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Recrutements à Pôle Emploi : « Envoyé Spécial » tombe dans le sensationnalisme

par Sophie Eustache,

Le 25 mars 2021, l’émission « Envoyé Spécial » diffusait un reportage en immersion – entendre « en caméra cachée » – sur le quotidien d’une conseillère Pôle Emploi (la journaliste stagiaire) tout juste recrutée. À la faveur d’un curieux « mélange des angles », le cadrage passe à côté des contraintes structurelles qui pèsent sur les agents… au détriment des allocataires.

Le 23 août 2020, Les Échos lançaient la nouvelle : « Plan de relance : Pôle emploi va recruter des milliers de CDD pour aider les chômeurs ». Le journaliste répercutait alors sagement la communication du gouvernement qui, « outre [l’investissement de] plusieurs centaines de millions d’euros pour moderniser le secteur de la formation professionnelle » affirmait, par la voix de la ministre du Travail Élisabeth Borne, « "plaide[r] pour un renforcement des effectifs de Pôle emploi […] si on veut avoir un accompagnement de qualité des demandeurs d’emploi". » [1] Sept mois plus tard, l’émission « Envoyé spécial » diffusée sur France 2 décide de confronter la communication de l’État et de Pôle Emploi au terrain. Un point de départ salutaire… qui ne sera pas mené à bien.


Saucissonnage, anecdote et « mélange des angles »


En introduction, Élise Lucet présente un « document déroutant » sur « l’envers du décor de Pôle Emploi ». Un reportage « en immersion », dont les images sont tournées par une journaliste qui s’est fait embaucher pendant quatre semaines comme conseillère Pôle Emploi dans une « petite agence » gérant 7 000 demandeurs d’emploi. Et dans la première partie de l’émission, on peut dire qu’« Envoyé Spécial » tient sa promesse, celle de montrer « les coulisses de ce grand recrutement ». La journaliste donne à voir les « formations expéditives » dont « bénéficient » les jeunes recrues. Des formations réalisées « sur le tas », dont on comprend qu’elles incombent à d’autres salariés, peu qualifiés pour ce faire, contraints d’improviser de nouvelles tâches à la va-vite et sur leur propre temps de travail. L’intérêt journalistique ne fait ici aucun doute, permettant en outre d’observer in situ les traductions de la communication de Pôle Emploi et du gouvernement autour des politiques de recrutement – chatoyantes sur le papier, mais visiblement peu reluisantes sur le terrain…

Mais à la moitié du reportage, l’affaire se corse ! « Aucun conseiller de cette agence n’aurait contacté ces chômeurs depuis des années, alors qu’ils devraient être parmi les plus suivis […]. Comment expliquer que ces chômeurs n’aient plus aucun contact avec Pôle Emploi ? ». C’est en effet sur cette question que le reportage change de braquet, pour se focaliser sur le manque de professionnalisme des conseillers. Pour le dire clairement, l’angle est désormais celui d’une traque des « tire-au-flanc ». Le reportage choisit ainsi de diffuser les rushs d’une séance d’observation, que la journaliste effectue auprès d’un « salarié qui a la réputation d’arriver souvent en retard ». Et la voix off d’ajouter : « Il arrive effectivement une demi-heure après tout le monde, à 9h30. Il a raté un premier entretien. » Journaliste ou contremaître ? Après avoir pointé du doigt le défaillant qui « nettoie son bureau et regarde son emploi du temps » au lieu de travailler ses dossiers, la voix off conclut : « Je l’ai vite compris ici, les pauses sont sacrées, surtout le vendredi […]. La pause va durer une heure vingt, alors que la majorité des conseillers n’a badgé que 45 minutes […]. Des pauses à rallonges, des matinées sans occupation, le temps de travail semble parfois inexploité ».

L’idée n’est pas de nier ces « réalités », mais de questionner une articulation pour le moins « déroutante ». Car en basculant ainsi sur le plan de « l’anecdotique », le cadrage fait in fine reposer la responsabilité des dysfonctionnements de l’agence… sur ses agents. Ainsi, nous ne saurons rien (ou presque) des contraintes structurelles qui pèsent sur eux. D’ailleurs, aucun échange avec la direction de Pôle Emploi ne sera donné à voir, le reportage focalisant toute son attention sur les conseillers eux-mêmes. Si quelques minutes sont bel et bien dédiées aux formations, ce cadrage initial ne semble pas appeler davantage de questions pour « Envoyé Spécial ». Ou plutôt si… mais ces dernières sont laissées en friche.


Marginalisation de la parole scientifique


Quelques minutes avant la fin du reportage, une question traverse la journaliste : « Je suis surprise de ce que j’ai découvert dans cette agence : des recrues mal formées, des agents désœuvrés, des chômeurs oubliés. Je me pose alors une question : est-ce un exemple isolé, une agence mal organisée, ou le symptôme d’un service public défaillant ? » Pour y répondre, « Envoyé Spécial » prétend donner la parole à deux sociologues, spécialistes de Pôle Emploi : Jean-Marie Pillon et Hadrien Clouet, invités à commenter une partie des images récoltées par la journaliste en immersion. Leur temps de parole ? 40 secondes, montre en main, relance de la journaliste comprise. Soit la possibilité de ne rien dire, en plus de ne pas répondre à la question posée…

