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Chirac partout, Lubrizol nulle part

par Frédéric Lemaire, Pauline Perrenot,

Le 26 septembre, en fin de matinée, le monde médiatique s’est arrêté de tourner... avant de se mettre à tourner en rond. Le décès de Jacques Chirac a fait basculer toutes les chaînes d’info en édition spéciale, évinçant totalement des écrans l’incendie de l’usine chimique Lubrizol de Rouen, classée « Seveso seuil haut ». Ce fut également le cas sur TF1 et France 2, qui ont eux aussi bousculé leurs programmes, passant sous silence une catastrophe de grande ampleur, aux conséquences sanitaires encore inconnues.

La matinée du 26 septembre, CNews, France Info, LCI et BFM-TV étaient, depuis la matinée, occupées à commenter le spectaculaire incendie qui s’était déclaré dans la nuit à Rouen, dans une usine de produits chimiques. Des envoyés spéciaux s’étaient déjà rendus sur place ; des plateaux s’étaient mis en place pour s’interroger sur les risques et les tenants et aboutissants de ce grave accident ; les invités s’apprêtaient à réagir aux déclarations de Christophe Castaner… Et puis le virage fut subit. Aux alentours de midi, jeudi 26 septembre, l’AFP annonçait la mort de Jacques Chirac. Les chaînes basculent, sans transition ou presque, d’une édition spéciale à une autre, comme ce fut le cas sur France Info :

Les établissements scolaires ont été fermés dès 8h dans 13 communes […] à la suite de cet important incendie qui s’est déclenché cette nuit [on entend hors-champ : « Chirac »], important incendie alors que nous apprenons selon une dépêche de l’AFP le décès de Jacques Chirac, l’ancien président de la République est décédé. […] Voilà donc on va évidemment parler un peu moins de cet incendie à Rouen pour évoquer la mort de l’ancien président de la République.

Un peu plus tard dans l’après-midi, le présentateur revient sur ce moment d’antenne sur Twitter :



Et de fait, sur les chaînes d’info en continu, une autre journée commence puisque la couverture de l’incendie de Rouen sera « évidemment » totalement éclipsée par une véritable hagiographie en continu, comme l’évoque un article de Samuel Gontier ainsi qu’un montage d’Arrêt sur images. Au point que Christophe Castaner, interviewé sur BFM-TV alors qu’il se trouve à Rouen, sera interrogé… sur la mort de l’ancien président.

Un autre article d’Arrêt sur images a comptabilisé le temps d’antenne dédié à Jacques Chirac sur BFM-TV, dans les 24h qui ont suivi l’annonce de son décès. Verdict : plus de 23 heures lui ont été dédiées. Soit 23 heures d’anecdotes souvent ineptes, de témoignages de personnalités, et autres envolées lyriques… Pendant ce temps, les communiqués de la Préfecture, appelant les habitants de Rouen et des alentours à prendre de nombreuses précautions, restent lettre morte. Il faudra attendre les alentours d’une heure du matin, après douze heures d’émission spéciale, pour entendre à nouveau parler de l’incendie de Rouen… pour un sujet de deux minutes.

Quant aux deux grandes chaînes nationales, elles emboîtent le pas aux chaînes d’information en continu. France 2 bascule en édition spéciale vers 12h25, animée par Marie-Sophie Lacarrau et Julian Bugier. En quelques 3h30, pas moins de 18 sujets sont dédiés à Jacques Chirac dans l’émission spéciale de la chaîne publique… et pas un mot sur la catastrophe de Lubrizol. Au programme : « Le clan restreint et très féminin » de l’ancien président, « un homme qui aimait les femmes », et sa carrière politique de « phœnix renaissant de ses cendres », ou encore son « affection pour François Hollande ». Le tout conclu, comme sur les chaînes d’info, par une série d’hommages de responsables politiques, ainsi que par une « foule d’anecdotes » de Nathalie Saint-Cricq, toutes plus émouvantes les unes que les autres :

[Sa mère] lui faisait plein de cadeaux, et même quand elle lui offrait un bonbon, pour pas qu’il n’ait à se fatiguer en ouvrant le papier du bonbon, elle le faisait pour lui donner.

