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Mouvement lycéen : Le Monde en quête de brosses à dents

En guise de mise en perspective du mouvement lycéen, Le Monde daté du 11 février 2005 publie un article de Luc Bronner qui recueille (avec dévotion) les témoignages de Luc Ferry et de Jack Lang, anciens ministres de l’Education Nationale.

Le titre dit (presque) tout : « Luc Ferry et Jack Lang : "Les lycéens, c’est comme le dentifrice..." ».

Le lecteur habitué à la subtilité des titres en accroche est alléché par cette comparaison surprenante, qui d’entrée nous situe dans un registre burlesque - peut-être potache ? - en tout cas digne d’un sujet aussi peu sérieux qu’un mouvement lycéen.

Enquête et commentaire de proximité

Les premières lignes informent des résultats d’une enquête de proximité : « Pour caractériser les mouvements de lycéens, les anciens ministres de l’éducation nationale, Luc Ferry et Jack Lang, usent de la même métaphore inventée par un haut fonctionnaire de la Rue de Grenelle : "Les lycéens, c’est comme le dentifrice : quand ils sont sortis du tube, on ne peut plus les faire rentrer" » [1].

Mais qui est donc ce haut fonctionnaire, scandaleusement payé à produire une comparaison par jour (vendue comme une métaphore par des journaux à la cervelle gonflée par l’emphase et le mensonge publicitaire) ? Luc Bronner protège le secret de ses sources... S’agit-il de l’un de ces inamovibles qui servent n’importe quel ministre et réservent à chacun la même production à plusieurs années d’intervalles ? Qu’importe....

... Luc Bronner nous gratifie de son commentaire de texte :

« L’image est un peu triviale, mais elle témoigne de l’angoisse des ministres en charge de l’éducation face au caractère imprévisible des mobilisations lycéennes. »

« L’image est un peu triviale » : cet euphémisme laisse pantois. Il n’est nul besoin d’être Agrégé de Lettres pour se rendre compte que l’image n’est pas triviale du tout, qu’elle est franchement insultante. Le comparé (les lycéens, une population humaine et donc a priori digne de respect) et le comparant (le dentifrice) se confondent grâce à un point commun sordide : leur capacité supposée à s’échapper en flot incontrôlé, impossible à contenir. Etant donné le degré zéro de conscience - avéré - du dentifrice, le mouvement lycéen serait à son instar par nature soumis à d’obscures lois de la physique, dont la seule raison d’être (comme celle de la tartine qui tombe du mauvais côté) est l’emmerdement maximal du Ministre [2].

Le sens du titre nous ayant été ainsi révélé et finement commenté, le lecteur pourrait s’arrêter là. Mais, subjugué par tant de poésie, il ne peut se soustraire à la lecture de l’ensemble de l’article.

Comment expliquer l’angoisse des Ministres devant l’imprévisible ? Luc Bronner le sait : « L’histoire récente incite en effet à la prudence ». « En effet » ? Qui parle ? Emporté par son élan, Luc Bronner oublie de préciser que c’est de la prudence des Ministres dont il est question... Et pour quoi les Ministres - dont on adopte subrepticement le point de vue - sont-ils « incités à la prudence ? » :

« [...] partis à quelques-uns, ils [les lycéens] peuvent se retrouver, en quelques semaines, à plusieurs dizaines ou centaines de milliers. » Admirable référence intertextuelle à une certaine littérature classique, variante délicate et inattendue du « Nous partîmes 500 et par un prompt renfort ... » (Corneille, Le Cid) !

Ayant ainsi endossé l’inquiétude des Ministres, Luc Bronner leur passe la parole.

Luc Ferry « témoigne » de son « angoisse »

«  "Un mouvement lycéen ou étudiant peut démarrer n’importe où et de manière complètement irrationnelle. Lorsque les enseignants sont dans la rue, c’est pas très agréable mais on sait où on va", témoigne Luc Ferry, ministre de 2002 à 2004, chahuté par des grèves d’enseignants au printemps 2003 et par un mouvement d’étudiants à l’automne de la même année. »

Quand Luc Ferry juge de l’irrationalité d’un mouvement, pour le journaliste du Monde, ce n’est rien d’autre qu’un témoignage, qu’il reprend à son compte, sans le commenter.

Notre journaliste, dans un excès de raison, assimile les mouvements de 2003 à un « chahut ». On le comprend : un mouvement lycéen ne peut que « chahuter » un ministre. Le chahut, c’est le champ lexical de l’école, bien sûr, habilement mis en page par l’auteur de l’article. Les élèves et les enseignants, dont on vient de parler de la nature différente lorsqu’ils sont en lutte (incontrôlables vs contrôlables) produisent finalement le même effet sur le Ministre Ferry. Un effet de chahut, de désordre, comme dans une salle de classe. Et qui joue le rôle du professeur, qui incarne la règle et l’autorité ? La brosse à dents ? [3]

Jack Lang » raconte » sa « hantise »

« "C’est la hantise de tout ministre d’avoir les lycéens dans la rue" , raconte Jack Lang, ministre de l’éducation nationale à deux reprises (1992-1993 ; 2000-2002), nommé à chaque fois pour pacifier un monde éducatif fragilisé par des mobilisations enseignantes et lycéennes. »

Effet disproportionné du « chahut », l’angoisse de Luc Ferry est confirmée par la « hantise » de Jack Lang. Cet article dédié à la sensibilité des Ministres ne dira rien de l’angoisse et de la hantise des lycéens qui « chahutent » : ce n’est pas son objet. En revanche il nous rappelle, en des termes étranges, que Jack Lang fut nommé à deux reprises « pour pacifier un monde éducatif fragilisé par des mobilisations enseignantes et lycéennes ».

