Rien ne semblait pourtant devoir troubler la routine de l’interview politique. Après de brèves salutations, la présentatrice des « 4 Vérités » posait à Benoît Hamon une première question relative à la tambouille interne du microcosme politique, cherchant comme (trop) souvent à faire commenter les jeux électoraux aux uns, puis aux autres, dans l’espoir de grappiller quelques saillies à resservir lors de futures interviews :
Nous allons parler de la gauche, mais d’abord un mot tout de même sur trois ministres sortis du gouvernement : Nathalie Loiseau pour les européennes, ça on peut comprendre, Benjamin Griveaux, Mounir Mahjoubi pour mener la bataille de Paris. Ça pouvait pas attendre, la bataille de Paris, à votre avis Benoît Hamon ?
Mais ce matin-là, Benoît Hamon a préféré détourner sa question au profit d’une interpellation, que nous transcrivons in extenso :
- Benoît Hamon : Écoutez, avant de répondre à cette question, je vais d’abord parler de France Télévisions. Vous n’allez pas m’en vouloir puisque nous avons un lourd contentieux, pas vous et moi, mais moi et la présidente de France Télévisions. La semaine prochaine il y a un débat organisé par France Télévisions dans lequel il y aura neuf têtes de liste, mais dont je suis le seul à être écarté de ce débat [3]. Moi je suis un homme honnête, fidèle à mes convictions, je me bats à la tête d’un nouveau mouvement politique, et la direction de France Télévisions m’a dit : « Benoît Hamon, vous êtes écarté parce que nous avons comme critères les sondages. » [Caroline Roux : C’est un critère.] Or, il apparaît que je suis en intentions de vote devant plusieurs des invités. Donc cet argument tombe. Ensuite on me dit : « Benoît Hamon, le problème c’est la représentation. » J’ai une délégation du mouvement Générations au Parlement européen. M. Dupont-Aignan n’en a pas, M. Glucksmann n’en a pas, M. Lagarde n’en a pas. Deuxième argument qui tombe. Et le troisième argument, qui est donné à des citoyens qui s’inquiètent du fait qu’il n’y a plus de pluralisme aujourd’hui et d’égalité de traitement sur le service public, c’est de dire : « Le Parti socialiste vous représente ». Je veux informer France Télévisions que j’ai quitté le Parti socialiste, notamment parce que ses dirigeants, après les primaires, ont préféré voter pour M. Macron que pour moi qui étais leur candidat. Je veux simplement vous dire une chose, c’est que, à un moment, faut respecter les règles du pluralisme et faut respecter la qualité du débat. Et je pense que le service public a des responsabilités plus grandes que le secteur privé…
- Caroline Roux : Ça on sait oui ! Vous avez raison.
- Benoît Hamon : Je note que vos concurrents de BFM, du groupe TF1, m’invitent. Il y a un moment, je le dis sur cette antenne parce que c’est difficile d’avoir votre présidente au téléphone manifestement, mais je trouve qu’il y a quelque chose qui relève, finalement, du non-respect de la qualité de la vie démocratique et d’un rétrécissement du débat public. C’est un problème, je préfère vous le dire en face, plutôt que de jouer…
C’en est trop. Après avoir cherché à déconstruire les arguments et les critères avancés par France 2 pour justifier cette « non-invitation », le candidat les qualifie donc de « problème » au regard de la qualité du « débat public » – a fortiori sur le « service public » – du « pluralisme » et de la « vie démocratique ». Au moins quatre gros mots pour un seul et même « problème », que Caroline Roux va quant à elle situer ailleurs :
Oui mais ce qui est un problème, c’est que vous preniez ce matin en otage cette interview. Que vous êtes venu sur le service public pour faire la leçon au service public, donc voilà… Je vous ai laissé vous exprimer Benoît Hamon mais je… ça aurait été bien que vous m’en parliez avant, ça aurait été bien qu’on en discute, maintenant c’est un happening, vous l’avez fait, le message est passé.
Comme souvent, cette critique de France 2 sur son antenne est vécue non seulement comme une impudence mais encore comme une forme de sabotage, forcément inconvenant et déplacé. Une réaction que nous considérons à notre tour comme un « problème » (à ajouter à la liste de ceux que pointe le candidat de Générations) au regard, lui aussi, de la qualité du « débat public » – a fortiori sur le « service public » – du « pluralisme » et de la « vie démocratique ».
