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À bas la presse bourgeoise ! Deux siècles de critique anticapitaliste des médias : un extrait du livre de Dominique Pinsolle

L’historien Dominique Pinsolle vient de faire paraître chez Agone À bas la presse bourgeoise ! Deux siècles de critique anticapitaliste des médias. De 1836 à nos jours. Pour l’occasion, nous organisons le 24/11 un Jeudi d’Acrimed avec l’auteur (19h, Bourse du travail de Paris, entrée libre et gratuite). Et, en attendant, nous publions ci-dessous le chapitre XI : « Renoncement des socialistes, triomphe du capitalisme médiatique (du début des années 1980 au milieu des années 1990) » (p. 173-188).

Si la question des médias n’a rien d’anecdotique au moment où François Mitterrand prend ses fonctions à l’Élysée, les mesures prévues par les socialistes ne brillent pas par leur précision. En matière de presse, aucune nouvelle loi anti-concentration n’est prévue [1]. Concernant la radio et la télévision, le PS, contrairement au PCF, n’a jamais élaboré de plan cohérent de réorganisation du secteur après Mai 68 [2]. L’action qui sera menée dans l’audiovisuel suit surtout un principe énoncé par le chef du gouvernement, Pierre Mauroy, en Conseil des ministres : « Il n’est pas normal que tous les éditorialistes soient de droite [3]. »

La position des socialistes au pouvoir s’avère finalement très floue, tant pour la télévision que pour la radio. Dans l’urgence, le gouvernement doit clarifier la situation des stations clandestines. En novembre 1981, une loi provisoire précise les conditions permettant aux centaines de radios locales privées d’émettre légalement : être associatives, sans but lucratif, indépendantes, sans publicité et respecter un rayon d’émission de 30 km [4]. Mais la question du financement publicitaire, qui divisait déjà les radios libres, crée des clivages au sein du pouvoir. Plusieurs conseillers à l’Élysée (comme Jacques Attali) y sont favorables, tout comme le ministre de la Communication Georges Fillioud (qui s’y résout avec prudence [5]), tandis que le Premier ministre (Pierre Mauroy) et le ministre de l’Intérieur (Gaston Defferre, par ailleurs patron du journal Le Provençal [6]) y restent hostiles. Le 21 septembre 1981, Mauroy réitère son rejet des « radios fric » sur France Inter [7].

Cette ligne dure semble encore être à l’ordre du jour pour l’audiovisuel, du moins dans les discours, au cours de la première année d’exercice du pouvoir des socialistes. Le 26 avril 1982, Georges Fillioud assure, en s’adressant aux députés de l’opposition, que rien n’est plus étranger au gouvernement qu’une libéralisation marchande de la télévision :

Il y a là un lieu de désaccord fondamental […] entre les orientations fermement choisies par le gouvernement et les thèses professées par certains d’entre vous qui, hier, lorsqu’ils étaient au pouvoir, voulaient garder la maîtrise complète de tous les systèmes audiovisuels, […] qu’ils proposent aujourd’hui de livrer au marché. Eh bien, non ! il n’y aura pas de mise à l’encan, pas de coupe réglée dans le domaine des ondes. Télé-fric et Satellite Coca-Cola ne sont pas au programme. Déchantez, marchands d’images et marchands d’espaces ! Ou bien allez chanter ailleurs, et sur un autre ton ! [8]

Malgré ces envolées lyriques, dans les trois domaines d’information (presse écrite, radio et télévision), les principes anticapitalistes censés guider l’action des socialistes s’évaporent rapidement. Après avoir remplacé les responsables de la radio-télévision [9], le gouvernement renonce en quelques mois à maintenir le monopole d’État. La loi du 29 juillet 1982, en écho à celle du 29 juillet 1881 sur la presse, établit que « la communication audiovisuelle est libre ». La radio et la télévision demeurent soumises à un régime d’autorisation préalable et de concession de service public. Mais la porte est ouverte à l’instauration d’un double secteur, en partie public et en partie privé. Son indépendance à l’égard du gouvernement repose sur une Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA), dont les membres (choisis par les présidents de la République, de l’Assemblée et du Sénat) nomment les responsables des sociétés héritées de la suppression de l’ORTF en 1974 [10].

