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Corcuff et la « théorie du complot »

par Gilbert Achcar,

Cet article est paru dans le n° 17 de la revue ContreTemps, septembre 2006. Il répond à un article de Philippe Corcuff publié dans le même numéro et intitulé « Chomsky et le "complot médiatique" : Des simplifications actuelles de la critique sociale ». Comme ce dernier article est déjà largement diffusé par son auteur sur l’Internet (avec un post-scriptum auquel il n’est pas répondu ici) [1], j’ai jugé nécessaire de mettre également ma réponse à la disposition des internautes. Le texte ci-dessous est le dernier que j’ai soumis à ContreTemps après avoir dû plusieurs fois adapter mon texte aux modifications à répétition que Philippe Corcuff a introduites dans le sien, souvent pour parer à mes réponses. Je n’ai pas le temps de vérifier si la version de son article diffusée sur l’Internet contient de nouvelles modifications.

L’article de Philippe Corcuff auquel il m’a été demandé de répondre est bien frustrant : il appelle un type de discussion que je n’apprécie guère, puisqu’il s’agit de corriger une lecture hautement déformante, à coup de renvoi de citations. Puisse au moins cet exercice servir aux tierces personnes qui le liront, en leur permettant de mieux saisir ce dont il retourne.

Chomsky et les médias

La façon de procéder de Philippe Corcuff (PC dorénavant) me semble, en effet, très cavalière : il s’en prend à son propre fantasme, projetant sur Chomsky les idées qu’il lui a prêtées depuis qu’il a choisi de le prendre pour cible de prédilection, en essayant de s’ériger en pourfendeur attitré des critiques des médias les plus en vue [2].

La thèse que cherche à démontrer PC n’est rien de moins que la suivante : l’intérêt accordé à Chomsky dans les milieux altermondialistes serait un signe de « régression “pré-marxiste” de la critique sociale », le célèbre linguiste et analyste politique n’étant qu’un « révélateur d’un certain recul théorique des discours critiques les plus diffusés aujourd’hui ».

Lorsque l’on se fixe un programme d’une telle ambition, avec la prétention implicite que l’on détient soi-même l’étalon du progrès théorique de la critique sociale, et lorsque l’on a, par ailleurs, une exigence minimale de rigueur intellectuelle, la moindre des choses est de prendre toutes les précautions nécessaires afin de s’assurer que l’on ne déforme pas la pensée de celui que l’on prend pour cible.

Passons sur le procédé qui consiste à donner une suite de mots entre guillemets en guise de démonstration, comme lorsque PC parle de « généralisations hâtives portées par le vocabulaire choisi : “constante et généralisée” (p. 30), “totale” (p. 73), “toujours” (p. 75), “orientation structurelle systématique” (p. 109), etc. ». Le procédé se passe de commentaire.

Arrêtons-nous plutôt aux citations plus sérieuses, en apparence, que l’auteur nous assène copieusement. Elles sont toutes tirées d’un livre paru en 2003 sous le titre La Fabrique de l’opinion publique américaine. La politique économique des médias américains, traduction française d’un ouvrage très connu d’Edward Herman et de Noam Chomsky (H&C dorénavant), paru en 1988, dont le titre original anglais est Manufacturing Consent : The Political Economy of the Mass Media [3].

Or, il n’est pas besoin d’être diplômé en langue anglaise pour s’apercevoir d’emblée qu’il y a déjà un problème de traduction dans le titre français, ne serait-ce que la substitution flagrante de « la politique économique » à « l’économie politique » !

Ce livre, dont le titre correctement traduit aurait dû être : La fabrication du consentement. L’économie politique des médias de masse aux Etats-Unis [4], a pour objet l’étude de la structure des médias de masse (non des médias tout court) et leur rôle dans la production d’un consentement majoritaire aux actions du gouvernement américain en politique extérieure. Cela s’applique, bien sûr, comme l’ouvrage le précise et comme il va de soi, aux politiques qui font l’objet d’un consensus au sein des sphères dirigeantes de la classe dominante, que les auteurs désignent volontiers par « élite » (dans le sens élaboré qu’a donné à cette expression C. Wright Mills dans The Power Elite).

