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Quinze mois de conflit au Journal du Québec : liberté d’informer contre liberté d’exploiter

par Benoît Bréville,

Depuis quinze mois, les salariés du Journal du Québec, en conflit avec leur direction à la solde du groupe Québecor, résistent en publiant un quotidien gratuit…

P.S. : Réunis en assemblée générale le mercredi 2 juillet, les syndiqués ont voté en faveur de l’entente de principe intervenue la nuit précédente entre la partie patronale et l’exécutif syndical du quotidien de Quebecor. D’autres informations à suivre. (Acrimed, le 3 juillet 2008)

Avant le début du conflit, Le Journal de Québec se présente sous la forme d’un tabloïd obèse (il atteint le record de 252 pages le 4 février 2006), gavé de publicités, dont la majeure partie des pages est occupée par des réclames, des informations sportives et des faits divers. Comme tout quotidien qui se respecte, le journal a ses cumulards, au nombre desquels on retrouve par exemple le « journaliste » bavard Richard Martineau, qui sévit au Journal de Montréal avec qui il est lié par contrat, mais dont les articles sont repris dans le Journal de Québec et qui officie également à la télévision sur LCN et TVA etc.

Filiale de Corporate Sun Media, elle-même succursale du géant Quebecor, ce journal dégage des profits annuels nets qui atteignent les 25 millions de dollars. Depuis dix ans, ses recettes publicitaires n’ont cessé d’augmenter. Mais cela ne suffit pas à Pierre-Karl Péladeau, dirigeant de Quebecor, fils de Pierre Péladeau le fondateur du groupe, qui veut ajuster son journal à la « révolution du numérique » [AFP, 15 juin 2008], c’est-à-dire maximiser la concentration pour satisfaire les actionnaires, aux dépens de la qualité et de la diversité de l’information. Déjà en situation de forte concentration verticale – les livres publiés par les maisons d’édition de Quebecor Media Inc., imprimés par Quebecor World, reçoivent des critiques élogieuses sur la chaîne de Quebecor, TVA, ou dans les colonnes du Journal de Montréal, puis sont mis de l’avant dans les vitrines de la chaîne de librairies Archamabault, propriété de Quebecor [1] - le groupe de Pierre-Karl Péladeau veut également profiter du phénomène de concentration horizontale pour réduire les coûts de production de ses journaux.

Le plan de Québecor

L’approche de la négociation de la convention collective des employés du Journal de Québec lui permet de poser les jalons de sa nouvelle gestion qui s’appuierait sur une « multi-plateforme » d’échanges de contenus rédactionnels entre les divers médias du groupe. Au moment des premières rencontres avec les syndicats, en septembre 2006, la direction dépose ses exigences qui sont autant de reculs dans les conditions de travail des employés du Journal de Québec et dans la qualité de l’information fournie. Quebecor veut imposer une augmentation de la durée de travail hebdomadaire, de 32h30 en 4 jours (ce qui est la norme dans les autres grands journaux francophones du Québec, tels que La Presse, Le Journal de Montréal ou Le Soleil) à 37h30 en cinq sans compensation salariale, soit un recul des salaires de plus de 17%. L’employeur désire également hausser de 600% la part payée par les salariés pour les assurances collectives. Pour les employés de la rédaction, le plan de Quebecor prévoit l’ajout de tâches aux journalistes comme la prise de photos, d’extraits sonores et le tournage d’images, destinés à alimenter le futur site internet et les autres supports du groupe. Il préconise la fusion des « pupitres » Sport et Général, et demande le droit pour la direction de reprendre le contenu du Journal de Québec pour alimenter tous les médias de Quebecor et inversement. Ce qui se traduirait par un gel des embauches de journalistes (alors même que le Journal du Québec se battait déjà avec moins de journalistes que son concurrent direct, Le Soleil) et aurait pour conséquence l’uniformisation d’une information déjà peu diversifiée. Les employés de bureau sont eux aussi particulièrement gâtés puisque la direction veut éliminer de leur convention collective les restrictions sur la sous-traitance, afin de transférer, par exemple, le service des petites annonces de Québec à Kanata, dans la banlieue d’Ottawa. Cette modification entraînerait la suppression de 39 emplois sur 68, soit 57% des effectifs de bureau. Enfin, les travailleurs de l’imprimerie voient certaines de leurs tâches transférer à la rédaction (comme la mise en page des pages rédactionnelles) et doivent accepter la sous-traitance d’une partie du Journal de Québec à d’autres imprimeries moins coûteuses.

Les préparatifs de Québecor

Les trois syndicats concernés (rédaction, bureau, imprimerie) rejettent ce « plan de terrorisme économique » [2] quand, le 24 février 2007, 98% du personnel de bureau, 99% des employés de l’imprimerie et 100% de la rédaction refusent les « propositions » patronales. Quelques semaines plus tard, ils déposent une contre-offre globale à laquelle la direction ne daigne pas répondre. L’hostilité des employés à cette nouvelle convention collective n’est certes pas une surprise pour Quebecor qui, depuis des mois, prépare ses arrières en prévision d’un conflit. Ainsi, dès septembre 2006, le Journal embauche 14 cadres, quelques jours avant la date limite pour qu’ils ne soient pas considérés comme des briseurs de grève (des scabs), advenant un conflit. Le 14 décembre 2006, le quotidien La Presse rend compte d’un courriel d’une responsable du « contenu rédaction » des hebdomadaires du groupe Quebecor ; datée du 17 novembre, cette missive secrète vise à recruter des chefs de service qui s’implanteraient à Toronto pour produire le Journal de Québec une fois le conflit déclenché. Une salle de presse fantôme est alors montée au troisième étage du Toronto Sun et des contacts sont noués avec une imprimerie du nord de Montréal. Ces menues précautions prises, le terrain est balisé pour lancer les hostilités.

