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Un (énième) procès de la Révolution française, par Éric Brunet et Claude Quétel

par Guillaume Lancereau,

Le mercredi 24 avril, sur RMC, Éric Brunet consacrait son émission à la promotion du dernier ouvrage de l’historien Claude Quétel : Crois ou meurs ! Histoire incorrecte de la Révolution française (Tallandier, 2019) [1]. Dès les premières secondes, le ton est donné. L’invité de Radio Brunet « a plutôt envie de se payer la Révolution française et la façon dont on en parle depuis des décennies » (0’30), d’après l’animateur qui ne voit lui-même dans l’événement qu’« une espèce d’espace qui a laissé la dictature et la folie meurtrière se développer » (1’20). Cet accueil réservé, à une heure de grande écoute et sans contradicteur sur le plateau, à un historien-pamphlétaire en passe de devenir une référence intellectuelle dans la nébuleuse de la vulgarisation contre-révolutionnaire [2], appelle quelques réflexions sur les formes et enjeux de cette médiatisation du discours sur l’histoire.

Au sein de l’espace médiatique, les éditorialistes et animateurs distribuent la parole et contribuent ainsi à produire les standards de légitimité intellectuelle. Dans l’ensemble, l’opinion des chercheurs universitaires s’y trouve moins souvent sollicitée que celle des chroniqueurs et autres figures d’« experts » médiatiques [3]. De surcroît, les points de vue des uns et des autres tendent à être considérés comme équivalents, ce qui permet régulièrement auxdits chroniqueurs de balayer d’un revers de main les conclusions de travaux universitaires : ainsi lorsqu’un Éric Zemmour ou un Alain Finkielkraut sont jugés légitimes à désavouer le travail historiographique développé par une cohorte d’historiens de métier dans l’Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron, professeur au Collège de France – « une arme de gros calibre au service de l’historiquement correct » selon Zemmour ; « un bréviaire de la bienséance et de la soumission » d’après Finkielkraut [4]. Il n’en va pas autrement, d’ailleurs, dans le cas de la sociologie, puisque tout chroniqueur de télévision ou de radio s’estime manifestement autorisé à contester en plateau les conclusions empiriques des enquêtes menées depuis trente ans par les Pinçon-Charlot.

Cette remise à plat de la légitimité intellectuelle s’avère toutefois à géométrie variable : les titres et diplômes universitaires peuvent, en effet, avoir une certaine valeur, mais seulement dans le cas où leur porteur développe une thèse conforme à celle des tenants du pouvoir médiatique. L’entretien d’Éric Brunet et Claude Quétel, le 24 avril sur RMC, en donne une illustration. Charmé d’entendre un discours en tous points semblable à ses représentations contre-révolutionnaires de l’histoire, l’animateur n’a de cesse, au long de cet échange complaisant, de marteler les titres de son invité : ancien directeur de recherches au CNRS, ancien directeur scientifique du Mémorial de Caen, « un historien sérieux » (8’30), « un historien de première catégorie » (21’30) ! Ce même surcroît de légitimité intellectuelle que les grands médias refusent habituellement aux historiens universitaires constitue donc ici, fait exceptionnel, une suprême garantie de sérieux en faveur de la thèse du dernier contempteur de la Révolution [5].


« Vous êtes historien, vous ? »


Les mêmes variations s’observent dans le rapport à l’opinion des auditeurs. Alors que la parole des intellectuels universitaires est souvent dépréciée comme une expression élitiste contraire au « bon sens » populaire, nous assistons à l’inverse, dans l’émission d’Éric Brunet, à la disqualification de la parole d’un auditeur, certes critique, face à celle de l’historien au statut validé par l’animateur. Un moment-clef de l’émission est en effet l’intervention d’un certain Daniel, de Voiron (Isère). Dès que celui-ci intervient pour dénoncer l’obsession de Quétel pour le « génocide » vendéen, les « morts » de la Révolution et la référence permanente à la « terreur », l’objection d’Éric Brunet ne se fait pas attendre : « Vous êtes historien, vous, Daniel ? » (22’10).