PC connaît certainement assez bien la langue anglaise pour avoir été en mesure de s’apercevoir que le titre original a été massacré. En tout état de cause, cherchant à polémiquer contre H&C comme il l’a fait - c’est-à-dire en privilégiant l’interprétation sémantique, quasi-psychanalytique, de quelques mots et phrases au détriment d’une intelligence d’ensemble de leurs thèses - il aurait dû, au moins, faire l’effort de vérifier ce que les deux auteurs ont vraiment écrit dans le texte original [5].

Le réquisitoire de PC est, en effet, essentiellement construit à coup de citations qui, comme par hasard, sont toutes déformées par la traduction et, de surcroît, détachées de leur contexte, lorsqu’elles ne sont pas coupées de façon arbitraire. Prenons juste les premières citations, à titre de démonstration et pour éviter d’être fastidieux.

Le premier passage que cite PC, à partir de l’introduction de 2002, se termine par :
« Nous pensons qu’entre autres fonctions, ces médias se livrent à une propagande qui sert les intérêts des puissantes firmes qui les contrôlent en les finançant et dont les représentants sont bien placés pour orienter l’information. » (C’est PC qui souligne à chaque fois.)

Voici, traduit plus correctement et complété, ce que disent H&C dans l’original (p.XI, je souligne) :
« Nous pensons que, parmi leurs autres fonctions, les médias servent les puissants intérêts sociétaux qui les contrôlent et les financent, et exercent de la propagande pour leur compte. Les représentants de ces intérêts ont d’importants programmes et principes qu’ils veulent mettre en avant, et sont en bonne position pour modeler et contraindre la politique des médias. Cela ne se fait pas normalement par une intervention grossière, mais par la sélection d’un personnel bien-pensant, ainsi que par l’intériorisation, de la part des responsables des rédactions et des journalistes en service, de priorités et de définitions de ce qu’il convient de rapporter qui sont conformes à la politique de l’institution. »

La phrase incriminée par PC apparaît ainsi d’une évidence presque banale : qui pourrait contester, par exemple, que Patrick Le Lay, PDG de TF1 et représentant de Bouygues, est en bonne position pour modeler et contraindre la politique de la chaîne par les voies indiquées - comme d’ailleurs, soit dit en passant, par des procédés bien plus « grossiers » !

Pour faire bonne mesure, PC cite ensuite une phrase de l’ouvrage de H&C récusant explicitement « la thématique du complot », qu’il croit cependant invalidée par la citation précédente. Puis il cite une phrase sur « l’intériorisation », similaire à celle qui vient d’être traduite ci-dessus, en y reconnaissant des « pistes stimulantes, mais relativement peu reprises par la suite, sur le rôle de stéréotypes intériorisés par les journalistes ». « Relativement peu reprises » ? Il s’agit pourtant de l’une des idées-forces récurrentes de l’ouvrage de H&C. Rien n’y fait : selon PC, la « corruption des personnes » serait « privilégiée par Chomsky »...

Citation substantielle suivante, choisie, soulignée et coupée par PC :
« Nous décrivons un système de “marché dirigé” dont les ordres viennent du gouvernement, des leaders des groupes d’affaires, des grands propriétaires et de tous ceux qui sont habilités à prendre des initiatives individuelles et collectives. Ils sont suffisamment peu nombreux pour pouvoir agir de concert (...) »

Ce que disent H&C en réalité, sans couper la citation et en la complétant (p.lX) :
« C’est un “système de marché orienté” que nous décrivons ici, les orientations [guidance] étant fournies par le gouvernement [ou l’État, government en anglais], les dirigeants de la communauté des firmes, les principaux propriétaires des médias et leurs administrateurs, et les divers individus et groupes qui ont la tâche ou la permission de prendre des initiatives constructives. Ceux-ci sont en nombre suffisamment limité pour être en mesure d’agir ensemble à l’occasion, comme le font les vendeurs dans les marchés où il y peu de concurrents. Dans la plupart des cas, cependant, les dirigeants des médias font des choses semblables parce qu’ils partagent la même vision du monde, sont sujets à des contraintes et des intéressements similaires, et programment ainsi des sujets, ou maintiennent le silence sur d’autres, ensemble, en une action collective et un comportement leader-suiveur qui restent tacites. »

Je ne poursuivrai pas plus loin la démonstration : toutes les autres citations de H&C qu’a produites PC sont à l’avenant de celles-ci. Son procédé aboutit à déformer profondément la pensée des deux auteurs, tant par manque de rigueur (la traduction non vérifiée) qu’en coupant, parfois, des citations et en ignorant toujours un contexte qui réfute ce que PC cherche à démontrer. Plutôt que d’infliger à celles et ceux qui nous lisent la correction, ainsi que la restitution en intégralité et en contexte de toute la série de citations données par PC, il me semble plus utile de présenter les grandes lignes de l’analyse de H&C.

