Accueil > Critiques > (...) > 2002-2003 : Haro sur la critique des médias

Des journalistes réactifs

Thomas Ferenczi, critique de Pierre Bourdieu

par Henri Maler,

Dans plusieurs articles publiés dans le numéros du Monde des 25 et 26 janvier 2002, Thomas Ferenczi - à la différence de tant de ses confères des autres médias et ... du Monde lui-même - rend compte avec rigueur de plusieurs aspects de l’œuvre et de l’action de Pierre Bourdieu. C’est une raison suffisante de lui prêter attention lorsqu’ il manifeste son "irritation" qui, curieusement, devient explicite quand il est question... du journalisme.

Dans les huit pages que Le Monde daté du 26 janvier 2002 a consacré à Pierre Bourdieu, Thomas Ferenczi, ancien médiateur du Monde, revient - sous le titre " Le journalisme critiqué et honoré " sur "les critiques de Pierre Bourdieu contre le journalisme".

 Son article commence ainsi : "Les critiques de Pierre Bourdieu contre le journalisme ont souvent irrité les journalistes, qui se sont rarement reconnus dans l’image donnée d’eux par le sociologue."

Soit ! Mais il ne s’agit que d’un indice...Qu’une profession ne se reconnaisse pas dans l’analyse qui la prend pour objet ne suffit pas - parfois, c’est même le contraire - pour disqualifier cette analyse.

 Mais Thomas Ferenczi est déjà passé à la phrase suivante. Les critiques de Pierre Bourdieu, écrit-il, "ont particulièrement heurté les journalistes du Monde, qui se sont sentis injustement pris pour cibles."

Autrement dit, si l’on comprend bien, ce qui est irritant dans la critique de Bourdieu, ce n’est pas qu’elle soit en général infondée, mais c’est qu’elle ne rend pas justice aux particularités que Le Monde revendique.

Ainsi les blessures narcissiques infligées aux représentants d’une profession deviennent insupportables quand elles atteignent les journalistes du quotidien qui, quand il parle du Monde, parle en général pour toute la presse. Comme si la validité du travail de Bourdieu sur le journalisme devait porter d’abord, ne serait-ce qu’en creux, sur Le Monde lui-même.

 C’est pourquoi, selon Thomas Ferenczi, les journalistes du Monde "ont déploré que Pierre Bourdieu, tout en dénonçant la soumission croissante des médias aux logiques économiques, refuse de reconnaître que Le Monde était précisément un de ceux qui, dans la mesure de leurs moyens, tentaient de résister à ce mouvement."

En attendant que Le Monde lui-même - notamment dans sa rubrique "Communication" ou dans ses pages "Economie" - dénonce "la soumission croissante des médias aux logiques économiques ", on peut être en droit de se demander

. ce que pensent les personnels du Midi libre de ces tentatives de résistance ;
. en quoi les inflexions de la ligne éditoriale du Monde, de plus en plus portée à épouser " les logiques économiques " libérales témoignent de ces mêmes résistances ;
. et enfin de quelle résistance fait preuve Le Monde quand il prépare son entrée en Bourse.

 Mais Thomas Ferenczi précise sa pensée dans la phrase qui suit. Les journalistes du Monde, dit-il, "ont regretté que le sociologue mette dans le même sac toutes les entreprises de presse et aille jusqu’à se montrer plus sévère pour celles dont les idéaux ne sont pourtant pas très éloignés des siens. Pierre Bourdieu s’en était pris ainsi à la nouvelle formule du Monde, mise en place en 1995, qu’il jugeait trop assujettie aux pressions commerciales mais aussi à France-Culture, qu’il voyait " livrée à la liquidation au nom de la modernité, de l’Audimat et des connivences médiatiques ". "

En attendant que Le Monde lui-même analyse sérieusement le " sac " dont il prétend s’exclure, il ne peut guère s’attendre à ce qu’on lui reconnaisse le statut d’exception qu’il revendique. Que les journalistes du Monde soient déçus lorsque l’on met la réalité de son évolution à l’épreuve des idéaux qu’il revendique est assez compréhensible. Qu’ils regrettent de faire l’objet d’une sévérité particulière l’est encore plus.

Moins réputée que Pierre Bourdieu et dotée de ses propres armes, Acrimed aussi a consacré une large part de ses interventions à la critique du Monde et à la défense de France Culture. Au point que des amis n’ont pas manqué de nous le reprocher.

Le pire est ailleurs, certes. Mais si, en posant notre loupe sur l’évolution du Monde et sur celle de France Culture, nous croyons constater que même eux suivent la pente sur laquelle d’autres médias ne cessent de dégringoler, nous confortons notre critique au lieu de l’affaiblir.