S’ensuivent alors deux minutes d’argumentation de l’auditeur, soucieux de restituer les envolées lyriques que Victor Hugo consacrait à la Convention, de rappeler que les morts de 1793 ou d’octobre 1917 furent bien peu de choses relativement à ceux de deux guerres mondiales orchestrées contre et malgré les peuples, et de noter enfin la partialité de l’historien présent sur le plateau : « Et votre historien de pacotille, c’est pas parce qu’on a été au CNRS que c’est glorieux, parce que c’est aussi un militant politique, un militant politique contre-révolutionnaire, comme Courtois sur la Révolution d’Octobre, comme Courtois sur le communisme, ce sont des contre-révolutionnaires, et vous leur facilitez la tâche » (24’50). Manifestement désarmé face aux tirades dudit Daniel sur le Comité de Salut public, Éric Brunet profite de cette allusion au communisme pour reprendre la main : il fait alors bifurquer la discussion sur le stalinisme et le maoïsme, et clôt aussi abruptement qu’arbitrairement l’échange, après avoir exprimé sa détestation de tout régime issu d’un mouvement révolutionnaire.

Sur le plateau, Éric Brunet est donc le seul à autoriser la tenue d’un discours légitime sur le passé. Le fait est notable et d’autant plus dommageable que les rares figures historiennes conviées à « Radio Brunet » appartiennent dans leur écrasante majorité au sérail des « historiens de garde » [6]. N’étant qu’exceptionnellement confrontés à la contradiction d’universitaires ou de professeurs d’histoire – ainsi en 2014 de Nicolas Offenstadt, l’un des fondateurs du Comité de Vigilance contre les Usages publics de l’Histoire [7] – ces historiens de garde ont généralement toute latitude pour dérouler les interprétations les plus conservatrices du passé comme du présent. Parmi les habitués du plateau d’Éric Brunet, on repère ainsi Dimitri Casali, invité en novembre 2014, en juin et en octobre 2015, pour bavarder de la Première Guerre mondiale, de l’épopée napoléonienne ou encore du général de Gaulle [8] : autant d’occasions pour ce descendant auto-proclamé d’Ernest Lavisse de faire la promotion de ses thèses nationalistes et anti-démocratiques relayées par Riposte Laïque. Mais le plus souvent, chaque problème a son historien. S’agit-il de s’interroger sur le marronnier des crèches de Noël ? Brunet fait appel au catholique ultra Jean Sévillia, chroniqueur au Figaro et ancien de Radio Courtoisie, interviewé en 2011 par l’Action Française pour son essai Historiquement correct [9]. Manque-t-on cette fois de thèses historiques contre-révolutionnaires ? Brunet sollicite en mars 2018 Reynald Secher pour développer sereinement sa thèse du « génocide vendéen » [10], mille fois invalidée par les chercheurs les plus reconnus du champ académique [11].


L’histoire asservie : des mésusages de l’histoire


Ce positionnement s’explique aisément : il correspond en effet chez Éric Brunet à une revendication assumée d’iconoclasme intellectuel, en rupture avec les certitudes de l’histoire universitaire et de la littérature scolaire, toujours suspectes de colporter les conceptions idéologiquement marquées de l’« histoire officielle ». L’animateur se complaît abondamment dans cette posture, trop heureux de clamer dès l’ouverture de son émission : « Depuis plus d’un siècle, l’école idéalise la Révolution française, pour moi c’est une supercherie car la Révolution c’est avant tout la dictature de la folie meurtrière » (7’30). L’école, c’est la République, et la République, c’est la Révolution : aussi les manuels et les professeurs doivent-ils par définition être les vecteurs d’une histoire d’État partisane et unanimement pro-1789. Dans un registre analogue, Claude Quétel joue et surjoue la carte de la marginalité et de la subversion intellectuelles contre cette supposée lecture « officielle » de la Révolution française, une histoire selon lui « un peu fabriquée et suspecte » (9’20), à la limite du complot idéologique. « On nous a menti ? », interroge candidement Brunet. Réponse : « Oui, oui, oui, on nous a menti. Mais vous savez, dans le roman national, les historiens ne cessent de mentir. Les historiens sont des menteurs professionnels » (10’20). Merci pour eux. Pourtant, ces derniers ne manqueraient pas de rappeler à ce duo d’« iconoclastes » amis de l’Ancien Régime, dont l’un enseigna pourtant suffisamment d’années pour le savoir, que les manuels scolaires sont rédigés par des spécialistes agissant à titre privé pour des maisons d’édition privées, et que le seul et unique texte ayant force de loi pour tous les enseignants, c’est-à-dire le Bulletin officiel, n’impose aucunement une célébration sans nuance des réalisations ou de l’héritage de la Révolution française [12]

