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Bombardements israéliens à Rafah : les JT plaident le droit à l’« erreur »

par Célia Chirol,

Dans la nuit du dimanche 26 mai, l’armée israélienne bombarde le camp humanitaire de Tal al-Sultan. Qualifié de massacre ou de carnage par de nombreuses ONG, ce bombardement est l’un des plus meurtriers de l’offensive lancée par Israël sur Rafah depuis le début du mois de mai. Il a légitimement choqué massivement le monde entier, notamment du fait de la diffusion instantanée d’images apocalyptiques sur les réseaux sociaux : un camp sous les flammes, 49 morts, des corps calcinés, un bébé décapité et plus de 180 blessés [1]. Face à cela, nous pouvions nous attendre à une réaction médiatique à la hauteur de la gravité de l’événement. Ce fut pourtant loin d’être le cas.

Depuis huit mois, nous ne cessons d’observer une véritable incapacité médiatique à traiter de ce qu’il se passe à Gaza de manière régulière et juste, voire à traiter du sujet tout court pour certains médias. Déshistoricisation ; infime temps d’antenne accordé au sort des Palestiniens ; minimisation et délégitimation de leur parole ; déshumanisation persistante ; faux équilibres ; commentariat militaire omniprésent ; accompagnement de la propagande israélienne ; marginalisation des chercheurs compétents et des paroles contestataires ; etc.

Les biais et les fautes éthiques des grands médias français perdurent malgré la gravité des événements. Ce manquement au devoir d’informer s’est ainsi encore donné à voir après le bombardement par l’armée israélienne du camp humanitaire de Tal al-Sultan le 26 mai. À bien observer la programmation des chaînes d’information en continu le soir même, celle des journaux télévisés le lendemain, de même que les Unes des grands quotidiens d’information générale, nous nous apercevons en effet assez vite que le réveil médiatique n’est toujours pas d’actualité.


TF1 et France 2 : deux JT, un même traitement


• Un temps d’antenne minimaliste


Le lundi 27 mai, les JT de France 2 et TF1 ont consacré un sujet au bombardement du camp Tal al-Sultan de Rafah, à la fois dans leurs éditions de 13h et de 20h. Chacun dure en moyenne... 2 minutes. Sur la journée du lundi, TF1 et France 2 confondus, le bombardement du camp palestinien de Tal al-Sultan aura ainsi occupé 8 minutes et 37 secondes de temps d’antenne... sur environ 160 minutes de journaux télévisés.

Pour bien mesurer la minimisation médiatique de ce massacre, il suffit de comparer cette couverture à celle d’autres sujets figurant au sommaire de ces quatre JT, qui ont par exemple accordé un temps d’antenne plus élevé à un sujet sur « le succès des Air Fryer » (3min13, JT de 13h de France 2), sur le recyclage des matelas (3min10, JT de 13h de TF1) et autant à un sujet sur la hausse des ventes de glaces à l’approche de l’été (2min, JT de 20h de TF1).

En analysant le contenu de ces sujets, nous observons d’abord que France 2 et TF1 les ont construits de manière quasi identique. Les séquences sont agencées dans le même ordre, les rédactions convoquent des témoins et porte-parole identiques, diffusent les mêmes images et adoptent le même cadrage : « Que s’est-il passé à Rafah ? » Si cette question peut être un bon angle de départ, les reportages ne se donnent pas réellement les moyens d’y répondre, et ne cherchent pas tant à établir les faits avec exactitude, qu’à arbitrer entre les différentes « versions » en présence. Dès lors, la légitimité a priori dont continue de jouir l’armée israélienne et la présomption de véracité qu’accordent les chefferies médiatiques à ses propos ouvrent la porte aux biais massifs à l’œuvre depuis huit mois. Notamment dans les éditions de 13h de France 2 et TF1, où sont non seulement renvoyés dos à dos les deux récits de l’événement, l’un israélien, l’autre palestinien, mais où ce dernier est de surcroît subtilement et systématiquement remis en cause. Aussi la question initiale « Que s’est-il passé à Rafah ? » en cache-t-elle une autre, plus à l’image du traitement des « 20h » : que s’est-il « réellement » passé à Rafah selon l’armée israélienne ?


• Le poids persistant de la propagande israélienne


On apprend ainsi dans les deux éditions du 13h que « l’armée israélienne assure avoir visé un complexe du Hamas » et que, de l’autre côté, « les autorités palestiniennes dénoncent un atroce massacre » et communiquent un « bilan du nombre de morts impossible à vérifier » (TF1). France 2 rend d’abord compte de la propagande de l’armée, puis ce sont « d’autres sources » – non citées, non identifiables et floues – qui rapportent que « c’était un camp de déplacés ». La simple mise en récit des événements laisse planer le doute sur la véracité de l’information provenant de la partie palestinienne. Plusieurs sources face à une seule, mais les premières en ressortent comme insignifiantes et peu fiables.

