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Nouvelle insanité contre Bourdieu : Finkielkraut propose d’en débattre sur France Culture

par Henri Maler, Patrick Champagne,

Le samedi 13 janvier 2007, sur France Culture, dans son émission Répliques, Alain Finkielkraut recevait le linguiste et philosophe Jean-Claude Milner et l’écrivain Catherine Clément pour parler de « La figure du juif de savoir ». Une occasion pour l’animateur-producteur de promettre un débat sur « la figure antisémite des héritiers » dans l’œuvre de Pierre Bourdieu.

Le droit à la bêtise haineuse est une conséquence inévitable de la liberté d’expression.

Dans les dernières minutes de l’émission, on a pu entendre Alain Finkielkraut « penser » philosophiquement la société contre l’approche des sociologues et se noyer, une fois de plus, dans la bouillie qu’il a extraite d’une fréquentation superficielle de travaux qu’il méprise.

Alain Finkielkraut explique donc qu’autrefois les familles bourgeoises transmettaient ce qu’elles avaient et ce qu’elles étaient à leurs descendants, que cela demandait du temps, du désintéressement et de l’effort mais que, malheureusement, aujourd’hui, tout fout le camp. Nous serions dans une société « post bourgeoise ». La bourgeoisie se perdrait elle-même dans l’insignifiance et la facilité (« est-ce que la jet-set c’est encore la bourgeoisie ? » s’interroge-t-il sérieusement). Puis il entonne son couplet habituel sur l’école qui devrait être le lieu de la transmission à tous de la culture (bourgeoise) et aurait dû permettre « un élargissement de l’héritage » (lequel ?) à tous mais, malheureusement, aujourd’hui ce ne serait « plus du tout ça ». L’enseignement du français se dégraderait et la vraie littérature ne serait plus enseignée au profit de la langue des banlieues.

A qui la faute ? Aux sociologues (et en particulier à Pierre Bourdieu, qu’il omet pour une fois de nommer). Leur forfait ? Ils relativisent tout et se livrent à la « chasse aux héritiers ». Rien de moins !

La « chasse au héritiers » : l’expression n’est nullement innocente. Elle peut faire penser à la « chasse aux juifs ». Et même elle incite à le faire. Jean-Claude Milner, qui lui répond, ne s’y trompe pas :

- Jean-Claude Milner : - « Vous raisonnez, je veux bien que ce soit par référence à Bourdieu. J’ai ma thèse sur ce que veut dire “ héritiers” chez Bourdieu : les héritiers, c’est les Juifs ! »
- Catherine Clément (la voix souriante) : - « Vous croyez ? »
- Jean-Claude Milner : - « Je crois que c’est un livre antisémite. »
- Alain Finkielkraut (amusé et vaguement gêné) : - « Ah bon ? Ouh la la ! Ouh la la ! Ecoutez, comme vous le dites très très très brutalement, et peut-être faudra-t-il consacrer une une une autre émission à cette question... à cette question-là. Vous nous plongez dans une certaine... »
- Jean-Claude Milner : - « Je... je laisse de côté ce point mais ... »
- Alain Finkielkraut : - « Oui oui, laissez-le de côté. »

Face à la charge indécente et diffamatoire de Jean-Claude Milner, Catherine Clément s’étonne avec légèreté et Alain Finkielkraut se borne à enregistrer la forme brutale de l’accusation. Le papotage mondain peut ainsi continuer, en attendant l’autre émission qu’il faudra « peut-être » consacrer à la « thèse » de Jean-Claude Milner.

[...]

Quelques minutes plus tard, l’échange s’achève ainsi :

- Alain Finkielkraut : - « Alors, Catherine Clément, à vous la conclusion. »
- Catherine Clément : - « Mon Dieu, c’est très gênant... »
- Alain Finkielkraut : - « Non non. »
- Catherine Clément : - « Non... je suis sous le choc... je suis sous le choc de ce qu’il a dit sur Bourdieu et j’ai beaucoup de mal à me... »
- Alain Finkielkraut : - « Mais malheureusement nous n’avons pas le temps d’élaborer ... donc nous lui laissons pour le moment la responsabilité de cette phrase... »
- Catherine Clément : - « Non mais... »
- Alain Finkielkraut : - « ... à charge de... d’explicitation. »

« Sous le choc », Catherine Clément s’abstient de réagir. Quant à Alain Finkielkraut, il diffère le moment d’ « élaborer » et invite Milner à « expliciter », avant que Catherine Clément ne manifeste à nouveau sa compréhension : « Cher Alain je vous ai mis en garde contre le vocabulaire d’enracinement. Donc moi, j’adhère à la pensée de Jean-Claude quand il parle des "ensouchés", je pense qu’il a raison d’être cinglant, voilà. Donc je comprends aussi pourquoi il peut comprendre dans la mise en cause des héritiers, je comprends comment il peut y voir une forme de glissement vers un antisémitisme possible, je comprends comment la voie est possible, j’étais sous le choc de cette pensée-là, vous aurez beaucoup de de mal à me faire... »

Vous ne croyez pas ce que vous lisez ? Ouvrez les oreilles !