Le lock-out

Le 22 avril 2007 au matin, une compagnie de sécurité installe des barrières anti-émeutes autour de l’édifice du journal et appose un panneau devant la porte d’entrée pour annoncer que la direction de l’entreprise décrète le lock-out des employés de bureau et de la rédaction. Quelques heures plus tard, par solidarité avec leurs collègues, le personnel de l’imprimerie vote la grève dans une proportion de 97%. Le « lock-out » est le jouet préféré de Pierre-Karl qui en a fait son principal instrument de gestion des salariés de Quebecor Media. Entre 1994 et 2007, pas moins de 12 lock-out ont été décrétés par le groupe : Videotron en 2002, TVA Montréal en juillet 2003, le Journal de Montréal, en 2004 et 2006 etc. La méthode est simple : elle consiste à mettre les employés à la rue au moment des négociations des conventions collectives pour les forcer à faire des concessions. Au total, le 22 avril au soir, ce sont 252 salariés du Journal de Québec qui sont lock-outés ou en grève (68 employés au bureau, 115 à l’imprimerie et 69 à la rédaction). Quebecor espère avoir ses salariés à l’usure et il faut dire que l’histoire des conflits du travail au Journal de Québec, lui permet de nourrir quelques espoirs en ce sens : en 40 ans d’existence, le quotidien n’avait pas connu le moindre jour de grève.

MediaMatinQuébec contre le Journal de Québec


Mais cette fois, les salariés sont décidés à tenir tête à leur patron et optent pour un moyen de pression original, à défaut d’être d’une efficacité absolue. Le 24 avril, le personnel prend la direction par surprise en lançant MediaMatinQuébec, un quotidien gratuit tiré à 40 000 exemplaires, afin de concurrencer le Journal de Québec qui continue de paraître malgré le lock-out et la grève. Tandis que l’impression est confiée à une entreprise installée à Mirabel, dans le nord de Montréal, des cadres installés à Toronto en assurent le contenu rédactionnel. Ils sont assistés par des salariés des agences de presse Nomade et Keystone que le syndicat considère comme des scabs (Briseurs de grève) [3]

La situation est insolite : depuis plus d’un an, Le Journal de Québec, « Made in Toronto », imprimé à Mirabel, affronte MediaMatinQuébec, quotidien gratuit publié par le personnel du Journal de Québec, sur fond de combats judiciaires. Dès le 26 avril 2007, Quebecor saisit la Cour Supérieur du Québec pour faire interdire la publication du quotidien gratuit. L’entreprise est déboutée. A leur tour, les syndicats ripostent en accusant le géant québécois de bafouer la « loi anti-scabs » de 1977 qui interdit aux employeurs d’avoir recourt à des travailleurs de remplacement en période de conflit du travail. Ils déposent une plainte en novembre 2007 contre 17 personnes qui ne travaillaient pas avec le Journal de Québec avant le lock-out. Le jugement est attendu dans les semaines à venir.

Le Journal de Québec détient désormais plusieurs records : celui du conflit le plus long de l’histoire de la presse francophone en Amérique du Nord ; celui du journal le plus longtemps publié sans journalistes (ou presque…) au Québec. L’accueil favorable réservé par la population de Québec à MédiaMatinQuébec met en avant la crainte largement partagée d’une érosion de l’information locale et régionale. La publication du quotidien gratuit a permis de modifier le rapport de force entre patrons de presse et salariés. Il reste que les recettes dégagées par le gratuit ne permettent pas de payer les employés lock-outés ou grévistes qui continuent de vivre des prestations de leur syndicat et de la solidarité des autres syndicats canadiens, comme le Syndicats des Métallos qui leur a accordé un prêt de 700 000$ à taux zéro. De surcroît, lutter contre la marchandisation de l’information en publiant un journal gratuit, certes surtout financé par le syndicat, mais aussi par la publicité est, pour le moins, paradoxal. Mais surtout l’impact financier (perte de lecteurs, perte de recettes publicitaires pour Le Journal de Québec…) de MediaMatinQuébec n’est pas suffisant pour faire vaciller un géant comme Quebecor Media. Après quinze mois de conflit, la direction n’a toujours pas entrebâillé de porte de sortie et s’apprêterait même à lancer un quotidien gratuit à Québec destiné à couler le journal des lock-outés [4]… qui, de leur côté, n’ont pas baissé les bras.

Une leçon adressée à tous ceux qui, en France comme au Québec, rêvent d’harmonie entre la liberté démocratique d’informer et la liberté capitaliste d’entreprendre et d’exploiter.

Benoît Bréville

P.S. : Réunis en assemblée générale le mercredi 2 juillet, les syndiqués ont voté en faveur de l’entente de principe intervenue la nuit précédente entre la partie patronale et l’exécutif syndical du quotidien de Quebecor. D’autres infrormations à suivre. (Acrimed, le 3 juillet 2008)

 
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Notes

[2Denis Bolduc, porte-parole des trois syndicats, MediaMatinQuébec, février 2008, « cahier spécial »

[3La Commission des relations du travail doit se prononcer bientôt sur ce point.

[4Le Soleil, 13 juin 2008

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