En dépit des images à disposition de la rédaction de France 2, le poids symbolique de l’État d’Israël est tellement important que la correspondante va même jusqu’à anticiper la défense de l’armée, si ce n’est exonérer cette dernière : « Cet endroit était-il la cible ? Y a-t-il eu une erreur de tir ? » Le tout en diffusant de nouveau sa communication : d’abord à propos des deux membres du Hamas prétendument visés par cette attaque, avec déclinaison de leur identité et photo portrait à l’appui, sans que la rédaction soit pourtant en mesure de vérifier cette affirmation – « On ne sait pas s’ils ont été tués », précise d’ailleurs la voix off ; ensuite, concernant la justification du bombardement, qui n’est d’ailleurs jamais nommé comme tel, euphémisé à travers l’usage du terme « frappe ».



Pire : pour appuyer un peu plus cette défense, France 2 avance une autre justification en conclusion du sujet : « Hier, le Hamas a continué de lancer des roquettes sur Israël. Huit ont visé Tel-Aviv. L’armée affirme que ces projectiles venaient de la ville de Rafah. » De là à parler de « légitime défense », il n’y a qu’un pas... que France 2 franchit sans le dire, « oubliant » au passage de préciser que les roquettes sur Tel-Aviv n’ont fait aucune victime. La correspondante avance de plus cet élément juste après avoir rappelé les ordonnances de la Cour internationale de justice émises deux jours plus tôt à l’encontre d’Israël, concernant la protection des civils et l’arrêt immédiat de l’offensive à Rafah (24/05). Cet enchaînement dit donc sans le dire que si Israël ne respecte pas cet ordre, le Hamas ne le fait pas non plus. « Un point partout, la balle au centre », suggère France 2 à demi-mot, sans avoir l’air de réaliser combien un tel récit est en contradiction totale avec le droit international...

La déresponsabilisation de l’État israélien prend une tournure plus sidérante encore dans l’édition du 20h, France 2 indiquant en ouverture de sujet que « la frappe a déclenché un incendie dans lequel auraient péri les victimes ». Résumons : ce n’est plus vraiment le bombardement qui tue, mais ses conséquences ; ce n’est pas l’armée israélienne qui tue, mais simplement le feu. Pour le reste, les 20h des deux chaînes se contentent peu ou prou de dupliquer le contenu des sujets diffusés dans le 13h. À une (grande) exception près pour France 2 : d’une part, l’intégration d’une déclaration de Benyamin Netanyahou, dont France 2 tient à dire qu’il « s’est engagé à enquêter sur les faits » ; d’autre part, la diffusion de nouveaux éléments de propagande de l’armée israélienne quant à la zone visée. Voyons plutôt :

Voix off France 2 : De son côté, l’administration du Hamas accuse l’armée israélienne d’avoir visé des civils. [Ismail Al-Thawabta, directeur général du bureau des médias du Hamas à Gaza : L’armée d’occupation avait désigné ces zones comme sûres. Et a appelé les citoyens à s’y rendre. Et maintenant, elle y commet des massacres et des exécutions.] Une version que Tsahal réfute en publiant cette carte. On y voit le lieu de la frappe, situé hors de la zone humanitaire définie comme sûre pour les civils par Tsahal.



Point final... et nouvelle opération de diversion propagandiste sous couvert de « fact-checking ». Si la rédaction avait en effet fait son travail a minima, elle ne se serait pas contentée de relayer la communication de l’armée et aurait fait valoir un point de vue contradictoire sur cette affaire. Par exemple celui défendu par le juriste Johann Soufi chez Arrêt sur images (31/05) : « Ça ne change rien, en réalité. C’est un apparat de raisonnement pseudo juridique pour justifier des actes qui sont de manière évidente contraires au droit international, contraires à l’ordonnance de la CIJ [...] et contraires aux principes les plus fondamentaux qui sont l’exigence, pour la partie attaquante, de discriminer entre les civils et les combattants, de prendre des mesures nécessaires pour assurer la protection des civils. [...] Il s’agit d’une violation du droit international, il s’agit d’un énième crime de guerre. » Mais « informer » est-il encore l’objectif de France 2 ?


• La déshumanisation continue


En plus de problématiser leurs sujets de manière similaire, les rédactions de France 2 et TF1 reprennent les mêmes images et les séquencent de la même manière, autant dans leurs éditions du 13h que du 20h. En résumé, chaque sujet commence par des images du camp de Tal al-Sultan en flammes, la nuit. On y voit des victimes palestiniennes indistinctes, apeurées, auxquelles succèdent des plans de jour montrant des Palestiniens fouillant dans les débris, puis un témoignage : une Palestinienne au 13h et un Palestinien au 20h. Arrive ensuite la communication officielle de l’armée israélienne, puis celle du Hamas – par le biais du directeur général du bureau des médias –, la réaction de Benyamin Netanyahou et, pour finir, une poignée de réactions de dirigeants occidentaux ou d’organisations internationales.

