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Wolters Kluwer France : quinze jours de grève contre le plan de licenciements

par Jean Pérès,

La crise du capitalisme qui a éclaté au grand jour en 2008 affecte des pans entiers de l’économie. Les vagues de licenciements se multiplient, mais certains secteurs, dont celui de la presse professionnelle spécialisée, ne sont pas directement touchés par cette crise, ni par celle plus spécifique que connaît la presse dans son ensemble (surtout la presse généraliste). Dans ce contexte, comment comprendre que l’un des mastodontes de la presse professionnelle spécialisée, Wolters Kluwer, décide de licencier presque 20% des effectifs de sa filiale française : Wolters Kluwer France (WKF) ?

WKF ?

Il est des sigles et même des noms d’entreprises qui ne sont pas familiers au commun des mortels, même relativement bien informés. Ainsi de WKF (Wolters Kluwer France). Le pharmacien qui lit son Moniteur des pharmacies, le notaire et le comptable recevant chaque jour l’un Le quotidien du notaire, l’autre Le quotidien de l’expert comptable, l’infirmière abonnée à Infirmières magazine, le travailleur social penché sur les petites annonces des Actualités sociales hebdomadaires, les nombreux juristes consultant le Lamy social ou les diverses éditions des Liaisons sociales, le garagiste découpant les articles de Carrosserie… savent-ils qu’ils contribuent, chacun de sa place, à la prospérité de l’unique propriétaire de ces publications professionnelles : WKF ou Wolters Kluwer France, premier groupe dans l’information professionnelle en France, avec 60 publications, des services en ligne, formations, etc. Pour un descriptif plus complet, même s’il date de 2004, voir ici même : « Le groupe Wolters Kluwer ».

Savent-ils que grâce à eux et à d’autres innombrables lecteurs de revues professionnelles répartis dans 26 pays, Wolters Kluwer est parmi les premiers éditeurs du monde avec un chiffre d’affaires de 3,69 milliards d’euros (loin devant Hachette : 1,97 milliards), et que Nancy Mc Kinstry, PDG de la maison mère est au 4e rang des salaires des PDG des Pays-Bas, avec 5,5 millions d’euros de rémunération annuelle, dont 628 000 euros de bonus ?

Si les lecteurs des publications de la multinationale ignorent tout cela, c’est sans doute parce que celle-ci se met rarement en avant et maintient les titres et les équipes des publications qu’elle rachète pour mieux pénétrer les marchés professionnels concernés. Les entreprises de ce type prospèrent en général sans attirer l’attention publique car elles sont relativement à l’abri des soubresauts conjoncturels et ceci surtout pour deux raisons : elles sont peu dépendantes de la publicité et elles disposent d’un marché qui fluctue peu et qui est relativement peu concurrentiel ; jusqu’à présent du moins.

Pourquoi la grève ?

C’est dire que Wolters Kluwer France a peu souffert de la crise de 2008, comme l’explique MoneyWeek : « Dans la forte récession actuelle, l’atout majeur de Wolters Kluwer réside dans le fait qu’il est peu tributaire d’un marché publicitaire en chute libre. L’essentiel des recettes (71%) est assuré par des abonnements récurrents. » (MoneyWeek N°39 25/06 – 1/07 2009). L’hebdomadaire boursier conseille à ses lecteurs « l’achat de cette belle valeur défensive  ». Pourquoi ? Qu’est-ce qui permet de penser que l’achat d’actions de Wolters Kluwer est une bonne affaire ? MoneyWeek vous le dit : « Au demeurant, la société a pour objectif prioritaire, cette année, de sauvegarder sa rentabilité. La marge opérationnelle devrait rester, comme l’an dernier, de l’ordre de 20% et le bénéfice net par action se maintenir entre 1,41 et 1,46 euros . Un plan drastique de réduction des coûts a été mis en place et, uniquement pour 2009, les économies devraient atteindre le montant appréciable de 55 millions d’euros. Ces projets passent par des compressions d’effectifs qui font bondir les syndicats, notamment dans l’hexagone, où 111 postes de travail, sur un total de 1200 seraient supprimés. » On ne saurait plus clairement, plus cyniquement illustrer la notion de « licenciements boursiers », ces derniers étant explicitement intégrés à un plan de valorisation de l’action de W.K.