Ce que les deux auteurs proposent dans leur ouvrage n’est pas à proprement parler « un modèle de propagande » comme cela est traduit dans l’édition française (où « modèle » pourrait être entendu au sens de la perfection, alors qu’il s’agit ici de « modèle » au sens de paradigme ou d’idéaltype). Il serait probablement plus clair de rendre leur formule par « un modèle axé sur la propagande » (A propaganda model) et par « le modèle de la propagande » (lorsque « modèle » est introduit par l’article défini). Autrement dit, un modèle d’analyse du rôle des médias de masse en tant qu’appareils performant une propagande politique et idéologique, ou, comme l’écrivent les auteurs, « un cadre analytique qui tente d’expliquer la performance des médias américains par les structures et relations institutionnelles de base dans le cadre desquelles ils opèrent » (p. XI).

Dans le résumé que H&C donnent eux-mêmes de leur analyse dans l’introduction à la seconde édition de leur ouvrage, après ce qui vient d’être cité et après avoir évoqué, dans la citation traduite plus haut, le rôle des représentants des grands intérêts propriétaires des médias de masse dans le conditionnement et la contrainte de ces médias, ils poursuivent :
« Les facteurs structurels sont les facteurs comme la propriété et le contrôle [6], la dépendance à l’égard d’autres sources majeures de financement (notamment les annonceurs publicitaires) et les intérêts mutuels et relations entre les médias, d’une part, et ceux qui font les nouvelles et ont le pouvoir de les définir et d’expliquer leur signification, d’autre part. Le modèle de la propagande intègre également d’autres facteurs en rapport étroit avec les précédents, comme la capacité de protester contre le traitement des nouvelles par les médias (c’est-à-dire de produire des “critiques” [7]), celle de fournir des “experts” pour confirmer le point de vue officiel sur les nouvelles, et de fixer les principes et les idéologies de base qui sont tenus pour allant de soi par le personnel médiatique et l’élite, mais auxquels la population générale résiste souvent. [...] Nous pensons que ce que les journalistes font, ce qu’ils considèrent comme digne d’être rapporté, et ce qu’ils tiennent pour allant de soi en tant que prémisses de leur travail sont des choses qui s’expliquent bien, souvent, par les intéressements, pressions et contraintes intégrés dans une telle analyse structurale. »

Le premier chapitre de Manufacturing Consent est consacré à un exposé analytique des facteurs structurels évoqués ci-dessus. Afin de démontrer leur thèse du fonctionnement propagandiste des médias de masse dans le domaine de la politique étrangère - qui les concerne au premier chef parce qu’il est l’objet prioritaire de leur combat politique - les deux auteurs consacrent ensuite cinq chapitres à une démonstration très détaillée et très documentée de la façon dont les médias de masse américains ont traité une série de dossiers chauds des années 1970 et 1980 (l’ouvrage étant paru en 1988), de l’Indochine à l’Amérique centrale.

