C’est une tendance qui devient récurrente : comme nous l’écrivions déjà en mars 2016, « les grands médias français traitent de Podemos en délaissant les questions de fond et en accordant dans le même temps une large place aux sujets polémiques » [2]. Ce fut à nouveau le cas le 7 mars dernier, lorsqu’une information plusieurs fois relayée par la presse hexagonale est venue accabler, à grand renfort de sensationnalisme, le parti anti-austérité Podemos, accusé de « harcèlement systématique envers les journalistes ».
« La liberté de la presse n’est pas totalement du goût de Podemos », titre ainsi L’Express ; « Ça se passe en Europe : les journalistes espagnols protestent contre le harcèlement de Podemos », martèle encore Cécile Thibaud dans Les Échos ; « Podemos en guerre contre la presse », tambourine un article de Courrier International ; « Espagne : pressions de Podemos sur les médias » scande enfin Le Figaro...
Une telle accumulation de titres en forme de réquisitoires interpelle ! Et s’il ne nous appartient pas de nous prononcer sur le fond d’une « affaire » restée en suspens, force est de constater que son traitement à sens unique par la presse française fut amputé de quelques précautions déontologiques de base.
L’APM, une association professionnelle comme les autres ?
Relayées en France par l’Agence France Presse, ces accusations proviennent d’une seule et même source : un communiqué publié en ligne le 6 mars 2017 par l’Association de la Presse de Madrid (APM). Les quatre rédactions précédemment citées les relaient en les reprenant à leur compte, quitte à produire des décalcomanies en série de l’AFP : « L’association "exige que Podemos abandonne une fois pour toute cette campagne systématique de harcèlement sur les réseaux sociaux qu’il mène contre des journalistes professionnels de différents médias qu’il intimide ou menace quand il n’est pas d’accord avec leurs informations". » ; « Elle "considère totalement incompatible avec le système démocratique qu’un parti, quel qu’il soit, essaie d’orienter et de contrôler le travail des journalistes et de limiter leur indépendance." », peut-on ainsi lire dans les différents papiers. Dans le cas du Figaro, les seules citations de l’APM colonisent même l’essentiel de l’article.
Si la reprise d’un communiqué « officiel » n’est pas nécessairement à mettre en cause, il aurait sans doute été avisé de la part des journalistes hexagonaux de le contextualiser. En commençant, par exemple, par apporter quelques précisions sur l’association en question, dont l’histoire suggère qu’elle ne peut se prévaloir de neutralité politique [3].
Aujourd’hui, l’association madrilène n’a pas le statut de « syndicat de journalistes » et, selon El Diario, « ne consacre donc pas son activité à défendre les conquêtes sociales des travailleurs ». Elle reste une organisation mondaine très proche du Parti Populaire et de la royauté, dirigée par Victoria Prego, une journaliste ultra-conservatrice qui s’est illustrée tout récemment, en niant que de 1942 à 1959, le régime franquiste ait eu recours au travail forcé et à 20 000 prisonniers politiques pour la construction du « Valle de los Caídos » [4].
C’est sans doute à la lumière de ces éléments de contexte, et avec toute la prudence qu’ils commandent, qu’un journaliste français devrait entendre et rendre compte des prises de position d’une association animée à l’évidence par des ressorts profondément idéologiques.
De la même façon, il aurait été bon d’informer les lecteurs que cette association privée ne représente pas l’ensemble de la profession, qui compte un syndicat institué et davantage reconnu à Madrid : le « Syndicat des journalistes de Madrid ». Des nuances avec lesquelles l’article de L’Express préfère ne pas s’encombrer : l’APM regrouperait ainsi « les journalistes des principaux médias d’Espagne », et non « des » journalistes. Sans vérification de ses sources non plus, Cécile Thibaud s’adonne dans les pages des Échos aux mêmes généralisations, n’hésitant pas à titrer « Les journalistes espagnols protestent contre le harcèlement de Podemos »
Plus grave encore : les détours d’une enquête minimale nous indiquent que le communiqué de l’Association de la Presse de Madrid ne fournit aucune preuve ni aucun fait. Contactée par l’AFP, l’association s’est d’ailleurs refusée à appuyer ses accusations avec des exemples précis. Qu’importe ! Ceci n’empêche pas Cécile Thibaut de marteler : « Des journalistes, [qui] sont parfois directement pris à partie en public lors de conférences de presse, quand ils ne sont pas bombardés de critiques sur les réseaux sociaux, ou bien soumis à des appels téléphoniques intimidateurs ». Et L’Express d’affirmer sans complexe : « La liberté de la presse n’est pas totalement du goût de Podemos », tout en reconnaissant que « l’association s’est refusée à détailler le nombre de journalistes et les médias concernés et à donner des exemples précis ». Une nuance qui ne l’empêche pas de faire finalement peser la balance d’un seul côté : « Mais les heurts sont fréquents entre Podemos et les médias que le parti juge hostiles. »
Ignorer les informations dissonantes
Si ces quatre articles aux titres sensationnalistes considèrent comme établie l’hostilité de Podemos envers la presse et les journalistes, ils omettent soigneusement de s’interroger sur l’hostilité éventuelle de certains journalistes envers Podemos, qui pourrait expliquer de telles accusations. Un article un tant soit peu circonstancié sur le sujet aurait par exemple pu signaler que depuis 2014, le parti propose des mesures pour garantir « l’indépendance des médias publics à l’égard de l’exécutif » et une plus grande « liberté des journalistes dans l’exercice de leur travail. ».
Mais surtout, les rédactions françaises ont systématiquement omis – ou ne l’ont-elles pas jugé utile ? – de rappeler un épisode [5] ayant précédé le communiqué virulent de l’APM, et qui apporte un éclairage sensiblement différent sur les relations entre Podemos et l’association de journalistes. En effet, avant 2015, alors que le Parti Populaire dirigeait encore la communauté autonome de Madrid, l’association recevait 8,6 millions d’euros de subventions publiques afin que ses membres bénéficient d’un régime de couverture santé privé unique en son genre. Un privilège auquel la coalition Podemos-PSOE a mis un terme dès son accession au pouvoir. Les déclarations récentes de l’APM seraient-elles motivées par un esprit revanchard à l’égard de la coalition Podemos-PSOE ? Un traitement journalistique honnête aurait au moins évoqué cette possibilité.
Enfin, à lire la presse française, nous aurions presque tendance à croire que Pablo Iglesias, le secrétaire général de Podemos, est resté silencieux dans cette affaire. Il s’est pourtant exprimé longuement le jour-même, allant au-devant des accusations en estimant que « celui qui évoque des menaces parle d’un délit, et devrait ainsi fournir les preuves devant un tribunal ». Le communiqué de l’APM a en outre suscité une série de droits de réponse et d’analyses contradictoires, parues dans la presse espagnole [6]. Toutefois, aucun de ces droits de réponse n’eut finalement voix au chapitre dans la presse française ; pas plus que de plus amples analyses ne vinrent tempérer a posteriori la virulence de leurs réquisitoires [7].
Désinvolture, négligence ou parti-pris ? Un peu des trois sans doute : vigilance et rigueur professionnelles sont d’autant plus facilement mises en sourdine par un journaliste qu’une « information » conforte ses opinions et ses a priori – a fortiori lorsque les sources sont lointaines et que les vérifications demandent un travail de documentation long et fastidieux… Quoi qu’il en soit, cet épisode est tristement révélateur de la pauvreté et de la médiocrité de l’information internationale, et singulièrement du traitement de l’actualité politique à l’étranger.
Jean-Sébastien Mora