Il y a largement de quoi faire « bondir » les syndicats qui ont appelé, toutes tendances confondues, à la grève à partir du 22 juin. Mais eux parlent de 184 suppressions d’emplois, et non de 111, les 73 créations de postes envisagées par la direction suite à la restructuration étant très incertaines selon eux, et il faut y ajouter 60 postes qui ont été « gelés » après des départs, et 10 journalistes pigistes réguliers. Cette grève tournante - suspendue le 6 juillet jusqu’à la rentrée - semble très bien suivie et s’accompagne de manifestations diverses : concerts de casseroles, pique-nique de solidarité devant le siège de WKF, concert de soutien à la grève (avec le groupe de musisque « Los Gandillos », du nom du PDG : Gandillot...), courrier aux députés, au maire de Rueil (siège de WKF) et au Préfet, réalisation d’affiches (si belles qu’elles furent subtilisées par quelques zélateurs de la direction), collecte de fonds auprès des non grévistes pour indemniser les grévistes, rencontre avec d’autres groupes de presse qui ont connu ce genre de problèmes, animation d’un blog - « Non au plan de licenciements chez Wolters Kluwer France - qui relate tous les événements et projets liés à cette action, où nous avons trouvé beaucoup d’éléments de cet article, et auquel nous renvoyons le lecteur intéressé pour de plus amples informations.

En fait, depuis quelques années, le groupe de presse et de publications ne sort de sa discrétion qu’à l’occasion de conflits sociaux au sein d’une entreprise qui emploie tout de même 1116 personnes dont 300 journalistes auxquels il faut ajouter 500 pigistes plus ou moins occasionnels (la presse spécialisée rassemble 7300 des 37 300 journalistes français encartés, soit 20%). Les dirigeants de WKF seraient-ils particulièrement malveillants ou les salariés et syndicats particulièrement combatifs ? Ou les deux ? Le rappel des luttes passées peut nous éclairer sur les deux protagonistes.

Rappel des luttes

 Grève du 1er juillet 2004 - Un quart des salariés du groupe avaient fait grève le 1er juillet 2004. A l’origine de ce mouvement, la décision de Wolters Kluwer de supprimer 1600 emplois dans l’ensemble de ses activités, soit 8% de la masse salariale, ainsi qu’« une politique de gestion des ressources humaines au rabais et un mépris des représentants du personnel » (communiqué des grévistes). Acrimed a déjà rendu compte de cette action sous le titre « Problèmes sociaux dans l’édition spécialisée... dans le social ».

 Grève de mai 2005 - Les problèmes (distance accrue du lieu de travail, espace de travail réduit,…) liés au déménagement des diverses sociétés du groupe vers le seul site de Rueil aboutissent, après une grève, à un accord le 24 mai. Il faudra quand-même saisir le tribunal pour que cet accord soit complètement appliqué par la direction.

 Grève du 2 juillet 2008 - Trois ans plus tard, les salariés protestent contre une importante baisse du montant de la participation accordée chaque année. La participation à répartir entre les salariés passe de 5 millions à 200 000 euros !

A l’origine de cette réduction de la réserve de participation, on trouve une opération typique des manœuvres financières des multinationales : en 2007, Wolters Kluwer France emprunte 500 millions d’euros à la maison mère, Wolters Kluwer (siège à Amsterdam) à un taux d’intérêt variable et supérieur à celui du marché qui oblige la filiale à verser chaque année 30 millions d’euros d’intérêts à la maison mère pendant 15 ans (jusqu’en 2022). Ce qui pompe bien évidemment les réserves de la filiale et notamment la part disponible pour les salariés. Cette opération est "un pur montage financier, qui n’a d’autre objet que de faire remonter de l’argent vers les actionnaires en bénéficiant d’avantages fiscaux" (AG du 2 juillet 2008), la fiscalité hollandaise étant plus favorable. Face aux grévistes, la direction ne cède pas. Mais la revendication d’un moratoire sur cette dette figure à nouveau dans les revendications actuelles.

 Jugement (historique) du 5 septembre 2008 du TGI de Nanterre (2ème Chambre) - A la suite d’une action intentée par le Comité d’hygiène et de sécurité, (CHSCT), le CE, l’ensemble des organisations syndicales de l’entreprise, contre le projet d’évaluation des salariés de WKF et la procédure suivie pour le faire adopter, le Tribunal a donné raison en tous points aux syndicats, et notamment sur des points de procédure (délai de convocation du CHSCT non respecté, délai de communication de documents non respecté, non déclaration à la CNIL), ce qui couvre de ridicule une société dont l’une des principales activités est de conseiller juridiquement les entreprises. Enfin, le projet d’évaluation des salariés est également déclaré illicite par le Tribunal : « La multiplication de critères comportementaux détachés de toute effectivité du travail accompli implique la multiplication de performances à atteindre qui ne sont pas dénuées d’équivoques et peuvent placer les salariés dans une insécurité préjudiciable. Insécurité renforcée par l’absence de lisibilité pour l’avenir de l’introduction de nouveaux critères d’appréciation des salariés, ce qui est préjudiciable à leur santé mentale. » Ce qui signifie en clair que les critères d’évaluation de la direction lui permettaient de faire n’importe quoi.