Précisons tout de suite, pour qui en douterait, que nos deux auteurs savent pertinemment que le rôle des médias de masse ne se réduit pas à ce qui précède [8]. Ils ne font que mentionner, par exemple, leur rôle d’industrie de la distraction et de l’abrutissement, dont la critique a été initiée par l’École de Francfort et son entourage. Et l’on pourrait, certes, ajouter bien d’autres rôles - certains positifs, même, du point de vue de la critique politique et sociale, surtout aux interstices. Les auteurs concluent d’ailleurs d’une façon qui confirme le sens d’idéaltype qu’ils donnent au terme « modèle » (pp.304-305) :
« Aucun modèle simple ne suffira, cependant, à rendre compte de chaque détail d’une question aussi complexe que le fonctionnement des médias nationaux de masse. Nous pensons qu’un modèle axé sur la propagande saisit des traits essentiels du processus, mais il laisse en dehors de l’analyse nombre de nuances et d’effets secondaires. Il y a d’autres facteurs qu’il faut identifier. Certains d’entre eux sont en conflit avec la “fonction sociétale” des médias, tels qu’ils sont décrits par le modèle de la propagande ; d’autres y contribuent. Dans la première catégorie, l’humanité et l’intégrité professionnelle de journalistes les poussent souvent dans des directions inacceptables pour les institutions idéologiques. On ne devrait pas sous-estimer le fardeau psychologique que représentent la suppression de vérités évidentes et la confirmation des doctrines requises au sujet de la bienveillance [du gouvernement] (qui a parfois mal tourné), des erreurs inexplicables, des bonnes intentions, de l’innocence lésée, etc., contre des preuves accablantes incompatibles avec ces prémisses patriotiques. Les tensions qui en résultent trouvent parfois une expression limitée, mais elles sont plus souvent supprimées consciemment ou inconsciemment, avec le secours de systèmes de croyance qui permettent la poursuite d’intérêts étroits, quels que soient les faits. »

Pressentant le dénigrement dont ils allaient être l’objet de la part des défenseurs intéressés du système médiatique, selon les déformations usuelles de l’apologie des médias, H&C avaient pris soin de souligner, dès la préface de la première édition de leur ouvrage (p.lX), ce qu’ils ont répété dans l’introduction à la seconde édition, déjà citée à cet effet, et qui est au cœur de leur analyse :
« Des critiques des institutions comme celles que nous présentons dans cet ouvrage sont habituellement récusées par les commentateurs de l’establishment comme relevant de “théories du complot”, mais cela n’est qu’une façon d’esquiver le débat. Nous n’utilisons aucune sorte d’hypothèse “conspirative” pour expliquer la performance des médias de masse. En fait, notre traitement du sujet est beaucoup plus proche d’une analyse de “marché libre”, les résultats étant largement le produit de l’action des forces du marché. La plupart des choix biaisés dans les médias proviennent de la présélection de personnes bien-pensantes, de préconceptions intériorisées, et de l’adaptation du personnel aux contraintes de la propriété, de l’organisation, du marché et du pouvoir politique. La censure est dans une large mesure autocensure, de la part de reporters et de commentateurs qui s’adaptent aux réalités des exigences organisationnelles des sources et des médias, ainsi que de la part de personnes situées à des échelons plus élevés au sein des organisations médiatiques, des personnes choisies afin de mettre en pratique les contraintes imposées par les propriétaires et autres centres de pouvoir du marché et de l’État, et qui ont généralement intériorisé ces contraintes. » [9]

Comparez tout ce qui précède à ce que PC croit détecter dans l’ouvrage de H&C, sans peur de la contradiction et de l’inconsistance (selon PC, l’analyse chomskyenne serait à la fois systémiste, économiste, déterministe, intentionnaliste, élitiste et conspirationniste !) ; du détournement d’héritage (PC essaye de mettre Bourdieu de son côté, alors que les écrits consacrés aux médias par l’auteur de Sur la télévision présentent une analyse qui converge si bien avec celle de H&C qu’elle subit les mêmes accusations déformatrices, les mêmes causes produisant les mêmes effets [10] - quant à Marx, voir ci-dessous) ; voire de l’insinuation diffamante par association (l’invocation incongrue dans cette discussion de l’ouvrage consacré par Taguieff au faux antisémite intitulé Protocoles des Sages de Sion).

Selon PC, l’analyse de Chomsky est fondée sur :

 « un systémisme, ultra-fonctionnaliste et économiste, mettant en scène un “système” économique omniprésent et omniscient. C’est la logique économique des propriétaires et des publicitaires qui déterminerait d’abord et directement le contenu précis des messages médiatiques (pp.2-14), intégrant les “médias au marché” (p.5) et empêchant la moindre “autonomie” (p.4).