Il est bien regrettable, dans cette perspective de production d’une contre-histoire, que ni Claude Quétel, ni a fortiori Éric Brunet, ne nous enseignent quoi que ce soit au sujet de la Révolution française. Nous sommes ici davantage dans le registre du discours pamphlétaire que dans l’espace de la vulgarisation historique. Pas un fait nouveau ou une source inédite, par un épisode concret ou même une anecdote piquante, qui viendraient nous éclairer sur cet événement. Bien loin de chercher à contester, stimuler, approfondir ou nuancer la réflexion de son interlocuteur, Éric Brunet s’en tient ici à une position d’entraîneur. Son rôle se borne en l’espèce à approuver la vulgate contre-révolutionnaire serinée par Quétel, voire à surenchérir en ajoutant sa propre outrance aux excès de son interlocuteur. C’est ainsi que l’on passe sans transition de la thèse du « génocide » vendéen à la remise en cause des principes républicains originels : « En gros, vous nous dites, les valeurs de la République elles sont pas si belles, transparentes, translucides et jolies que ça, parce que les valeurs de la République d’emblée on est sur une République qui va génocider – pardon si ça choque le…, si le mot choque – mais enfin qui va assassiner en tous cas 250 000 Vendéens, et dont des femmes et des enfants qui avaient rien à voir avec le combat idéologique. On décrète de tuer les enfants ! » (12’).

Cette vacuité informative ne résulte pas seulement du format médiatique en question, sans doute quelque peu réduit pour prétendre prononcer – en trente minutes – le fin mot de l’historiographie sur la Révolution française. Plus largement, ce discours vide s’explique par la volonté conjointe de l’animateur et de son interlocuteur de privilégier à l’analyse rigoureuse du passé les parallèles les plus hardis et les plus anachroniques avec l’actualité des luttes politiques et sociales. L’ouvrage Crois ou meurs ! et l’entretien faisant sa promotion s’inscrivent en effet plus largement dans une entreprise de discréditation, en l’occurrence à travers l’exemple défiguré de 1789, des actions et revendications de la gauche française dans le contexte du mouvement des gilets jaunes :

- Claude Quétel : Le roi est en train de donner raison au peuple. Parce que, là, le peuple, tout de même, s’est exprimé. Mais c’est déjà trop tard. Parce que déjà là, il y a ce noyau dur de futurs jacobins qui ne veulent même plus ça, eux ils veulent liquider la monarchie, ils veulent liquider le roi.

- Éric Brunet : C’est-à-dire que l’idée que Louis XVI comprenne le peuple et dise "D’accord, je vais faire l’égalité fiscale que vous réclamez", ça rend fous de rage les futurs jacobins, la gauche de la gauche, qui dit : "Il va falloir à un moment donné qu’on liquide ce Bourbon".

- CQ : […] C’est tout de même intéressant de voir que ces doléances, qui ressemblent pour certaines d’entre elles à celles d’aujourd’hui, qui auraient pu aboutir, n’aboutissent pas, parce qu’on a déjà les révolutionnaires qui ne veulent pas de ça : eux, ce qu’ils veulent, c’est renverser la monarchie et instaurer leur dictature (34’10-35’10). […]

- CQ : On retrouve des parentés hein…

- EB : Ah moi je suis désolé, mais c’est ce que j’allais dire. Comparaison n’est pas raison mais on retrouve dans ce que vous dites beaucoup de parentés avec ce que l’on vit aujourd’hui ! C’est-à-dire qu’au départ on a des revendications, précises, c’est le 17 novembre, mais il y a un noyau dur qui fait qu’aujourd’hui, le roi – je le fais exprès, mais… – le roi Macron va annoncer des choses, ça va venir, dans les jours qui viennent, dans les heures qui viennent, mais quoi qu’il arrive, il y a un noyau dur qui ne veut qu’une chose, c’est se débarrasser de Macron.