Et nous le faisons d’autant plus et d’autant mieux que nous ne trouvons pas, du côté du Monde, un quelconque allié dans une critique sans complaisance du rôle de certains notables du journalisme et dans une critique sans faux-fuyants des dérives néo-libérales des entreprises de presse et de leur orientation. C’est même souvent le contraire qui se produit.

 Et Thomas Ferenczi de conclure ainsi la première partie de son article : "Il y avait, dans cette approche globale du "champ médiatique", apparemment plus attentive aux évolutions d’organes de presse fidèles aux valeurs essentielles de la culture qu’aux spectaculaires transformations des grandes chaînes de télévision, de quoi rendre perplexes ceux-là mêmes qui partageaient les inquiétudes du sociologue sur le bouleversement du paysage médiatique."

Perplexité pour perplexité : ce n’est pas l’évolution de TF1 qui nous rend pour le moins perplexes (qui ne sait à quoi s’en tenir ? ), mais celle du Monde.

 Quoi qu’il en soit, Thomas Ferenczi poursuit en résumant quelques thèses de Bourdieu exposées notammment dans L’emprise du journalisme : "Pierre Bourdieu a dénoncé (...) le pouvoir que " les mécanismes d’un champ journalistique de plus en plus soumis aux exigences du marché " exercent, selon lui, sur les journalistes et, en partie à travers eux, sur les différents champs de la production culturelle."

Bien qu’il faille se garde de confondre, comme Bourdieu nous y invite, énonciation et dénonciation, Thomas Ferenczi cite exactement ... le début de L’ Emprise du journalisme. Mais qu’en pense Thomas Ferenczi ? Et les journalistes du Monde ? Quelles ont les conséquences qu’ils en tirent ? Quelles résistances opposent-ils à ces mécanismes ? On ne sait...

 Car Thomas Ferenczi est déjà passé sans répondre à la suite de son exposé : "Cette " emprise ", à laquelle le développement de la télévision, devenue le média dominant, confère une ampleur sans précédent, tend à renforcer dans tous les champs, explique le sociologue, le "commercial" au détriment du " pur ". "

Cette oposition, du moins sous une forme aussi simpliste, entre le "commercial" et le "pur", Thomas Ferenczi le reconnaîtra sans difficulté, n’appartient absolument pas à l’analyse de Pierre Bourdieu. Elle introduit déjà un biais qui suggère que se sont des fantasmes de pureté qui invitent à se défier de l’éloge sans nuances du libéralisme tempéré qui fait l’ordinaire de la ligne éditoriale et de la démarche entrepreneuriale du Monde.

 Mais nous sommes déjà passé à la critique suivante : "Pour Pierre Bourdieu, il ne s’agissait pas, précisait-il, de "mettre à l’index des coupables", mais d’aider plutôt les journalistes à se libérer de ces "contraintes cachées". Ceux-ci eurent beau jeu d’objecter que les attaques du sociologue, faute de s’appuyer sur un solide travail d’enquête, étaient d’une faible utilité pour les professionnels."

Et c’est cette critique que Ferenczi reprend quelques lignes plus loin quand, à propos de Sur la télévision, il écrit : "Une fois de plus, les journalistes, tout en reconnaissant la justesse de certaines critiques, regrettaient que l’auteur ne s’intéresse pas davantage à la réalité du travail journalistique et refuse notamment de prendre en compte les règles du métier."

" Tout en reconnaissant la justesse de certaines critiques " ? Si cela est vrai, questions banales : Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? Comment ?

Ainsi Pierre Bourdieu n’aurait pas aidé les journalistes à faire leur métier. Question brutale : et alors ? Ou plus nuancée : pourquoi faudrait-il subordonner l’analyse du champ médiatique à celles des pratiques professionnelles qui pourtant en dépendent ? Thomas Ferenczi ne peut ignorer qu’il existe sur la sociologie du journalisme de nombreux travaux inspirés par l’analyse de Bourdieu...Il est vrai que Le Monde n’en a guère rendu compte...

Ainsi Pierre Bourdieu n’aurait pas fait d’enquête. Question brutale : qu’attendent les journalistes pour faire une partie de ce travail d’investigation, au lieu de se complaire dans une vague incantation déontologique et dans une présentation légendaire de leur travail ?

Ayant lu dans Sur la télévision un " réquisitoire ", comme il le dit lui-même, Thomas Ferenczi s’est employé à rédiger un plaidoyer. Un plaidoyer pour Le Monde qui devrait " irriter "... bien des confrères.

Un plaidoyer qui laisse, pour finir, la parole à Pierre Bourdieu : "Pour lui, l’information était devenue une affaire trop importante pour être laissée aux seuls journalistes."

On ne saurait mieux dire ...

 
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