 « Mais cet économisme est souvent débordé par la tendance intentionnaliste de l’écriture : le retour subreptice du “complot”. »

 « Au bout du compte, nombre d’expressions [sic] suggèrent la primauté d’une action concertée et cachée associant les élites économiques, les dirigeants politiques et les journalistes, qui utiliseraient des mensonges conscients, bref nous ramènent à la figure du “complot”. »

 « Avec le fil intentionnaliste du texte chomskyen, on est paradoxalement plus proche du modèle du libéralisme économique, celui de l’homo œconomicus, pour lequel le calcul coût/avantages d’acteurs individuels est le point de départ de l’analyse, que de la théorie marxiste. Mais dans ce cas, il ne s’agit pas du calcul de tous les individus mais de quelques membres “peu nombreux” d’une élite et leurs calculs sont cachés. On cumule ici un schéma intentionnaliste (ce sont les intentions individuelles qui comptent principalement dans l’explication des processus sociaux) et un schéma élitiste (ce sont les intentions d’une élite). Si cette convergence avec les schémas libéraux n’est pas souvent perçue, c’est qu’elle tend à être effacée par la coloration critique que semble lui donner le dévoilement d’actions cachées. »

 « Ce qui nous éloigne également du modèle de sociologie critique proposé par Pierre Bourdieu : le croisement de la logique de l’habitus (l’inconscient social intériorisé par chaque personne au cours de sa socialisation) et de celle des champs sociaux (les structures sociales extériorisées, dans des dynamiques sociales s’imposant aux individus malgré eux) limitant la part attribuée aux volontés humaines dans l’explication des mouvements de l’histoire. »

 « Le conspirationnisme se présente donc comme une trame narrative inspirant largement la critique chomskyenne des médias, dans des croisements avec la trame narrative de l’économisme systémique. »

La rhétorique de PC est tellement en contradiction avec l’analyse véritable de H&C, présentée plus haut, qu’elle relève bel et bien du fantasme. En réalité, c’est la façon même dont Corcuff lit H&C - cherchant des indices cachés derrière les mots pour étayer une accusation que les deux auteurs, pourtant, prennent grand soin de réfuter à l’avance - c’est cette façon même qui relève de la « théorie du complot ».

PC croit achever de discréditer Chomsky in fine en invoquant « les sciences sociales critiques contemporaines, qui discutent d’ailleurs peu les analyses de Chomsky consacrées aux médias. Non pas, principalement, parce que leur supposée portée “critique” dérangerait “les chiens de garde” de l’Université, mais parce que leur pente manichéenne ne correspond pas à l’état d’avancement et d’affinement des outillages critiques. »

Pour preuve de ce mépris dans lequel la science critique avancée et raffinée qu’il représente tient les analyses de Chomsky, PC ne trouve à invoquer que le fait que le célèbre linguiste n’a pas été cité par l’auteur du volume Sociologie du journalisme dans la collection de poche Repères [11] ! Vérifions plus sérieusement si « les analyses de Chomsky consacrées aux médias » sont « peu » discutées dans les universités et par les sciences sociales critiques contemporaines. Il existe pour cela un indice beaucoup plus révélateur que la bibliographie d’un ouvrage de poche édité en France. En nous limitant ici à la langue anglaise, cherchons sur Google les mots « Chomsky+media+syllabus » [12]. Résultat : toujours largement supérieur à 35000 réponses [13].

Gageons que Corcuff aimerait beaucoup être aussi « peu » discuté dans les universités pour la totalité de ses écrits que ne l’est Chomsky au sujet des seuls médias !

Marx et... les « médias » !

En guise de conclusion, PC déplore « au sein de la gauche française » ce qu’il perçoit comme « un certain anti-intellectualisme » et « un recul de la culture théorique ». Cette accusation a été constamment rabâchée contre le mouvement social et la gauche radicale par les « autorités intellectuelles » consacrées et autres « experts » médiatiques.

L’originalité de la démarche de PC est toutefois que, selon lui, cette misère théorique serait liée à « la dévalorisation des exigences théoriques associées auparavant au marxisme », alors que, jusque-là, les pourfendeurs du mouvement des classes opprimées attribuaient la même prétendue misère au marxisme lui-même. C’est de bonne guerre : écrivant dans une revue à dominante marxiste, le « post-marxiste » PC cherche à mettre de son côté les « marxistes ». Il affirme : « Dans l’analyse marxienne comme dans la tradition marxiste, les mécanismes idéologiques ne se réduisent donc pas, dans les textes les plus rigoureux, à une logique de manipulation consciente. La manipulation consciente n’y joue même, tout au plus, qu’un rôle secondaire. »

Laissons ici de côté la « tradition marxiste » parce qu’une telle formule recouvre un champ théorique si vaste et contrasté qu’il serait absurde de vouloir l’examiner en quelques lignes [14]. Qu’en est-il de « l’analyse marxienne » ? PC cite une phrase de L’idéologie allemande afin de montrer que Marx et Engels estimaient que la bourgeoisie était elle-même victime de sa propre idéologie : loin donc de déformer consciemment la réalité, elle serait sincère en quelque sorte, se repaissant elle-même des illusions qu’elle propage.