Vous avez bien lu : Jack Lang n’a pas été nommé Ministre pour « pacifier » une situation de conflit, mais pour pacifier le monde éducatif. Et pourquoi fallait-il le pacifier ? Parce qu’il était « fragilisé ». Et qu’est-ce qui fragilise le « monde éducatif » ? Les « mobilisations enseignantes et lycéennes », et non les projets et/ou les restrictions budgétaires qui aggravent les conditions de travail des enseignants, nuisent à la qualité de l’enseignement, et confortent les inégalités sociales.

Jack Lang, en excellent pacificateur, condescend d’abord à témoigner sa solidaire compassion envers notre pauvre Fillon. Mais c’est pour mieux asséner ensuite sa vérité : «  "Sortir de telles crises est toujours difficile", relève M. Lang, en insistant sur la responsabilité de l’actuel gouvernement dans la colère des lycéens. » Luc Bronner aurait pu rappeler à cette occasion que la mission pacificatrice de Monsieur Lang était peut-être liée à la responsabilité de Monsieur Allègre (Ministre de l’Education Nationale de 1997 à 2000) dans la montée en puissance du mécontentement des lycéens et des profs. Mais le journaliste, à cet endroit de son article, est un peu fatigué...

Experts en « manipulations »

Voici à présent comment Luc Bronner reproduit sans sourciller les propos de Luc Ferry : «  "Les lycéens, c’est beaucoup plus difficile qu’avec les adultes dans la mesure où leur représentation est beaucoup moins crédible, moins responsable", souligne le philosophe. »

Cette mise en forme est apparemment anodine, mais - curieusement - Monsieur le Ministre devient « le philosophe » - un titre destiné à donner des gages de sérieux et de profondeur - pour présenter une phrase où les responsables lycéens sont mis en cause pour défaut de crédibilité et de responsabilité. A moins que l’évocation du « philosophe » ne soit une discrète ou involontaire ironie...

On passe quelques lignes de l’article et on découvre - enfin ! - « l’analyse » de Claude Allègre : « Ministre de 1997 à 2000, Claude Allègre, confronté à un mouvement qui avait culminé en octobre 1998 avec la présence de 500 000 manifestants dans toute la France, tire une analyse plus sévère  : "Ce sont les profs qui mettent les élèves dans la rue. Il suffit de parler un peu avec les étudiants d’aujourd’hui et ils vous disent : "Quand on manifestait au lycée, c’était parce que les profs nous disaient d’y aller"  » [4].

C’est vrai : qualifier d’« analyse » un propos de Claude Allègre est un exercice difficile... Mais quand il s’agit d’une pure provocation mensongère, comment peut on se borner à la qualifier de « sévère » ?

Ce n’est pas fini. Claude Allègre tient les lycéens pour des crétins manipulés. Et voici comment Bronner présente ces insanités : « Pour preuve de ces "manœuvres", l’ancien ministre socialiste [...] s’arrête sur l’argumentaire aujourd’hui utilisé par les lycéens contre la réforme Fillon  : "Ils disent que le contrôle continu au bac va créer des différences entre les diplômes. Vous croyez qu’ils ont inventé ça tout seuls ?"  »

« Pour preuve de ces "manœuvres" ». La preuve est sans guillemets, la « manœuvre », si. Ce qu’écrit Luc Bronner se comprend en fonction de ce qu’il aurait pu écrire. Par exemple ceci : « Pour "preuve " de ces prétendues manœuvres »... On comprendrait mieux ainsi que c’est le Ministre qui parle, et on serait complètement rassuré : le journaliste ne souscrit pas forcément au procès en « manipulation »...

Conclusion de l’exercice de style :

« Et de remarquer qu’un grand nombre d’anciens leaders lycéens ont fait ensuite une carrière politique au sein... du Parti socialiste. »

CQFD ?

Florence Mazet

 
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Notes

[1La "Rue de Grenelle" (à Paris) désigne le Ministère de l’Education nationale, en langue journalistique. Lire " Jouez avec les mots des journalistes ", sur le site... du Ministère de la Culture. Une page sans mention de source, mais vraisemblablement inspirée du livre Le journalisme sans peine, de M.-A. Burnier et P. Rambaud, Plon, 1997 (note d’Acrimed).

[2Autre image déshumanisante volontiers appliquée aux protestataires : la " grogne ". Lire La " grogne " : grévistes et manifestants sont-ils des animaux ?, Christophe Hondelatte face à la « grogne » des enseignants (note d’Acrimed).

[3« Lorsque les enseignants sont dans la rue, c’est pas très agréable mais on sait où on va ». Ce n’est pas agréable ; les enseignants sont rassurés : le Ministre n’a pas profité de leurs sorties « dans la rue » pour consulter les catalogues de décoration pour son bureau... « On sait où on va ». Les profs sont donc sous contrôle. De leur hiérarchie ? De leur porte-monnaie ? De leurs organisations syndicales ? On ne le saura jamais, le sujet ne vaut pas la peine d’être traité, selon Luc Bronner, trop occupé à donner la parole aux Ministres qui savent...

[4En gras : souligné par nous.

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