Cette loi du 29 juillet 1982, suivie de la création de la HACA, entérine la légalité des radios locales privées (tout en interdisant toujours leur financement par la publicité), et prépare l’arrivée de nouveaux investisseurs dans le secteur télévisuel, qui promet d’immenses profits. Alors qu’une écrasante majorité de foyers s’équipe de téléviseurs dans les années 1980 (le taux d’équipement atteint 85 % en 1989), les recettes publicitaires de la télévision dépassent celles de la presse magazine dès 1983 – deux ans après la mise au point des premiers boîtiers permettant de mesurer l’audimat [11]. La proximité avec les socialistes au pouvoir facilite l’obtention d’une part de ce marché en pleine expansion : André Rousselet, directeur de cabinet de Mitterrand avant d’accéder à la tête de Havas, peut ainsi lancer la première chaîne privée (payante), Canal +, qui commence à émettre en novembre 1984 [12] ; vient ensuite le tour de Jérôme Seydoux (PDG de la compagnie de navigation Chargeurs Réunis) et Silvio Berlusconi (magnat de la télévision en Italie), qui lancent La Cinq à grand renfort de paillettes et de séries américaines en février 1986. Le chef de l’État y aurait vu (aveuglement ou cynisme ?) un moyen d’assurer ses arrières au moment où la droite remettrait la main sur l’audiovisuel public. Au même moment, une chaîne privée musicale, TV6, est attribuée à un consortium comprenant Publicis et NRJ (Nouvelle Radio des jeunes), tandis que commencent à se développer les réseaux du câble et du satellite (Paris Première, Canal J, etc.). La Sept, chaîne préfigurant Arte, fera office de lot de consolation pour les aficionados d’une télévision culturelle.

Face à ce renoncement à préserver un monopole constituant la base d’un service public de l’audiovisuel, l’opposition de centre droit (Union pour la démocratie française, UDF) et de droite (Rassemblement pour la République, RPR) se rallie au principe d’une domination du secteur privé. La défense de la mainmise étatique est-elle moins tentante lorsqu’on n’exerce plus le pouvoir ? Il faut dire que le vent tourne partout en Europe en faveur d’une télévision commerciale, dont l’orientation divertissante et la nature publicitaire peuvent s’avérer précieuses lorsque la situation économique s’assombrit [13]. Une fois revenue au pouvoir après les élections législatives de mars 1986, la droite qui « cohabite » avec le président socialiste entérine ainsi le double secteur audiovisuel. Et elle permet à Hersant de mettre la main sur La Cinq et à M6 de se constituer avec des capitaux provenant, entre autres, de la Lyonnaise des eaux. Mais le gouvernement dirigé par Jacques Chirac va plus loin encore en décidant de privatiser une des anciennes chaînes de l’ORTF. C’est un coup brutal (et sans équivalent à l’étranger) porté au service public [14]. TF1 est confiée en février 1987 à l’entrepreneur des travaux publics Francis Bouygues. Coiffé au poteau, Jean-Luc Lagardère, patron du groupe Hachette, sera consolé avec La Cinq, bientôt abandonnée par Hersant. Avec TF1 privatisée, un géant médiatique vient de naître, qui n’hésitera pas à servir les intérêts du groupe de BTP dont il dépend, soit en favorisant l’obtention de marchés publics, soit en promouvant tel ou tel candidat politique conforme aux visées de son patron [15].

Face à l’extension du capitalisme médiatique dans la presse et la radio, les socialistes ont échoué ou capitulé avant même de commencer. Afin de préserver un semblant de pluralisme, les aides attribuées aux quotidiens (comme La Croix, Libération et L’Humanité) qui profitent moins de la manne publicitaire que d’autres sont certes augmentées entre 1981 et 1984 [16]. Mais au bout de deux ans de gouvernement, la fameuse application des ordonnances de 1944, à laquelle le PS appelait si fermement dans son programme, n’est toujours pas d’actualité. Quant à Hersant, dont la presse n’épargne pas Mitterrand, son cas n’était toujours pas réglé depuis son inculpation en 1978. L’annonce, en mars 1983, d’un changement radical de politique économique, le « tournant de la rigueur » qui mécontente la base socialiste, remet la réforme de la presse à l’agenda. Accusé de renoncer à un programme économique et social de gauche, le gouvernement mise sur la lutte contre Hersant pour tenter de compenser son impopularité. Constatant l’insuffisance de l’ordonnance du 26 août 1944, affaiblie par l’absence de décrets d’application précis, Georges Fillioud (ministre de la Communication) et Pierre Mauroy (Premier ministre) décident d’élaborer un projet de loi anti-concentration, dirigé de manière à peine implicite contre Hersant [17]. Lors du congrès socialiste de Bourg-en-Bresse, en octobre 1983, Mauroy fait applaudir cette offensive :