- CQ : Votre comparaison me fait peur parce que si notre président est aussi faible que l’était Louis XVI, il y a de quoi s’inquiéter. (36’-36’40)


***


En somme, nous avons assisté une fois encore, à une heure de grande écoute et sans contradiction sur le plateau, aux péroraisons d’un historien-pamphlétaire, appuyé par un animateur acquis à une lecture de l’histoire d’autant moins iconoclaste ou « incorrecte » qu’elle égrène des poncifs contre-révolutionnaires rebattus depuis près de deux siècles. Cet échange vient opportunément nous rappeler que la tâche des praticiens de l’histoire entendant leur pratique comme un instrument d’émancipation [13] devra consister à inventer des modes d’articulation du passé et du présent qui ne cèdent pas à leur tour aux anachronismes les plus frauduleux, des formes de présentisme raisonné qui n’ambitionnent pas simplement de produire un « contre-roman » national, mais aussi à combattre les complaisances médiatiques envers les plus malhonnêtes mystifications historiques.


Guillaume Lancereau

 
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Notes

[1L’émission est téléchargeable ici en podcast. Les minutes indiquées dans notre texte à chaque citation correspondent à ce podcast.

[2Voir à ce propos les huit pages de texte offertes à cet auteur dans Le Figaro Histoire consacré à « La fabrique de la Terreur », et la recension enjouée de l’ouvrage par Éric Zemmour dans Le Figaro : Claude Quétel, « Comme un fleuve de sang », Le Figaro Histoire, avril-mai 2019, p. 56-65 ; Éric Zemmour, « La Révolution n’est pas ce qu’on vous a dit ! », FigaroVox, 8 mai 2019.

[3Sur la construction médiatique des « experts » historiques, voir notre précédent article.

[4Éric Zemmour, « Dissoudre la France en 800 pages », FigaroVox, 18 janvier 2017 ; Alain Finkielkraut, « La charge d’Alain Finkielkraut contre “les fossoyeurs du grand héritage français” », FigaroVox, 25 janvier 2017.

[5Une thèse qui s’avère conforme aux canons de la doxa contre-révolutionnaire, et va même au-delà de la vulgate révisionniste qui distingue depuis François Furet une « bonne » Révolution, d’inspiration libérale, et, après le « dérapage » du 10 août 1792, une « mauvaise » Révolution, sanguinaire et proto-totalitaire. En effet, pour l’invité d’Éric Brunet, « il y a une mauvaise Révolution, un dérapage dès le départ » (10’50), n’annonçant rien d’autre qu’un régime dictatorial et des morts par centaines de milliers.

[6William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, Les historiens de garde, préfacé par Nicolas Offenstadt, Paris, Inculte, 2013.

[7« Carrément Brunet : Pour Éric Brunet, les Français n’accepteraient plus de mourir pour leur pays », RMC, 11 novembre 2014.

[8Idem ; « Carrément Brunet : les Français doivent-ils arrêter d’idolâtrer le général de Gaulle ? », RMC, 15 octobre 2015 ; « Carrément Brunet : Pour Éric Brunet, l’épopée napoléonienne est une des pages les plus glorieuses de la France », RMC, 23 juin 2015.

[9« Carrément Brunet : Est-il absurde de demander aux mairies de renoncer aux crèches de Noël ? », RMC, 30 novembre 2015 ; entretien avec Jean Sévillia : “Historiquement incorrect””, L’Action française, n°2829, 1er-14 décembre 2011, p. 16.

[10Voir l’émission du 20 mars 2018 sur RMC, l’entretien du 13 décembre 2017 avec Patrick Buisson sur le même sujet, mais aussi l’article d’Éric Brunet sur le site de Valeurs actuelles : « La France doit reconnaître le génocide vendéen » (la version papier de l’article a été recensée par l’Action française le 28 décembre 2017).

[11Pour une critique de cette thèse, voir Jean-Clément Martin, « À propos du “génocide vendéen”. Du recours à la légitimité de l’historien », Sociétés Contemporaines, n°39, 2000, p. 23-38.

[12« La question traite de la montée des idées de liberté avant la Révolution française, de son déclenchement et des expériences politiques qui l’ont marquées jusqu’au début de l’Empire. On met l’accent sur quelques journées révolutionnaires significatives, le rôle d’acteurs, individuels et collectifs, les bouleversements politiques, économiques, sociaux et religieux essentiels » (BO du 29 avril 2010, récemment réformé).

[13Laurence De Cock, Mathilde Larrère & Guillaume Mazeau, L’histoire comme émancipation, Marseille, Agone, 2019.

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