Une parole scientifique réduite à la portion congrue, a fortiori quand l’entretien des sociologues a duré, selon leur témoignage que nous avons pu recueillir, pas moins de 2h30 ! Un choix éditorial que critique Hadrien Clouet : « Une image en tant que telle ne dit jamais rien : elle fournit un support pour penser des choses, mais il faut l’analyser. L’intérêt de nous joindre au dispositif vise justement à élargir le propos, en expliquant ce que ces images disent de choses invisibles, comme les politiques d’emploi, la réforme de l’assurance-chômage, les attentes vis-à-vis de Pôle emploi… » Jean-Marie Pillon complète : « Sans doute que nos propositions d’explication ne corroboraient pas leur propre lecture de leurs matériaux. L’angle défendu par les journalistes peut s’affranchir de la parole scientifique, […] à condition de défendre une explication étayée. Or, ce qui pose problème, c’est que le traitement du sujet ne propose pas de contextualiser, d’expliquer et d’interpréter les images qui ont été captées. Le spectateur est invité à la sidération, à l’étonnement sans chercher à comprendre. C’est là où la parole scientifique aurait pu avoir sa place et c’est dommage qu’elle ne soit finalement remplacée par rien du tout. C’est un peu problématique pour un reportage d’information ».

D’autant plus problématique que leur intervention était précisément pensée dans le but de pallier un traitement médiatique tristement ordinaire : « Une des raisons pour laquelle on s’astreint à répondre aux journalistes est la suivante : quand on n’est pas consulté, on observe le cadrage classique selon lequel Pôle Emploi dysfonctionne parce qu’il y a dans ses rangs des mauvais travailleurs : des mauvais managers et des conseillers incompétents ou feignants. C’est un cadrage récurrent depuis l’ANPE et les années 90 », poursuit Jean-Marie Pillon. Mais un cadrage auquel le reportage n’échappe pas, on l’a vu, et ce malgré l’intervention des deux sociologues… Ce que critique d’ailleurs Hadrien Clouet : « Ce cadrage rend le reportage contradictoire. Si les problèmes de Pôle Emploi reposent sur des défaillances individuelles, alors ces dysfonctionnements ne sont pas significatifs, mais si on part du principe que ces dysfonctionnements sont significatifs, alors l’explication par les comportements individuels ne suffit pas… ».

Et c’est ainsi que l’information finit mutilée. Car balayer l’approche structurelle [2] au profit de l’anecdotique entraîne inévitablement un certain nombre d’angles morts. Et en particulier, des mises en perspective historiques pourtant cruciales pour comprendre les phénomènes auxquels l’enquête journalistique prétend s’intéresser. Ainsi, selon Jean-Marie Pillon, le reportage passe à côté d’une analyse structurelle pour, au final, laisser ses questions en suspens (est-ce que cette agence est un cas à part ?) et retomber dans l’anecdotique. Pour le sociologue, le reportage omet une question cruciale : celle « des moyens et des méthodes qui sont accordés à Pôle emploi pour remplir ses missions ».


« Caméra cachée » : information ou sensationnalisme ?


Cette tension entre information et sensationnalisme se reflète également dans l’usage du dispositif de la caméra cachée – un procédé dont sont friands les journalistes télé… jusqu’à ce qu’ils en soient eux-mêmes victimes [3] – qui occupe 25 minutes sur les 33 que dure le reportage. « La caméra cachée est le seul moyen de donner à voir le quotidien d’un service public comme Pôle Emploi, qui est une institution très fermée sur elle-même. Les journalistes ont eu de super images, c’est dommage de s’enfermer dans l’anecdotique. Le procédé n’est pas problématique en soi. Mais il y a une règle en sciences sociales quand on fait de l’immersion, c’est de ne pas porter atteinte aux enquêtés. Avec ce reportage, on jette les conseillers à la vindicte », observe Jean-Marie Pillon.

En permettant de documenter les indigences de la formation des nouveaux conseillers, la caméra cachée prend tout son sens. Elle en perd autant quand, dans la deuxième phase du reportage, elle devient caméra de surveillance. Ainsi de près de quatre minutes au cours desquelles la journaliste braque avec insistance sa caméra sur une conseillère placardisée. Un terme qui n’est d’ailleurs jamais employé dans le reportage, préférant donner longuement à voir les occupations « oisives » et « inutiles » de cette conseillère. Dès lors, l’intérêt de telles images (et d’une telle séquence) interroge : quelle information apportent-elles au-delà du sensationnalisme, pour ne pas dire d’un racolage réalisé sur le dos d’une salariée ?


***


Cherchant à savoir comment se concrétisent sur le terrain les mesures gouvernementales annoncées pour faire face à l’explosion du chômage, le reportage de France 2 s’enlise rapidement. Et ne semble pas résister à l’appât du sensationnalisme, auquel nous ont habitué les médias dominants sur ce sujet. Les quelques dysfonctionnements structurels abordés – conséquences des politiques menées par les gouvernements successifs vis-à-vis de Pôle Emploi – sont mis sur le même plan que les comportements individuels. Quand les premiers ne sont pas tout simplement évacués au profit des seconds. Un cadrage allant de pair avec la marginalisation des enquêtes sociologiques produites sur Pôle Emploi, et qu’ « Envoyé Spécial » prétendait pourtant mobiliser. Résultat ? Une information au rabais et beaucoup de gâchis, les (bonnes) questions initiales restant… sans réponse.


Sophie Eustache

 
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Notes

[1Une déclaration qui faisait suite à celle d’Emmanuel Macron dans Ouest France (6 juillet 2020) : « Nous devons collectivement rompre avec ce qui est la maladie française : la préférence pour le chômage. »

[2« Est-ce un exemple isolé, une agence mal organisée, ou le symptôme d’un service public défaillant ? » ; « Les embauches sont-elles à la hauteur des enjeux ? » Des questions pourtant posées dans le reportage…

[3Qu’on se reporte au film « Pas vu pas pris » de Pierre Carles !

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