L’exercice de la démocratie exige le pluralisme et la clarté. Il faut donner un coup d’arrêt à la constitution des monopoles de presse toujours plus puissants et monolithiques. (Applaudissements.) Il faut savoir qui possède réellement le capital des entreprises de presse. (Très vifs applaudissements…) Je n’ai pas fini… Les résistants l’avaient bien compris. Une ordonnance a été prise, dans ce but, en 1944, sous l’autorité du général de Gaulle. Elle n’a jamais été appliquée. Il faut lui rendre force de loi… (applaudissements) en l’adaptant aux réalités de la presse contemporaine. [18]

Le projet de loi « visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse » est enregistré par la présidence de l’Assemblée nationale le 24 novembre 1983. Le jour même, Le Figaro fait sonner le tocsin de la liberté en titrant « Presse : le bâillon », tandis que l’éditorial, signé Hersant, ne craint pas d’appeler à la résistance contre la « vocation totalitaire » du gouvernement [19]. Le texte des socialistes est pourtant bien terne comparé aux projets de transformation radicale de la presse élaborés depuis les années 1930. L’idée d’un statut particulier pour les entreprises publiant des journaux d’information n’y figure même pas. Ne sont instaurés que des seuils de concentration à ne pas dépasser : 15 % des tirages des quotidiens nationaux ou régionaux, et 10 % du tirage total des quotidiens. Dans la continuité de l’ordonnance du 26 août 1944, des mesures doivent assurer la transparence des sociétés éditrices, le tout sous le contrôle d’une commission veillant au respect de ces nouvelles règles [20].

À l’Assemblée nationale, puis au Sénat, l’opposition du centre et de la droite se mobilise contre ce projet de loi « liberticide ». Un texte finalement moins restrictif est adopté en septembre 1984. Un mois plus tard, le Conseil constitutionnel vide la loi de sa substance en réaffirmant le principe de non-rétroactivité : l’empire Hersant, constitué avant le vote n’est pas concerné par ces mesures anti-concentration. L’opération, qui se solde par un échec total, s’avère même contre-productive : Hersant est renforcé par un texte susceptible d’empêcher la constitution de groupes concurrents aussi puissants. Arrivé à la tête du gouvernement en 1986, Jacques Chirac profite de cette défaite humiliante pour enterrer une loi qui n’aura jamais été appliquée. Une nouvelle législation est adoptée, qui instaure un seuil suffisamment élevé pour ne pas freiner la concentration dans la presse quotidienne tout en laissant un boulevard aux investisseurs dans la presse magazine, dont le dynamisme aiguise les appétits. Au passage, les mythiques ordonnances de 1944 sont abrogées [21]. Hersant peut pousser un soupir de soulagement. Le spectre d’une presse protégée des appétits du capital semble pour longtemps écarté. Et les voix défendant, comme Le Monde diplomatique, un statut de société à but non lucratif pour les entreprises d’information se font de plus en plus rares [22].

Renonçant à un grand service public de télévision non marchande, incapable de faire plier le « Papivore », la gauche au pouvoir, pourtant héritière de décennies de combat pour la liberté de l’information, capitule également devant les radios marchandes. La question du financement par la publicité, d’abord tranchée en faveur des partisans des stations associatives non lucratives, est à nouveau débattue au cours de l’été 1984. Cette fois, le modèle d’une radiodiffusion commerciale sort vainqueur à l’issue du vote de la loi du 1er août 1984. La publicité, désormais autorisée pour les radios privées, transforme le secteur en un vaste marché que se disputeront bientôt les stations nées de la libéralisation – telles que NRJ, Fun Radio et Skyrock, respectivement nées en 1981, 1985 et 1986. Comme pour la télévision, l’introduction d’une logique capitaliste dans ce qui devait être une sorte de triple secteur public/associatif/privé fait aussitôt pencher la balance du côté de l’argent. La Haute autorité n’est pas en situation de force face à ces entreprises en plein développement. En décembre 1984, elle menace de suspension de NRJ, qui ne respecte pas les règles en matière de puissance d’émission – ce qui perturbe la fréquence des stations concurrentes et des services publics. Le 8 décembre 1984, NRJ organise une manifestation à Paris avec le soutien de célébrités (dont Johnny Halliday et Dalida) : des dizaines, voire des centaines de milliers de jeunes défilent pour protester contre une suspension qui n’aura finalement pas lieu [23].