Sur cette abjection elle-même, le collectif « Les mots sont importants », a dit l’essentiel de ce qu’il fallait dire [1].

Alain Finkielkraut aurait-il été pris au dépourvu ? Sans doute. Mais dans sa propre conclusion, s’il marque son désaccord, c’est dans les termes suivants : « Je dirais que nous aurons peut-être une discussion sur ce thème. Moi je ne lis pas du tout Les Héritiers de cette façon-là. Je crois que Albert Thibaudet parlait dans La République des professeurs, opposait les héritiers aux boursiers, félicitant la République justement d’ouvrir l’héritage aux boursiers et le propos de Bourdieu, c’est son propos explicite, mais je crois que l’explicite est fort et déjà contestable, c’est de dire en fait il n’y a pas de boursiers, l’école est faite pour justement pour permettre aux héritiers de former l’élite et en fait, l’école, ce n’est pas de la démocratie, c’est de la cooptation. Voilà mais encore une fois c’est un débat qu’il faudra sans doute ouvrir.  »

Peu importe de savoir dans quel état se trouvait Finkielkraut quand il a lu dans l’ouvrage de Bourdieu et Passeron, que, pour ces sociologues, « il n’y a pas de boursiers ». Ou encore que ces mêmes sociologues attribueraient la fonction objective d’une institution (qui, l’enquête statistique le montre sans ambiguïté, favorise les héritiers) à un « but » que l’école chercherait à atteindre volontairement.

En revanche, l’invitation de Finkielkraut à ouvrir le débat entre sa « thèse » indigente et la « thèse » indécente de Milner, équivaut à dédouaner ce dernier, à faire de la « thèse » qu’il soutient une thèse plausible...

Que le linguiste Jean-Claude Milner ait oublié le sens des mots et « ce que parler veut dire » est peu probable. Qu’il n’ait eu à faire face qu’à une fade objection et à la promesse d’un débat permet de vérifier qu’en présence d’Alain Finkielkraut, tout est permis quand il s’agit d’alimenter ses « sorties » coutumières. Comme n’importe quel démagogue dont les enflures verbales sont la marque de fabrique, Finkielkraut est lui-même un spécialiste des surenchères sémantiques. Suggérer, par exemple, que Dieudonné et Bourdieu partagent la même pensée... en dénonçant la pensée « Bourdieudonné » - un jeu de mot qui en rappelle d’autres - doit sans doute être considéré par son auteur comme une variété de rire philosophique [2]. Parler de « nettoyage ethnique » dans les banlieues est sans doute un miracle d’esprit de finesse et d’analyse [3]. De même, parler en référence à « la nuit de cristal » de l’Allemagne nazie d’« année de cristal » (France Culture, 13 mars 2002) pour désigner une vague d’actes antisémites en 2001 est sans doute une exagération fortuite : le 9 novembre 1938, le gigantesque pogrome de la « Nuit de cristal » avait détruit 191 synagogues et 7 500 magasins, tué 91 juifs et conduit 30 000 autres en camp de concentration...

Cette démesure n’est pas de celles qui ne comptent pas. Elle bénéficie d’une émission hebdomadaire, sans équivalent ni contrepartie, sur France Culture : une tribune pour son producteur-animateur qui se donne la parole et intervient sur tout et sur tous car, tel l’Arrias de La Bruyère, notre homme « a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel  ». Or, loin d’être un « passeur » qui aiderait un large public à participer à la vie des idées, notre homme est surtout un prédicateur qui use et abuse de la radio de service public pour revenir infatigablement sur une poignée de sujets qui lui permettent de ressasser invariablement les mêmes balivernes et les mêmes rancœurs. Pour quelle raison cette émission de bavardage en direct - et ce n’est malheureusement pas la seule sur France Culture - bénéficie-t-elle d’un tel privilège au détriment des émissions soigneusement construites par des producteurs exigeants qui savent s’effacer ou mettre en valeur les personnalités qu’ils invitent ?

En tout cas, proposer, sans que personne ne s’y oppose, que la « thèse » sur le prétendu antisémitisme de Bourdieu et Passeron (même si ce dernier n’est pas nommé) soit mise en débat, c’est offrir de propager des calomnies qu’aucun délire ne saurait justifier. Si la culture s’effondre en France, comme le prétend Alain Finkielkraut, il faut croire qu’avec son émission, France Culture y contribue largement.

Patrick Champagne et Henri Maler [Ricar pour le son]

 Lire, sur les suites : « Droit de répondre et droit de répandre ».

 
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Notes

[2Entretien accordé à Alexis Lacroix dans Le Figaro du 16 mars 2002, « De Bourdieu à Dieudonné, la conséquence est bonne. Nous vivons sous le poids de la pensée « " Bourdieudonné." Lire ici-même « Les prédications d’Alain Finkielkraut (3) : "Mes meilleures pensées et mes meilleurs ennemis" ». En 1979, jeune auteur alors prometteur, Alain Finkielkraut titrait ainsi l’un des ses premiers livres : « Ralentir, mots-valises ! ». Ni « Bourdieudonné » ni « Durafourcrématoire » n’avaient encore été inventés.

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