Ainsi la question politique que pose cette sortie critique devient-elle illégitime pour Caroline Roux, qui n’hésite pas à recourir au vocabulaire-épouvantail, d’ordinaire employé au sujet des grévistes pour disqualifier leur lutte [4]. Autrement dit, la critique des médias ne serait pas une question politique, mais une affaire (im)morale. Autre problème : de son propre aveu, l’animatrice de France 2 aurait préféré à ce « coup d’éclat » non préparé une discussion « en off », de façon à cadrer le débat… Manifestement prise de court dans cet échange, elle s’estime à son tour lésée, comme le montre la fin de son échange avec Benoît Hamon, qui n’en démord pas :
- Benoît Hamon : Enfin voilà, moi je préfère le dire. C’est la raison pour laquelle j’ai saisi le tribunal administratif de Paris en référé-liberté. J’espère que, hélas d’ailleurs, la justice me donnera raison.
- Caroline Roux : Est-ce que vous reconnaissez au moins ce matin vous êtes régulièrement invité sur le service public…
- BH : Par vous… Par les « 4 vérités » avec aucun problème. Et je le dis tranquillement, comme d’ailleurs juste avant…
- CR : Donc je suis la victime de… de…
- BH : Non vous n’êtes pas victime…
- CR : Allez, c’est pas grave, on y va, on avance.
- BH : Les citoyens ont besoin de l’entendre. On est en plein mouvement social, ils demandent de la démocratie, de la transparence. Si on pense qu’on est train d’arranger nos petites affaires en coulisses, moi je préfère dire ce qu’il se passe, voilà, je l’ai dit.
- CR : Qu’est-ce qu’on fait, on continue ?
Encore pas de chance pour Caroline Roux, pourtant très impliquée dans la défense de sa propre maison : le fait même d’être invité dans d’autres émissions n’a pas l’air de convaincre Benoît Hamon. Et pour cause : on peut légitimement trouver que dix minutes d’entretien à 7h39 le matin ne remplacent pas une émission politique de longue durée, diffusée à 20h, et au cours de laquelle plusieurs candidats se confrontent.
Fin des « hostilités ». Vous pourrez évidemment (ne pas) retrouver cet extrait conflictuel dans la sélection mise en avant chaque matin sur le compte Twitter de l’émission « Télé Matin » [5]. Pas plus que sur celui de Caroline Roux.
Le malaise des éditorialistes et autres présentateurs télé face à la critique des médias, même occasionnelle, comme le cas qui nous occupe ici, n’est certes pas nouveau. Des récentes saillies de Thomas Misrachi (BFM-TV), invitant un gilet jaune à prendre la porte alors que ce dernier estimait être systématiquement coupé, à Monique Pinçon-Charlot, payant le prix fort pour quelques mots contre la presse face à Jean-Michel Aphatie, la critique n’est guère tolérée en direct des plateaux. Reconnaissons à Caroline Roux au moins ce mérite : celui d’avoir laissé Benoît Hamon s’exprimer sur la question, là où d’autres n’hésitent pas à couper court – en direct comme au montage !
Reste que sa réaction est conforme à l’idée que se font la plupart des chefferies éditoriales de la critique des médias. Une critique, telle que la formule Benoît Hamon, qui n’est pourtant pas d’une grande radicalité, ce dernier exprimant calmement des questionnements légitimes : qu’est-ce qui justifie, par exemple, que des médias s’arrogent la compétence de décréter qu’un candidat à la tête d’une liste serait idéologiquement représenté par une autre [6] ? Qu’est-ce qui légitime que des sondages d’opinion, délivrant des « intentions de vote » à trois mois d’un scrutin, soient un critère fiable pour juger de la représentativité de tel ou tel candidat dans un débat médiatique [7] ? Pourquoi, en cette période de pré-campagne électorale [8], accorder aux grands médias le droit de décider que ne seront invités sur leur plateau que des courants représentés au Parlement français ? La réponse de France 2 : des « critères objectifs » [9].
Mais objectivés par qui, au juste ? Le CSA, en confiant aux médias le soin de répartir les temps de parole selon le principe flou d’« équité » [10], octroie de facto aux rédactions un pouvoir de filtrage. Résultat ? Que ce soit par commodité logistique (ne pas avoir trop de candidats en plateau) ou par choix éditorial, les grands médias usent et abusent de ce pouvoir politique en distinguant à leur gré les candidats aptes des illégitimes.