L’année 1984, marquée par l’échec de la loi anti-concentration dirigée contre Hersant (en octobre) et les premières émissions de Canal + (en novembre), se termine par la victoire éclatante des radios commerciales, convertissant en espèces sonnantes et trébuchantes les aspirations libertaires des stations clandestines des années 1977-1981. Malgré le maintien d’un secteur public, les médias sont dominés par des entrepreneurs privés qui s’affranchissent des règles du jeu. Après 1986, comme dans l’affaire NRJ, la Commission nationale de communication et des libertés (qui remplace la Haute autorité) ne parvient pas à faire respecter le cahier des charges conditionnant l’autorisation d’émission des chaînes privées, par exemple pour les quotas de films français et le volume publicitaire [24].

Le temps d’une législature, entre 1981 et 1986, le pouvoir socialiste rompt avec tous les projets de transformation des médias historiquement portés par la gauche, dont il restait encore quelques traces dans le programme du candidat Mitterrand. Ces décisions accompagnent simplement la « rigueur » économique à laquelle se sont convertis les socialistes [25]. La grande vague de néolibéralisme qui vient de balayer les pays occidentaux – Margaret Thatcher devient Première ministre du Royaume-Uni en 1979 et Ronald Reagan président des États-Unis en 1981 –, n’a rien laissé du consensus keynésien. En matière d’économie comme d’information, l’État doit laisser libre cours aux énergies entrepreneuriales. Restructurer la presse sur des bases anticapitalistes, bâtir un service public de l’audiovisuel préservé des logiques mercantiles, voilà des projets qui supposent un volontarisme étatique en total décalage avec la reconfiguration des rapports de force idéologiques et politiques internationaux des années 1980. L’intégration de la France dans la mondialisation « heureuse » et le marché commun européen frappe d’obsolescence toute volonté d’affranchir les médias des logiques économiques qui s’imposent dans tous les pays capitalistes. D’autant que le secteur médiatique s’est déjà internationalisé – le groupe allemand Prisma s’implante en France en 1978. Et que la concentration capitalistique a précédé l’arrivée des socialistes au pouvoir : racheté en 1980 par Matra (dirigé par Jean-Luc Lagardère), Hachette étend son emprise dans l’édition, la distribution de journaux, la presse quotidienne et magazine, la radio (Europe 1), la télévision (La Cinq), la production audiovisuelle, etc. [26]

Face à ces mouvements de capitaux remodelant le paysage médiatique français, plus aucune force de gauche ne considère comme prioritaire la lutte pour des médias affranchis de l’argent. La technophilie ambiante assimile la multiplication des réseaux et des flux de communication au progrès, et à la promesse d’un avenir radieux [27]. Le triomphe de la télévision commerciale, qui impose son rythme, ses normes et ses codes à une grande partie de l’univers médiatique mais aussi politique, fait douter d’une stratégie reposant sur la confrontation. Le combat semble perdu d’avance, et personne ne tient à être associé aux conservateurs déplorant, comme au XIXe siècle, la destruction de la « Culture » par les médias de masse. Alors que les effectifs syndicaux fondent et que les forces anticapitalistes s’amenuisent, ces nouveaux canaux d’information ne pourraient-ils pas être utilisés pour compenser cet affaiblissement et mobiliser le grand public – comme le fait « SOS racisme » à partir de 1984 ?

