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Climat : Pourquoi « le sujet le plus important du monde » ne fait presque jamais la une des newsmagazines français

par Jean-David Roubach,

Nous mettons en ligne, avec l’aimable autorisation de son auteur et de Basta !, un article publié le 15 septembre dernier sur bastamag.net.

Le réchauffement climatique est considéré par plusieurs médias internationaux comme « le sujet le plus important du monde ». Sauf en France, où les grands hebdomadaires ne lui ont pas consacré une seule couverture depuis cinq ans. Et la dernière « une » d’un grand hebdo en la matière plaçait sous les projecteurs le climatosceptique Claude Allègre ! Retour sur une décennie de non traitement médiatique par les trois grands newsmagazines français, L’Obs, L’Express et Le Point. Un bilan pas vraiment reluisant.



La population française sait-elle en quoi consiste l’effet de serre, cause du réchauffement climatique ? Pas vraiment si l’on en croit l’enquête menée chaque année par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) sur « les représentations sociales de l’effet de serre et du réchauffement climatique ». Les trois quarts des répondants (72%) estiment bien que « le réchauffement de la planète est causé par les activités humaines ». Mais seul un sur six (15%) associe précisément l’effet de serre à l’émission de gaz et de CO2 (les autres réponses évoquent la chaleur, la couche d’ozone ou la pollution en général) [1].

85 % des répondants n’identifient donc pas spontanément le lien entre CO2 et effet de serre. Pourquoi le dérèglement climatique, probablement le plus grand défi auquel l’humanité entière devra répondre au cours du siècle, fait-il l’objet d’une telle ignorance ? Pourquoi le grand public est-il aussi mal informé ? La faute n’en reviendrait-elle pas aux médias ?


La dernière « Une » climat : c’était il y a cinq ans

Chaque Français lit en moyenne environ cinq magazines, dans leur période de parution. Un rapide parcours des derniers numéros que les grands hebdomadaires généralistes ont consacrés à la crise climatique devrait donc nous livrer des éléments de réponse… Problème : les unes sur le climat sont aussi rares qu’un numéro collector de La Gueule ouverte, l’un des premiers journaux écologistes créés dans les années 70. La dernière couverture que L’Obs a consenti au sujet remonte à six ans, au moment de la conférence des Nations Unies sur le climat à Copenhague.

L’Express fait pire encore, puisque le dernier dossier publié sur la question du climat date de... 2007. Pour l’occasion, l’hebdomadaire avait dérogé à sa maquette habituelle de façon à ne pas offrir plus d’un tiers de sa couverture à son engagement à sauver la planète. Le Point fait-il mieux ? Le magazine a mis le réchauffement climatique à sa une en 2010, mais c’était pour longuement mettre en avant les falsifications « climato-sceptiques » de Claude Allègre, dont le portrait ornait la couverture !

L’Express du 6 octobre 2007, Le Nouvel Obs du 3 décembre 2009, Le Point du 22 avril 2010. Ces trois titres représentent alors une diffusion d’environ 1,5 million d’exemplaires.



Paris accueillera dans deux mois la Conférence de l’ONU sur les changements climatiques. Mais depuis plus de cinq ans, cette question n’est pas jugée suffisamment importante pour être traitée en une des trois grands hebdos. Sauf à se tourner vers les nouveaux sites d’information qui consacrent bien davantage de place à l’écologie, et dont Basta ! fait partie, les lecteurs des magazines sont laissés dans une relative ignorance. Ce silence en occulte un autre, car depuis la fin des années 1990, ces « news » se font volontiers le relais de discours niant la réalité du réchauffement climatique et son origine anthropique. Ces positions, qualifiées flatteusement de « climato-sceptiques », ont ainsi acquis une légitimité auprès du grand public alors même qu’elles étaient pleinement disqualifiées au sein de la communauté scientifique.


Complaisance envers les « climato-sceptiques »

Les effets de la « polémique de l’année » dont Le Point du 22 avril 2010 fait la promotion en offrant neuf pages à Claude Allègre et presque autant de portraits photographiques, sont impressionnants. Cette année-là, seuls 51 % des sondés de l’Ademe ont connaissance du consensus scientifique établissant le lien entre l’augmentation de l’effet de serre et le réchauffement de l’atmosphère terrestre. Au cours des cinq années précédentes, cette proportion était pourtant stable à hauteur de 70 % (lire aussi notre enquête).

L’engouement médiatique pour les discours « climato-sceptiques » déborde largement vers la presse « social-démocrate » : Le Nouvel Observateur du 3 décembre 2009 qui, bien que placé sous le patronage de Daniel Cohn-Bendit, le montre bien à travers un article hallucinant de trois pages intitulé : « l’Église de Sciencécologie ». On y apprend que « l’écologie est devenue la nouvelle religion », celle « des Khmers verts et des talibios, des bonimenteurs et des climastrologues », « prophètes du réchauffement climatique [qui] nous promettent l’apocalypse ». Face à eux, tout « pourfendeur de l’écologiquement correct » est condamné comme « hérétique »… L’inquisition écolo règne.


Quand L’Express était en pointe

Ce peu de cas donné à un problème mondial n’a pourtant pas toujours été la règle. L’alerte sur les effets des gaz à effet de serre est ancienne. L’Express, s’il n’avait pas entre temps ouvert ses colonnes à Claude Allègre pendant des années, pourrait s’enorgueillir d’avoir été le premier magazine d’actualité à consacrer sa couverture au changement climatique. En février 1979, alors que la première Conférence mondiale sur le climat se réunissait à Genève sous l’égide du Programme des Nations Unies pour l’environnement, de l’Organisation météorologique mondiale, de l’UNESCO, de l’OMS et de la FAO, la couverture du journal annonçait : « Pourquoi le climat change ».