On notera dans le corps du jugement du TGI un paragraphe que pourraient méditer nombre de directeurs de journaux et autres médias. En réponse à un des critères d’évaluation consistant pour les salariés « …à adapter les produits, les comportements et les solutions pour mieux répondre aux besoins des clients… » , le Tribunal déclare : « Concernant plus particulièrement les journalistes, il est illicite de leur demander de satisfaire leurs clients , alors que ce qui est demandé à un journaliste, c’est de délivrer une information exacte , même si elle doit s’inscrire dans une ligne éditoriale particulière à la revue destinée à la recevoir ».

Comme les fonds d’investissement

On a pu critiquer ici l’indifférence des fonds d’investissement à l’activité réelle des entreprises qu’ils achètent et revendent, en particulier dans le domaine des médias « Les fonds d’investissement à l’assaut des médias »et de la presse spécialisée « La presse spécialisée à l’encan ». Les entreprises plus traditionnelles, qui normalement sont gérées par des gens plus ou moins du métier et non de purs financiers, sont-elles plus avisées, plus impliquées dans une gestion à long terme ? L’exemple de Wolters Kluwer indique que non, que seules comptent, année après année, la satisfaction des actionnaires et les fastueuses rémunérations des cadres dirigeants ; et cela au mépris des salariés, de l’outil de production et de quelconques considérations à plus long terme. Comment interpréter autrement un projet de réduction du personnel dans une entreprise qui fait de copieux bénéfices et qui, au lieu de remercier ses salariés en les encourageant, s’ingénie au contraire à rogner leur rémunération et à réduire leur nombre ?

Les enjeux de la lutte des salariés de WKF dépassent les seules entreprises du groupe. C’est une raison supplémentaire de saluer leur résistance et de leur exprimer notre solidarité.

Jean Pérès


Wolters Kluwer France : le CE et les syndicats déboutés (ajout du 4 novembre 2009)

Le Tribunal de Grande Instance de Nanterre a débouté dans son jugement du 16 octobre 2009 le comité d’entreprise et les syndicats de Wolters Kluwer France de leur demande en annulation du Plan de Sauvegarde de l’Emploi (version orwellienne du Plan de licenciement) qui programmait la suppression de 184 emplois sur 1200.

Après la grève de 15 jours des salariés de WKF, qui a été suspendue en juillet, le conflit des salariés avec la direction est entré dans une phase judiciaire. La décision du TGI de Nanterre, qui est le premier temps fort de cette phase, est défavorable aux salariés en lutte.

Le jugement du tribunal s’appuie sur deux considérations :

 S’appuyant sur l’article L1235-10 du code du travail, " la procédure de licenciement est nulle tant que le plan de reclassement des salariés [souligné dans le jugement] prévu à l’article L 1233-61 et s’intégrant au plan de sauvegarde de l’emploi n’est pas présenté par l’employeur aux représentants du personnel qui doivent être réunis, informés et consultés". Le tribunal, après avoir exposé quelques éléments de ce plan de reclassement a jugé que "Sauf à démontrer que le contenu du plan ne serait que théorique et dépourvu d’application pratique, il ne peut être annulé". Le plan en question étant à l’état de projet, la démonstration en question est évidemment des plus improbables…

 Sur le fait que les demandeurs (syndicats et CE) aient "fait valoir que l’employeur n’a pas loyalement mis en œuvre l’accord de GPEC [gestion prévisionnelle des emplois et des compétences] et n’a pris aucune mesure pour permettre aux salariés de s’adapter aux nouveaux emplois, pas plus qu’il n’a favorisé l’accompagnement des salariés porteurs d’un projet externe ", le tribunal reconnaît que "S’il est vrai qu’une mise en œuvre plus rapide des accords du 31 mars 2009 aurait permis d’éviter un PSE d’une telle ampleur," mais ajoute qu’ "il n’en demeure pas moins que ces accords ont vocation à s’appliquer à plus long terme, la restructuration des emplois et de l’entreprise n’étant pas terminée avec le plan présenté. La société WKF devant s’adapter aux technologies nouvelles et à la création de nouveaux supports, la GPEC pourra trouver à s’appliquer en sus du PSE." Autrement dit, si la direction n’a pas appliqué le GPEC dont l’objectif évident est d’éviter les licenciements et des reclassements plus ou moins improvisés, elle pourra le faire plus tard, car ce n’est pas fini !

Si l’on admet (un éventuel appel du jugement permettrait d’éclairer cette question) que le TGI de Nanterre a fait une application stricte du droit et de la jurisprudence, on ne peut que s’alarmer du fait que ces derniers se révèlent si violents à l’égard des salariés et si complaisants vis à vis des employeurs. Si la question de fond, à savoir le motif du plan de licenciement dont le caractère boursier est incontestable, ne peut même pas, à ce niveau, être jugée, le tribunal se trouve réduit à l’appréciation de questions secondaires, voire de simple procédure, même si ces questions peuvent avoir des conséquences graves pour les salariés concernés et pour la lutte en cours.

J. P.

 
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