Dans la première moitié du XXe siècle, un tel raisonnement était peu envisageable à propos des quotidiens à grands tirages. Identifiés comme des armes de propagande aux mains de l’ennemi de classe, il fallait les affronter, et non les séduire ou s’adapter à leurs attentes. Et même si la lutte était financièrement inégale, il était encore imaginable d’opposer à ces journaux une presse authentiquement populaire, issue de la classe ouvrière et financée par elle. Dans les années 1980, aucun réseau de télévision n’échappe aux détenteurs de capitaux. Le système d’information né de la libéralisation et les innovations techniques qui fleurissent (câble, satellite, télématique, informatique, etc.) privent les forces se réclamant de l’anticapitalisme d’un accès autonome aux grands canaux de diffusion. Quant aux ondes radiophoniques, elles sont saturées par les programmes musicaux et de divertissement des stations publicitaires. Certes, nombre de radios associatives continuent de vivoter, et la presse militante ou marquée à gauche ne disparaît pas. Mais le marché des newsmagazines dépend d’annonceurs recherchant une clientèle aisée, tandis que la presse politique quotidienne poursuit son déclin. Tout concourt à marginaliser l’expression des groupes et organisations persistant à lutter à contre-courant du joyeux néolibéralisme qui envahit à peu près tous les grands moyens de communication. Une alternative semble alors s’imposer : s’adapter à ces médias (même s’ils sont dominés par l’argent), ou prêcher dans le désert.

La gauche baisse d’autant plus les armes que, dans le ciel des idées, la tendance est à valoriser l’autonomie face aux messages médiatiques, que le grand public se réapproprie, réinterprète : face aux tentatives de manipulations par les marques, l’idéologie postmoderne valorise les détournements perpétuels des libres consommateurs [28]. Les théories critiques n’ont pas disparu (dans la filiation de l’École de Francfort ou même encore du marxisme), mais elles sont en perte de vitesse. Et leur force de contestation est inversement proportionnelle à la puissance des entreprises de communication et à l’aura dont jouissent les grands médias. À partir du moment où la lutte des classes et les organisations de masse – comme la CGT ou le PCF – qui la relayaient ont été effacées du paysage politique, rangées au rayon des vieilleries d’avant la « fin de l’histoire », le bébé de la question médiatique a été jeté avec l’eau du bain anticapitaliste. Journaux, radios et télévisions, eux-mêmes parties prenantes de l’internationalisation du capitalisme, jouent un rôle actif dans ce processus, par leur autocélébration et leur identification à la modernité, à la démocratie et au progrès [29]. Ce discours est distillé par des journalistes de plus en plus nombreux, que la position sociale ne rapproche ni des milieux populaires ni de la contestation de l’ordre dominant [30].

Au-delà de ces mouvements de fond, la marginalisation de la critique anticapitaliste des grands moyens d’information s’explique aussi par le patient travail réalisé par de très médiatisés groupes intellectuels qui contribuent à enraciner dans le paysage idéologique des couples de concepts fonctionnant comme des prêts-à-penser tout-terrain : démocratie et médias, liberté et marché, communication et progrès, etc. ; opposés à totalitarisme et propagande, dictature et communisme, étatisme et immobilisme, etc. Les « nouveaux philosophes », dont l’inénarrable Bernard-Henri Lévy, se partagent le chantier avec la Fondation Saint-Simon, qui relaie, de 1982 à 1999, les efforts méritants de tout propagandiste de l’ère nouvelle, de tout pourfendeur vigoureux des vieilles lunes marxistes et keynésiennes [31]. On y retrouve les historiens François Furet et Pierre Rosanvallon, l’essayiste et consultant Alain Minc, rejoints plus tard par des vedettes du journalisme comme Anne Sinclair (présentatrice de l’émission « 7 sur 7 » sur TF1), Christine Ockrent (passée d’Antenne 2 à RTL puis à TF1) et Serge July (directeur d’un Libération converti aux vertus de la publicité et aux joies du marchandage de son capital) [32]. Dans ce nouvel univers idéologique et médiatique, les espaces ouverts à une critique anticapitaliste des médias sont aussi minces que marginaux. Au milieu des années 1980, le militant homosexuel et écrivain Guy Hocquenghem parvient tout de même à faire entendre une voix dissidente en brocardant les anciens soixante-huitards (comme July) acquis à une doctrine culturellement libertaire et économiquement libérale [33]. Mais à la fin de cette décennie, plus rien, ou presque, ne subsiste des projets d’émancipation de l’information portés par la gauche depuis plus d’un demi-siècle. Une nouvelle table rase qui, à l’inverse de celle de 1944, profite cette fois aux magnats de la communication.