Il faut bien mal connaître l’œuvre de Marx pour considérer L’idéologie allemande comme l’un de ses « textes les plus rigoureux » ! Dans le manuscrit en question, rédigé en 1845-46 et abandonné à « la critique rongeuse des souris » (Marx dixit), la théorie de Marx et Engels n’en était qu’à ses balbutiements - comme, du reste, le capitalisme lui-même, avec une bourgeoisie encore en phase ascendante et progressiste ! En outre, prendre un texte de 1846 comme source pour une analyse des médias en ce début du 21e siècle relèverait d’un dogmatisme « marxiste » quasi-religieux s’il n’émanait ici d’un « post-marxiste » affirmé.

L’autre écrit cité par PC a été rédigé en 1852, après un tournant majeur dans l’histoire de la lutte des classes : c’est Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte. Une phrase est livrée à notre réflexion, dans laquelle Marx attribue à la petite-bourgeoisie cette auto-intoxication idéologique qu’il attribuait six ans auparavant à la classe dominante. Le déplacement du diagnostic est intéressant : c’est qu’entre-temps, la bourgeoisie avait connu une mue et perdu sa relative innocence.

« La bourgeoisie se rendait très bien compte que toutes les armes qu’elle avait forgées contre le féodalisme se retournaient maintenant contre elle-même, que tous les moyens d’instruction qu’elle avait institués se retournaient contre sa propre culture, que tous les dieux qu’elle avait créés l’abandonnaient. Elle se rendait compte que toutes les prétendues libertés civiques et institutions de progrès attaquaient et menaçaient sa domination de classe [...] Tant que la domination de la classe bourgeoise ne s’était pas complètement organisée, n’avait pas trouvé son expression politique pure, l’antagonisme des autres classes ne pouvait pas, non plus, se manifester nettement, et là où il se manifestait, prendre cette tournure dangereuse qui transforme toute lutte contre le pouvoir d’État en une lutte contre le capital. » [15]

Le rôle de la presse bourgeoise est déjà dénoncé : « La tribune et la presse célébrèrent dans l’armée la puissance de l’ordre opposée aux masses populaires, représentant l’impuissance de l’anarchie [...] » Mais l’époque ne connaît encore que des « médias » très rudimentaires, et il reste à la portée des différents partis de rivaliser dans ce domaine. La répression idéologique bourgeoise est encore fondamentalement une répression physique : la censure ou l’interdiction, que le Second Empire pratiquera amplement, l’une comme l’autre.

Les années suivantes, Marx, confronté au capitalisme le plus avancé de son temps, celui de l’Angleterre où il résida en exil, critiquera de plus en plus l’hypocrisie et le rôle mystificateur de la presse bourgeoise. Un exemple parmi beaucoup d’autres, que j’ai cité dans l’un de mes ouvrages en soulignant précisément la ressemblance avec la dénonciation par Chomsky de l’hypocrisie de son propre gouvernement :
« Le Times de Londres en rajoute, et non seulement par panique. Il fournit à la comédie un sujet auquel Molière lui-même n’avait pas pensé, le Tartuffe de la vengeance. [...] John Bull [l’équivalent britannique de l’Oncle Sam] doit être immergé dans des cris de vengeance jusqu’à ses oreilles, pour lui faire oublier que son gouvernement est responsable du mal qui couvait et des dimensions colossales qu’on lui a permis d’acquérir. » [16]

La mue des rapports des classes entamée en 1848 fut achevée en 1871, au moment où le capitalisme s’engageait dans sa mutation impérialiste. La lutte des classes atteignit un apogée avec la Commune de Paris et sa terrible répression (25 000 morts). Le ton comme l’analyse de Marx évoluèrent nettement en conséquence :
« Le prétendu massacre de citoyens sans armes place Vendôme est un mythe dont M. Thiers et les ruraux n’ont absolument pas voulu dire un mot à l’Assemblée, s’en remettant exclusivement pour le diffuser à la valetaille du journalisme européen. » [17]