Pauline Perrenot et Maxime Friot
Annexe : Transcription intégrale de l’échange entre Caroline Roux et Benoît Hamon
Caroline Roux : « Bonjour Benoît Hamon. »
Benoît Hamon : « Bonjour Caroline Roux. »
CR : « Nous allons parler de la gauche, mais d’abord un mot tout de même sur trois ministres sortis du gouvernement : Nathalie Loiseau pour les européennes, sortie là on peut comprendre, Benjamin Griveaux, Mounir Mahjoubi pour mener la bataille de Paris. Ça pouvait pas attendre, la bataille de Paris, à votre avis Benoît Hamon ? »
BH : « Écoutez, avant de répondre à cette question, je vais d’abord parler de France Télévisions. Vous n’allez pas m’en vouloir puisque nous avons un lourd contentieux, pas vous et moi, mais moi et la présidente de France Télévisions. La semaine prochaine il y a un débat organisé par France Télévisions dans lequel il y aura neuf têtes de liste, mais dont je suis le seul à être écarté de ce débat. Moi je suis un homme honnête, fidèle à mes convictions, je me bats à la tête d’un nouveau mouvement politique, et la direction de France Télévisions m’a dit : « Benoît Hamon, vous êtes écarté parce que nous avons comme critères les sondages. » Or, il apparaît que je suis en… »
CR : « C’est un critère… »
BH : « … en intentions de vote devant plusieurs des invités. Donc cet argument tombe. Ensuite on me dit « Benoît Hamon, le problème c’est la représentation. » J’ai une délégation du mouvement Générations au Parlement européen. M. Dupont-Aignan n’en a pas, M. Glucksmann n’en a pas, M. Lagarde n’en a pas. Deuxième argument qui tombe. Et le troisième argument, qui est donné à des citoyens qui s’inquiètent du fait qu’il n’y a plus de pluralisme aujourd’hui et d’égalité de traitement sur le service public, c’est de dire : « Le Parti socialiste vous représente ». Je veux informer France Télévisions que j’ai quitté le Parti socialiste, notamment parce que ses dirigeants, après les primaires, ont préféré voter pour M. Macron que pour moi qui était leur candidat. Je veux simplement vous dire une chose, c’est que, à un moment, faut respecter les règles du pluralisme et faut respecter la qualité du débat. Et je pense que le service public a des responsabilités plus grandes que le secteur privé… »
CR : « Ça on sait oui ! Vous avez raison »
BH : « Je note… je note… je note que vos concurrents de BFM, du groupe TF1, m’invitent. Il y a un moment, je le dis sur cette antenne parce que c’est difficile d’avoir votre présidente au téléphone manifestement, mais je trouve que il y a quelque chose qui relève, finalement, du non-respect de la qualité de la vie démocratique et d’un rétrécissement du débat public. C’est un problème, je préfère vous le dire en face, plutôt que de jouer… »
CR : « Oui mais ce qui est un problème c’est que vous preniez ce matin en otage cette interview. Que vous êtes venu sur le service public pour faire la leçon au service public, donc voilà… Je vous ai laissé vous exprimer Benoît Hamon mais je… ça aurait été bien que vous m’en parliez avant, ça aurait été bien qu’on en discute, maintenant […] vous l’avez fait, le message est passé. »
BH : « Comme on prépare pas les interviews avant parce que sinon tout le monde va penser… »
CR : « Non mais on a bien compris, pour faire un… »
BH : « Enfin voilà, moi je préfère le dire. C’est la raison pour laquelle j’ai saisi le tribunal administratif de Paris en référé-liberté. J’espère que, hélas d’ailleurs, la justice me donnera raison. »
CR : « Est-ce que vous reconnaissez au moins ce matin vous êtes régulièrement invité sur le service public… »
BH : « Par vous… Par les « 4 vérités » avec aucun problème. Et je le dis tranquillement, comme d’ailleurs juste avant… »
CR : « Donc je suis la victime de… de… »
BH : « Non vous n’êtes pas victime… »
CR : « Allez, c’est pas grave, on y va on avance. »
BH : « Les citoyens ont besoin de l’entendre. On est en plein mouvement social, ils demandent de la démocratie, de la transparence. Si on pense qu’on est train d’arranger nos petites affaires en coulisses, moi je préfère dire ce qu’il se passe, voilà, je l’ai dit. »
CR : « Qu’est-ce qu’on fait on continue ? »