Au tournant des années 1990, si le capitalisme médiatique triomphant n’est plus menacé par aucune tentative de transformation radicale des moyens de communication, ceux-ci font l’objet d’une multitude d’analyses et de discussions. Cependant, c’est moins la propriété privée des moyens d’information qui est questionnée que les « dérives » et les « dérapages » entraînés par la concurrence, pas toujours aussi libre et non faussée qu’on dit. Une fois le cadre (libéral) définitivement posé, il suffirait désormais d’ajuster le système à la marge. On interroge l’éthique des journalistes à la suite des fausses informations sur la révolution roumaine de 1989. Intellectuels policés et professionnels modérés dissertent sur l’avenir du journalisme et les limites du « quatrième pouvoir » [34]. La redécouverte des mécanismes de propagande de guerre – à l’occasion de l’intervention américaine en Irak en 1991 – nourrit de longs développements sur le discrédit des grands médias [35].

Des travaux plus tranchants continuent de dénoncer la mainmise du grand patronat sur les principaux organes d’information et les effets d’une libéralisation généralisée des médias. Quelques francs-tireurs posent les bases d’une critique sans concession dans les colonnes du Monde diplomatique ou, loin de Paris, comme dans la revue Agone ou dans un documentaire sur le traitement médiatique des élections municipales à Bordeaux, en 1995 [36]. Un nouveau vent critique vient aussi de l’université. Dans le sillage des travaux de Pierre Bourdieu et de ses analyses de l’opinion publique, du rôle des intellectuels et des médias depuis les années 1970 [37], le sociologue Patrick Champagne consacre en 1990 une étude à l’importance croissante accordée aux sondages, et à ses effets politiques [38]. Cinq ans plus tard, Alain Accardo publie un livre collectif pionnier, analysant les conditions concrètes du travail des journalistes à partir de témoignages [39].

Au milieu de la décennie 1990, l’outillage intellectuel pour s’attaquer à la dépendance de l’information à l’égard de l’argent est disponible, mais aucune force sociale ou politique d’envergure n’est encore en mesure de s’en emparer. La critique des médias demeure, sur le terrain militant, groupusculaire – au sein, par exemple, du Réseau pour l’abolition de la télévision (RAT) fondé en 1991 dans les milieux libertaires et, un an plus tard, du groupe Résistance à l’agression publicitaire (RAP). Dans un monde débarrassé de l’Union soviétique et au sein d’une Europe épousant la dynamique de la mondialisation libérale (avec le soutien frénétique au traité de Maastricht des éditorialistes les plus en vue lors du référendum de 1992 [40]), rien ne semble plus pouvoir contrarier les grands groupes se partageant le marché de la communication, en France comme ailleurs.

La chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS semblent donner raison aux théoriciens de la « fin de l’histoire », prophétie soutenue sans retenue par des médias vecteurs d’une version intéressée de la liberté et de la démocratie. Pourtant, les puissantes grèves de novembre-décembre 1995 ouvrent en France un nouvel espace contestataire dans lequel la question de l’information retrouve l’importance qu’elle avait perdue à gauche. En quelques années, un mouvement de critique des médias se structure dans un contexte marqué par la remise en cause de la mondialisation libérale.


Dominique Pinsolle


Extrait du livre À bas la presse bourgeoise ! Deux siècles de critique anticapitaliste des médias. De 1836 à nos jours, Agone, 2022.


 
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Notes

[1Christian Delporte, « La presse écrite, l’échec de la loi anticoncentration de 1984 », in Serge Berstein, Pierre Milza et Jean-Louis
Bianco (dir.), François Mitterrand. Les années du changement, 1981-1984, Perrin, 2001, p. 898-909, p. 901.

[2Jean-Pierre Filiu, Mai 68 à l’ORTF. Une radio-télévision en résistance, Nouveau Monde, 2008, p. 270-307.

[3Jérôme Bourdon, Haute fidélité : pouvoir et télévision, 1935-1994, Seuil, 1994, p. 230.

[4Agnès Chauveau, « La politique de l’audiovisuel », in Serge Berstein, Pierre Milza et Jean-Louis Bianco (dir.), François Mitterrand. Les années du changement, 1981-1984, Perrin, 2001, p. 920-923.

[5Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias. Des origines à nos jours, Seuil, 2011, p. 281.