La « valetaille du journalisme européen » (die « Bedientenstube der europäischen Tagespresse » [18])... jamais Chomsky ne se permettrait pareille formule !
Marx en rajoute :
« Dans la pleine conscience de sa mission historique et avec la résolution héroïque d’être digne d’elle dans son action, la classe ouvrière peut se contenter de sourire des invectives grossières des laquais de la presse et de la protection sentencieuse des doctrinaires bourgeois bien intentionnés qui débitent leurs platitudes d’ignorants et leurs marottes de sectaires, sur le ton d’oracle de l’infaillibilité scientifique. » [19]

Comme on est loin de la tentative de PC d’annexer Marx à sa démarche ! Pourtant, Marx a vécu dans une époque où les médias de masse n’existaient pas encore, où il fallait beaucoup moins de capital pour fonder et entretenir le seul type de médium « de masse » qui existait, c’est-à-dire un imprimé, et où les instruments de propagande et de conditionnement idéologique à la disposition du capital étaient mille fois moins décisifs qu’ils ne le sont devenus au 20e siècle. Depuis le siècle de Marx, en effet, l’élévation du niveau d’éducation du salariat a rendu plus vitale que jamais la fonction mystificatrice des appareils idéologiques bourgeois. Le rôle relatif de la « violence symbolique », pour emprunter un concept à Bourdieu, par rapport à la violence physique, est devenu considérablement plus important. Ne pas voir le rôle décisif que jouent les médias de masse dans la perpétuation de l’ordre capitaliste - rôle qui est loin d’être seulement inconscient, à la manière de la prose de Monsieur Jourdain - c’est ignorer un rouage-clé de la domination de classe contemporaine.

Ajoutons que, par un ethnocentrisme fort courant au sein de l’intelligentsia française, PC ne tient pas compte du fait que les médias de masse aux États-Unis sont beaucoup moins ouverts aux critiques du système que ne le sont les médias de masse en France [20], ne serait-ce qu’en raison de l’absence outre-Atlantique de tradition de parti ouvrier de masse. Il ne situe pas l’analyse de Herman et de Chomsky dans son contexte véritable : au cœur de la principale puissance capitaliste et impérialiste du monde, dans le pays où l’argent est roi plus que nulle part ailleurs et où la « démocratie » est à son plus haut degré de vénalité - ce pays que le néolibéralisme ambiant, en France comme ailleurs en Europe, érige en modèle universel.

Le militant de la Ligue communiste révolutionnaire, Philippe Corcuff, se trompe singulièrement de combat.

Gilbert Achcar
Politologue et sociologue, Université Paris-VIII

 
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Notes

[1Sur les sites de Calle Luna et de Bella Ciao.

[2Diabolisé en France pour des raisons qui illustrent bien sa critique des médias, Chomsky est une cible d’autant plus « facile » qu’il a bien d’autres chats à fouetter que de lire PC, et, à plus forte raison, de lui répondre. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, j’ai accepté de prendre sa défense en réponse à PC, à la demande de la rédaction de ContreTemps. Je ne dirai rien, par contre, des critiques français des médias qui se défendent bien eux-mêmes, me contentant de renvoyer à leur sujet au site d’Action-Critique-médias (www.acrimed.org), ainsi qu’à l’article de Serge Halimi et Arnaud Rindel, « La conspiration. Quand les journalistes (et leurs favoris) falsifient l’analyse critique des médias », dans Agone, n° 34, 2005, pp. 43-65.

[3Nouvelle édition avec une nouvelle introduction des auteurs, Pantheon Books, New York, 2002. Les pages citées dans cet article renvoient à cette édition. L’ordre des noms des deux auteurs, contraire à l’ordre alphabétique, est celui de l’édition originale, ce qui indique une prééminence de Herman dans la rédaction de l’ouvrage. Ce dernier est pourtant presque ignoré par PC, qui préfère s’en prendre exclusivement à la bête noire de certains médias français qu’est devenu Chomsky. Le nom de Herman n’est cité que deux fois dans son texte, contre quinze fois plus pour Chomsky.