On constate que les sources des images ne sont pas citées, alors que selon toute vraisemblance, toutes proviennent d’Al-Jazeera. Si les reportages de la chaîne qatarie donnent bien les noms de leurs témoins – les Palestiniens Umm Mouhamad Al Attar et Mohammed Abuassa –, dans les sujets de France 2 et de TF1, le nom de la première disparaît. Quant au second, son témoignage n’est repris qu’au 20h et seul TF1 cite son nom.



Mais ce sont en réalité les « reportages » dans leur entièreté qui contribuent à entretenir la dépersonnalisation et la déshumanisation des Palestiniens. Dans cette foule indistincte où se mélangent hommes, femmes, enfants et sacs mortuaires, la place du témoignage est totalement résiduelle : dans les journaux de France 2, les deux Palestiniens filmés s’expriment respectivement 6 secondes (au 13h) et 9 secondes (au 20h)... Au-delà, ils ne sont jamais nommés pour ce qu’ils sont : des Palestiniens. Ils sont des « déplacés », des « réfugiés », des « civils », des « témoins », mais rattachés à aucune nationalité, aucune terre. Ils ne sont toujours pas considérés comme un peuple, ils restent une foule non identifiée.

Au 13h de TF1, le nombre de morts sous les bombardements est indiqué avec des pincettes : le bilan est toujours sourcé au conditionnel d’un « selon le Hamas » – formule générique qui entretient une suspicion systématique – et il ne devient « exact » au 20h de TF1 que lorsqu’il est donné par Médecins Sans Frontières. De manière générale, ce traitement au rabais des vies palestiniennes sert la déshumanisation structurelle : in fine, ce que nous propose le 20h, c’est une petite fenêtre sur un « événement » complétement décontextualisé du reste de la guerre génocidaire. La preuve : aucun bilan chiffré des Palestiniens tués ou blessés depuis octobre n’est rappelé à l’antenne.


Une médiatisation à l’image du bruit médiatique


La minimisation – quantitative et qualitative – des événements opérée par les 20h est à l’image de la médiatisation globale de l’évènement. Au soir du 26 mai, de premières images insoutenables ont émergé sur les réseaux sociaux aux alentours de 22h en France, mais aucune chaîne d’information en continu ne s’est vraiment emparée du sujet avant le lendemain. Vers 22h30, BFM-TV se fend d’un bandeau « Alerte Info » sans pour autant aborder le sujet dans son émission « Week-end en Direct ».



Les chaînes d’information en continu ont pour habitude de chambouler leur direct. Le flux d’images qui parvint de Gaza dès le dimanche soir aurait pu être l’occasion de faire une édition spéciale, mais cela n’a – évidemment – pas été le cas. Aux alentours de minuit, le sujet n’est même pas recensé au rang des « dernières actualités » du fil info de BFM-TV, mais sur X, la chaîne ne tarde pas à relayer la communication de l’armée, après avoir diffusé l’alerte du Croissant Rouge palestinien concernant du bombardement :



Sur France Info, aucune information non plus jusqu’à la reprise de l’antenne par France 24. Pas plus que sur LCI, où l’information du bombardement, totalement banalisée, est noyée au milieu d’un fil info qui, par définition, fait perdre le fil de ce qu’est... une information.



Du côté de la presse écrite, publier une Une dès le lundi semblait compliqué en termes de timing. Mais les couvertures de la presse quotidienne nationale du mardi n’ont pas mis Rafah en lumière. Comme le détaille ce thread sur X du journaliste Tom Jakubowicz (28/05), seul L’Humanité a titré son édition du jour sur le « massacre à Rafah ». Le Monde accorde certes un encart de sa Une aux bombardements, mais prend soin de mettre en avant la défense de l’armée israélienne. Si Libération et La Croix en parlent dans leurs pages, ça n’est pas dans les premières, ni dans les éditos. Au Figaro et au Parisien, le camp, Rafah, la Palestine n’existent pas non plus en Une : le premier consacre sa couverture à l’Europe et n’évoque même pas le massacre dans ses pages intérieures. Quant au second, il persiste et signe dans la caricature en consacrant sa Une... aux Champs-Élysées [2].


***


D’ores et déjà baptisé « le massacre de Tal al-Sultan », le bombardement de ce camp de réfugiés palestiniens fait aujourd’hui l’objet une page Wikipédia spécifique, a été dénoncé par plusieurs ONG, et a même été condamné par le président Emmanuel Macron. Pourtant, il n’existe pas comme tel dans les médias français. Les deux journaux télévisés les plus regardés en France l’ont traité comme un nouvel épisode banal d’un conflit totalement asymétrique que les grands médias persistent à vouloir « équilibrer » en renvoyant chaque acteur dos à dos depuis octobre. Le massacre surgit dans « l’actualité » pour mieux disparaître, presque instantanément. La déshumanisation des Palestiniens se poursuit à la télévision française. Alors que plus de 35 000 d’entre eux ont été tués depuis octobre, le naufrage médiatique continue.


Célia Chirol

 
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