[6Anne-Laure Ollivier, « Notabilité et modernité politique. Le cas de Gaston Defferre, 1944-1986 », Histoire@Politique, 2015, no 25, p. 103-119.

[7Cité in Agnès Chauveau, « La politique de l’audiovisuel », art. cité, p. 921.

[8Journal officiel de la République française. Débats parlementaires, Assemblée nationale, 27 avril 1982, p. 1305.

[9Monique Sauvage et Isabelle Veyrat-Masson, Histoire de la télévision française, Nouveau Monde, 2012, p. 159.

[10Ibid., p. 163-164.

[11François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, La Découverte, 2008, p. 200.

[12Monique Sauvage et Isabelle Veyrat-Masson, Histoire de la télévision française, op. cit., p. 185.

[13Jérôme Bourdon, Haute fidélité…, op. cit., p. 261.

[14Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias…, op. cit., p. 337.

[15Pierre Péan et Christophe Nick, TF1, un pouvoir, Fayard, 1997.

[16Christian Delporte, « La presse écrite… », art. cité, p. 901.

[17Patrick et Philippe Chastenet, Citizen Hersant. De Pétain à Mitterrand, histoire d’un empereur de la presse, Seuil, 1998, p. 374-376.

[18Cité par Christian Delporte, « La presse écrite… », art. cité, p. 903.

[19Ibid., p. 904.

[20Ibid.

[22Claude Julien, « Deux pas vers le goulag », Le Monde diplomatique, octobre 1984, p. 1, 18-20.

[23Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias…, op. cit., p. 282-283.

[24Ivan Chupin, Nicolas Hubé et Nicolas Kaciaf, Histoire politique et économique des médias en France, La Découverte, 2012, p. 83.

[25Ludivine Bantigny, La France contemporaine. X. La France à l’heure du monde. De 1981 à nos jours, Seuil, 2019, p. 34.

[26Fabrice d’Almeida et Christian Delporte, Histoire des médias en France, de la Grande Guerre à nos jours, Flammarion-« Champs », 2010, p. 276-277 ; sur l’arrière-plan politique de l’acquisition de Hachette par Lagardère, lire Thierry Discepolo, La Trahison des éditeurs, Agone, 2011, p. 62 et suiv.

[27François Cusset, La Décennie…, op. cit., p. 58-65.

[28Armand Mattelart et Érik Neveu, Introduction aux cultural studies, La Découverte, 2018, p. 49-67.

[29Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé au monde, Marseille, Agone [2004], 2006, p. 306-331 ; François Cusset, La Décennie…, op. cit., p. 58-67 et 125-135.

[30Alain Accardo, « Pour une sociolanalyse des pratiques journalistiques », in Alain Accardo (dir.), Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Marseille, Agone, [1995-1998] 2007, p. 15-81, p. 52-53.

[31François Cusset, La Décennie…, op. cit., p. 70.

[32Pierre Rimbert, Libération. De Sartre à Rothschild, Raisons d’agir, 2005, p. 39-46.

[33Guy Hocquenghem, Lettre à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Marseille, Agone [1986, 2003], 2014.

[34« Quels contre-pouvoirs au quatrième pouvoir  ? », Le Débat, 1990, n° 60, p. 114-134 ; « Où va le journalisme  ? », Esprit, décembre 1990, n° 167, p. 5-94.

[35Reporters sans frontières, Les Mensonges du Golfe, Arléa-Reporters sans frontières-Télérama-Radio France-« L’Arche de la fraternité », 1992.

[36Serge Halimi, « Des médias en tenue camouflée » et « Un journalisme de révérence », Le Monde diplomatique, mars 1991 et février 1995 ; Thierry Discepolo, « Remarques sur le journalisme. À propos de la couverture par la presse française de la révolution roumaine », Agone, 1991, n° 2-3, p. 83 et suiv. ; Pierre Carles, Juppé, forcément, CP-Production, 1995.

[37Pierre Bourdieu, Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, Marseille, Agone, [2002] 2022, p. 472-476.

[38Patrick Champagne, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Minuit, 1990.

[39Alain Accardo (dir.), Journalistes au quotidien. Outils pour une socioanalyse des pratiques journalistiques, Bordeaux, Le Mascaret, 1995 — rééd. Journalistes précaires, journalistes au quotidien, op. cit.

[40Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raisons d’agir, 1997, p. 27-31.

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