[4L’ajout de « aux États-Unis » s’impose, en France, en raison du fait que l’ouvrage est exclusivement consacré à l’analyse de la structure et du fonctionnement du système médiatique au pays des deux auteurs.

[5Il ne pouvait échapper à PC que dans l’article de Halimi et Rindel, cité ci-dessus, après avoir mentionné l’édition originale de l’ouvrage de H&C, les auteurs ajoutent en note : « Quinze ans plus tard, cet ouvrage a été (très approximativement) traduit en français sous le titre (incongru) de La Fabrique de l’opinion publique américaine. La politique économique des médias américains. » (Note 10, p. 47-48 - les deux commentaires entre parenthèses sont, bien sûr, de Halimi et Rindel).

[6« Contrôle » est à entendre ici au sens des paquets d’actions qui permettent de contrôler une entreprise, même lorsqu’ils ne sont pas majoritaires. Je fais cette précision afin que PC ne voie pas dans ce terme une autre confirmation de sa « théorie du complot ».

[7Le terme anglais est “flak”, qui désigne une pratique usuelle aux États-Unis, à l’instar des messages de protestation qui inondent les organes médiatiques lorsque, par exemple, ceux-ci portent atteinte au « moral de nos troupes ».

[8De même que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron savaient pertinemment que le rôle du système de l’enseignement ne se réduit pas à la reproduction de la légitimité de la domination de classe. Par ailleurs, on peut illustrer le fonctionnement des médias de masse dans bien d’autres domaines que celui de la politique étrangère, bien entendu.

[9Vient ensuite le passage déjà cité sur le « système de marché orienté ».

[10On pourrait en dire autant d’ailleurs de la sociologie générale de Pierre Bourdieu, dont on retrouve plusieurs échos indirects dans l’ouvrage de H&C, n’en déplaise à PC et à sa tentative de lire « autrement » le sociologue, post-mortem.

[11Cela serait plutôt un reproche qu’il faudrait adresser à l’auteur de ce volume, puisque, à supposer même qu’une analyse soit mauvaise, le seul fait qu’elle ait une grande popularité auprès du lectorat critique impose au sociologue, surtout s’il est lui-même critique, de la prendre en compte, ne serait-ce que pour la dénigrer à la manière de PC.

[12« Syllabus » est le terme utilisé dans l’enseignement universitaire en anglais pour les plans de cours avec listes de lecture.

[13Pour une étude importante récente qui poursuit et développe les analyses de H&C pour les États-Unis, voir Robert McChesney, The Problem of the Media : U.S. Communication Politics in the 21st Century, Monthly Review Press, New York, 2004. Pour une critique toute récente des médias britanniques, voir l’ouvrage des animateurs de l’observatoire Media Lens (www.medialens.org), David Edwards et David Cromwell, Guardians of Power : The Myth of the Liberal Media, Pluto Press, Londres, 2006. Il serait possible de citer encore plusieurs autres ouvrages récents de chercheur/es critiques analysant le comportement des médias sur diverses questions spécifiques, en affinité avec les thèses de H&C.

[14PC pensait-il, par exemple, à Louis Althusser pour qui « l’information (presse, radio-télé, etc.) », y compris les médias privés, constitue un « appareil idéologique d’État »... ?

[15Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, IVe partie, sur www.marxists.org/francais/marx/works.htm (je donne la référence Internet parce qu’elle est facilement accessible).

[16Karl Marx, « The Indian Revolt », New York Daily Tribune, 16 septembre 1857, dans Marx and Engels, On Britain, Foreign Languages Publishing House, Moscou, 1953, p.453. Pour le contexte et mon commentaire, voir mon ouvrage Le Choc des barbaries, 10/18, Paris, 2004, pp.44-46. Les exemples du même type abondent dans les écrits marxiens de l’exil anglais, y compris Le Capital.

[17Marx, La Guerre civile en France, IIe partie, Internet (même site).

[18Marx, Der Bürgerkrieg in Frankreich, dans MEW, vol. 17, p.332.

[19Marx, La Guerre civile en France, IIe partie, Internet, même site (die « Lakaien von der Presse », Marx, Der Bürgerkrieg in Frankreich, op. cit., p.343).

[20C’est ainsi que Noam Chomsky, malgré son immense notoriété, est beaucoup moins présent dans les médias de masse états-uniens que certains membres du comité de rédaction de ContreTemps dans les médias français.

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