Une information de premier plan, donc, alors qu’une usine de produits chimiques est en train de brûler en plein Rouen… Le 13h de TF1 n’est évidemment pas en reste, dominé par une édition spéciale de plus de deux heures et demie. Avec cette fois-ci, sur le plateau de Jean-Pierre Pernaut, un défilé de responsables politiques (Jean-François Copé, Roselyne Bachelot, Christian Jacob…), de réactions en hommage, et une célébration d’un « Kennedy corrézien », d’un homme qui aimait « tous les Français et tous les terroirs ». Là encore, pas de trace, dans le replay du 13h, d’une mention de l’accident de l’usine Lubrizol à Rouen…

Rebelote en fin d’après-midi : après un documentaire réalisé par Laurent Delahousse en hommage à Jacques Chirac – par l’expert ès-brosse à reluire de la chaîne –, une nouvelle édition spéciale est diffusée à partir de 17h50, animée par Anne-Sophie Lapix jusqu’à près de 21h30. Le format est exactement le même que pour les précédentes. Jean-François Copé a d’ailleurs fait le déplacement, des studios de TF1 à ceux de France Télévisions. Il est accompagné cette fois d’Anne Hidalgo, puis de Jean-Louis Borloo… également en provenance des studios de la chaîne privée. Les sujets sont à l’avenant : entre les Français qui rendent hommage à Jacques Chirac, hommages unanimes, nationaux et internationaux, « Corréziens orphelins », etc. Le tout entrecoupé de l’allocution d’Emmanuel Macron. Finalement, vers 21h20, après 3h30 d’émission, Anne-Sophie Lapix finit par évoquer la situation à Rouen. En tout, ce sont 2 minutes et 42 secondes qui seront dédiées à l’incendie de l’usine Lubrizol… Avant bien sûr de reprendre le fil de la soirée en hommage à Jacques Chirac.

Le programme de TF1 ressemble à s’y méprendre à celui de France 2 – de quoi confondre les deux chaînes. Successions d’hommages à Jacques Chirac, anecdotes de Jean-Louis Debré sur son « amour du polar », de Jean-Louis Borloo (le comparant à Nelson Mandela) et de Roselyne Bachelot… Deux indispensables sujets sur son « sens du contact » ou son « clan » (qui ferait « désormais partie du roman national »). Il faudra attendre la 53e minute pour que le présentateur, Gilles Bouleau, daigne évoquer la catastrophe de Rouen… en 18 secondes chrono :

En un mot, un mot tout de même du reste de l’actualité de ce jeudi avec cet incendie la nuit dernière dans une usine classée Seveso à Rouen. Une très épaisse fumée noire s’est propagée dans le ciel, les habitants ont été confinés pendant plusieurs heures, une bonne partie de la journée et ils ont pu rentrer chez eux il y a quelques minutes. Il n’y a aucune victime. Voilà.


***


Voilà… Ou comment l’information concernant une catastrophe majeure, aux conséquences sanitaires encore incertaines, a été écrasée sous les éditions spéciales en hommage à Jacques Chirac. Chaque chaîne se disputant, qui plus est, le portrait le plus hagiographique, quitte à passer l’éponge sur les aspects les plus controversés et critiqués de sa politique. Et s’il n’est pas anormal de revenir sur la carrière d’un ancien président au moment de sa mort, la journée du 26 septembre a donné une nouvelle illustration des misères de la hiérarchie de l’information sur les grandes chaînes. Mais également de la priorité accordée à « l’anecdotique », travers majeur d’un journalisme politique dépolitisant, dominé par les bruits de couloirs et autres « souvenirs marquants ». De l’emprise, enfin, d’un journalisme de commentaire, où les « personnalités » aux qualités les plus diverses sont invités de plateaux en plateaux à commenter « l’événement », qu’importe leur légitimité… pourvu qu’il y ait l’ivresse. Bref : cette journée a fonctionné, à bien des égards, comme des lunettes grossissantes des travers ordinaires à l’œuvre dans les grands médias.


Frédéric Lemaire et Pauline Perrenot


Post-scriptum : Après un hommage populaire largement scruté par les chaînes d’info la veille, la journée de deuil national du lundi 30 septembre a donné lieu à une nouvelle surenchère médiatique : sur TF1, une édition spéciale animée par Jean-Pierre Pernaut s’est tenue dès 9h30 pour suivre la cérémonie d’hommage national. Avec au programme, les sempiternels « proches » de l’ancien président invités en plateau, et des reportages et micro-trottoirs jusqu’en Corrèze. Sans surprise, sur France 2 le dispositif est identique, avec l’inénarrable Nathalie Saint-Cricq et Julian Bugier aux commandes. Quant à BFM-TV, la chaîne a réservé ses meilleures anecdotes pour l’occasion :



Et parmi le meilleur du pire, saluons enfin Le Monde, qui a fait preuve d’une déférence de référence (épinglée par Sébastien Fontenelle) :


 
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