Le dossier abordait déjà longuement le lien alors supposé entre émissions de gaz à effet de serre et réchauffement planétaire. Deux courbes anticipaient de façon remarquable les évolutions de la concentration de CO2 atmosphérique et de la température au sol jusqu’en 2050. Un climatologue américain y avait ces mots terribles : « Si l’on attend d’avoir des certitudes sur les effets de la combustion des énergies fossiles et des autres polluants, il sera trop tard (…). Car il faut de une à deux générations pour s’orienter vers de nouvelles sources d’énergies. Et le mal, à ce moment-là, sera déjà fait. »

Projections de taux de CO2 et de températures publiées dans le dossier de février 1979.



On peut sans doute excuser que les premières théories scientifiques prévoyant une augmentation mondiale de la température due aux émissions de gaz carbonique dans l’atmosphère, formulées en 1896 par le prix Nobel suédois Svante Arrhenius, n’aient pas suscitées d’initiative politique visant à juguler ces émissions. Mais comment admettre que 36 ans après l’irruption de la crise climatique et son origine anthropique dans la sphère publique, les émissions de gaz à effet de serre aient augmenté de plus de 60 % ?


Engagement d’un côté, greenwashing et dépolitisation de l’autre

Le 6 mars dernier, Alan Rusbridger, directeur du quotidien britannique The Guardian, explique dans un éditorial qu’il a pris conscience des graves insuffisances de son journal quant à sa couverture du changement climatique. Bien que ce soit le sujet le plus important au monde – « the biggest story in the world » selon la formule du Guardian – Rusbridger observe que la presse est incapable de lui accorder la place qui aurait dû lui revenir. Ces derniers mois, plusieurs numéros du Guardian sont parus enveloppés d’une page de garde entièrement consacrée à l’urgence climatique.

The Guardian du 17 mars 2015 : « Voici les compagnies pétrolières, gazières et minières qui polluent le plus au monde. Les aidez-vous à se financer ? »



Celle qui accompagne le numéro du 17 mars est particulièrement courageuse : elle rassemble les logos de plusieurs dizaines des plus grosses multinationales des secteurs du charbon, du pétrole et du gaz et invite le lecteur à désinvestir de ces sociétés. Un engagement salutaire, quand on sait que moins d’une centaine de multinationales portent à elles seules la responsabilité de deux tiers des émissions cumulées de gaz à effet de serre depuis le début de la révolution industrielle – et donc qu’elles sont les principales responsables du changement climatique.

Bien loin de l’engagement éditorial du Guardian, à chaque fois que les hebdomadaires français ont publié un dossier consacré au climat, ils ont permis à des géants de la pollution d’y intercaler des pages de publicités vantant leurs « innovations » et autres « initiatives » en faveur de la planète. Si ce greenwashing est possible, s’il ne choque pas le lecteur, c’est parce que les contenus éditoriaux contribuent eux-mêmes largement à dépolitiser les enjeux liés au changement climatique.

À la lecture des grands newsmagazines français, on peut difficilement comprendre que les pays du Sud sont de loin ceux qui subiront – et subissent déjà – les plus graves effets du dérèglement climatique alors que les pays du Nord sont ceux qui en sont très largement à l’origine. La couverture du Nouvel Observateur du 7 juillet 2005, en proclamant contre toute évidence que « la France sera la plus touchée » par le réchauffement de la planète, allait particulièrement loin dans l’indécence. En général, la presse tombe plutôt dans le travers consistant à présenter la question du climat comme un défi auquel « l’humanité toute entière » est confrontée : le choix d’un tel angle ayant pour effet de rendre invisible les inégalités et les rapports de force qui expliquent l’absence de réponse satisfaisante aux enjeux climatiques.


Et demain ?

Alors que la Conférence de Paris sur le climat occupe une place d’importance dans l’agenda gouvernemental, les grands hebdomadaires d’information généraliste y consacreront inévitablement un dossier dans les mois à venir. Ces dossiers seront-ils les seuls de la décennie ? Vulgariseront-ils la science climatique en s’attachant à expliquer l’effet de serre, retracer la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère et décrire le fonctionnement des modèles climatiques ? Rendront-ils compte des risques de rétroactions positives liés à des franchissements de seuils, s’agissant aussi bien de la circulation des courants marins, de la fonte du pergélisol – le sol gelé en permanence – ou de celle des glaces du Groenland ? Compareront-ils les scénarios de laisser-faire et d’action ambitieuse, sur lesquels sont échafaudées les simulations d’évolution du climat ? Décrypteront-ils la notion de « budget carbone », ainsi que celle de « bulle carbone », notions qui révèlent à quel point la sauvegarde du climat ne pourra pas s’affranchir d’une profonde remise en cause du capitalisme ?

Révéleront-ils l’injustice révoltante qui accable les populations qui sont déjà parmi les plus vulnérables de planète : elles qui n’ont bénéficié que très tardivement et de manière très inégales du développement industriel vont pourtant en subir les plus terribles conséquences à travers les dérèglements climatiques. Ces communautés, qui s’organisent en un mouvement mondial pour la justice climatique, sont en première ligne de la lutte contre le changement climatique. Elles méritent, à ce titre, le soutien et la reconnaissance de quiconque prend la mesure de l’enjeu. Avant que, d’ici dix ou vingt ans, la photo d’un cadavre d’enfant, réfugié climatique échoué sur une plage, ne vienne réveiller les consciences endormies, et... faire enfin la une des magazines.



Jean-David Roubach

 
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Notes

[1Voir les résultats de l’enquête de décembre 2014, à télécharger.

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