990. Sans règle, sans contrainte, ils tentent d’étendre leurs parts de marché dans tous les domaines (presse, télévision, radio, édition, cinéma, Internet, etc.) pour accroître leur sphère de profit (souvent) ou d’influence (toujours). Parmi ces Gafam [4], certains disposent d’une position de force dans la distribution de l’information en ligne. Dans le domaine de l’actualité, Google et Facebook sont les deux plus gros pourvoyeurs de trafic pour les sites d’information : ils totalisent plus de deux tiers du trafic entrant, en moyenne, en France comme aux EtatsUnis. Ils deviennent ainsi indispensables aux éditeurs de presse, obligés de se conformer à leurs exigences économiques et à leurs règles techniques. Cette position dominante est renforcée par la transformation des modes de consommation qui suit le développement des smartphones. D’après une étude du Reuters Institute for the Study of Journalism (2018), plus de la moitié des sondés utiliseraient le téléphone portable pour accéder à l’actualité. Les Gafam ont su, dès 2015, tirer profit de cette tendance. En témoigne le lancement d’Apple News, sur le modèle de Google News ; de Snapchat Discover et de Facebook Instant Articles, à destination des éditeurs de presse souhaitant adapter leurs articles sous forme de « snaps » [5], ou d’articles Facebook à chargement rapide –moyennant, bien sûr, un partage des ressources publicitaires… Car ce sont bien en réalité les géants d’Internet qui se font la part belle des revenus publicitaires en ligne. Ils disposent d’une position stratégique, en amont des sites de presse. Le référencement des contenus des médias en ligne leur permet de bénéficier d’une audience importante, monétisée sous forme de publicités. En 2017 en France, en dehors des recettes publicitaires associées aux activités de moteurs de recherche (2 milliards d’euros, captés à 90% par Google), l’affichage de publicité contextuelle représentait 1,45 milliard d’euros réparti entre réseaux sociaux (669 millions), acteurs de la presse écrite (234 millions) et de la télévision, notamment via les replays d’émissions (126 millions). Les éditeurs de presse, qui ont vu leurs revenus publicitaires fondre, protestent. La centralité des géants d’Internet a conduit à une forme de « vassalisation » de certains médias, avec la mise en place, en 2013, d’un Fonds [6], financé par Google, se substituant à une partie des aides publiques à la presse, ou encore des partenariats éditoriaux entre médias et Gafam, où les premiers délèguent aux seconds leur activité de vente de publicité en ligne [7]. Autre exemple, les fonds octroyés par Facebook à différents médias, dont Le Monde et Libération (via Checknews), dans le cadre de la « lutte contre les fake news ». Sa stratégie en ce domaine s’est intensifiée en 2017, avec le programme « Facebook Journalism Project », censé « “aider” les médias, après une série de polémiques liées notamment à l’élection de Donald Trump et au rôle des “fausses informations” » (Le Monde, 13 juillet 2017).

Depuis des décennies, l’évolution du paysage médiatique a beaucoup évolué. Plusieurs multinationales disposent ainsi d’un pouvoir sans précédent sur la circulation et la production de l’information, qu’il s’agisse de grands groupes multimédias ou des géants d’Internet. La mainmise de ces groupes privés pose une question démocratique majeure et appelle des réponses, comme le nécessaire renforcement des médias indépendants, mais aussi une réponse politique. Celle-ci doit prendre la forme d’une réglementation stricte du secteur des médias et des télécommunications ; et d’une réaffirmation de l’importance des médias publics, moyens à l’appui, à l’exact opposé des orientations actuelles–future loi sur l’audiovisuel, plan de licenciements à Radio France, coupes budgétaires et autres réorganisations comptables. L’information doit être un bien commun, et non une marchandise ou un levier d’influence dans l’escarcelle de grands groupes privés.

 
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Notes

[1Cité par Le Monde diplomatique, juin 2011.

[3Lire à ce sujet, déjà, en 2007, Franck Rebillard et al., « Mutations de la filière presse et information », note sectorielle pour le ministère de la Culture et de la Communication, MSH Paris-Nord.

[4Pour Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.

[5Courts messages vidéo ou photo échangés par les internautes sur l’application Snapchat.

[6Fonds pour l’innovation numérique dans la presse

[7Voir Franck Rebillard et Nikos Smyrnaios, « Quelle « plateformisation » de l’information ? Collusion socioéconomique et dilution éditoriale entre les entreprises médiatiques et les infomédiaires de l’Internet », in Tic&société, vol. 13, n°1-2, 2019.

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