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Médias en guerre : des attentats à la prise de Kaboul

par Henri Maler,

Depuis les attentats du 11 septembre, des tendances lourdes sont à l’œuvre dans les médias français. Ce sont elles que l’on peut dégager, du moins jusqu’à la prise de Kaboul. Sans entrer dans les détails et sans multiplier les exemples ; sans céder au petit chantage qui veut que l’on ne critique pas trop les médias, pour ne pas indisposer les journalistes, dans l’espoir de gagner leurs faveurs - comme s’il fallait s’interdire de critiquer l’école ou l’enseignement pour épargner les enseignants.

C’est vrai, nombre de journalistes font leur métier aussi bien qu’ils le peuvent, souvent avec courage, et certains l’ont payé de leur vie. Mais ceux-là n’exercent pas le même métier que les rédacteurs en chef, les éditorialistes et les présentateurs, pilotes des machines médiatiques qui ont essayé de faire passer cette guerre pour légitime et efficace.

I. Comment la guerre devint " légitime "

Dans un moment d’égarement - dont il se remettra très vite -, Serge July, dans Libération du 13 septembre, proclame : « La meilleure défense contre le terrorisme, ce n’est pas la guerre, c’est la justice. » Pourtant, entre la justice et la guerre, les médias dominants ont choisi la guerre. Reste à observer comment.

1. Evénement. Tout commence évidemment avec les attentats du 11 septembre.

 Les télévisions se chargent alors de transformer l’événement, spectaculaire et inédit, en spectacle de l’événement. Et la presse écrite se charge de transformer cet événement inédit en événement sans antécédents, comme s’il s’agissait d’un tournant absolu de l’histoire du monde.

 L’événement est tragique. Les massacres suscitent une solidarité légitime avec les victimes. Les télévisions se chargent alors de transformer la compassion en spectacle de la compassion.

Vendredi 14 septembre 2001, 12 heures. TF1 se recueille. Une fois encore, les images de l’attentat montées comme un vidéo-clip, mais soutenues cette fois par La Marche funèbre de Chopin. Mettre en scène le comble de l’émotion et mettre l’émotion à son comble : tout le savoir-faire des fabricants d’images de TF1. Peut-être bientôt en vidéocassette. Et Jean-Pierre Pernaut, dans un rôle enfin à sa mesure : " Et nous, à TF1, comme des millions d’entre vous, nous allons respecter ces minutes de silence en soutien au peuple américain ". Mais le silence et l’écran noir à la télé signaleraient l’incident technique. Pour soutenir notre recueillement, des images de la dévastation et de l’inquiétude des familles à la recherche de leurs disparus. Et toutes les images de la tristesse et de la désolation : vidéo-clip de la Marche Funèbre et de la solidarité, version TF1. Au terme des trois minutes réglementaires (ou même avant qu’elles ne s’achèvent : 3 mn, c’est long !), brutalement, un écran publicitaire de TF1 pour une émission de TF1. La messe cathodique était finie...

Et la presse écrite se charge - elle ne fut pas la seule - à transformer le devoir de solidarité avec les victimes en devoir de communion avec le peuple américain et avec ses dirigeants. Dès le 13 septembre, Jean-Marie Colombani proclame : " nous sommes tous américains. Le Monde remplit ainsi sa fonction de quotidien de référence, puisque tous les médias ne cesseront de répéter ce slogan.

Ce qui nous vaut, lors de la revue de presse du 13 septembre sur France Info, cette exhortation et cet aveu : « Si les unes de tous ces journaux n’arrivent pas à vous convaincre de la gravité des événements que nous vivons, lisez ce qu’ils écrivent. Lisez Jean-Marie Colombani à la une du Monde. Lisez Serge July de Libération, Michel Schiffre dans Le Figaro. Lisez la chronique de Jacques Julliard, l’éditorial de Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur. Celui de Claude Imbert dans Le Point ou de Denis Jeambar dans L’Express. Lisez ces dizaines de pages, ces centaines d’articles qui expliquent finalement tous la même chose. »

 L’événement est donc spectaculaire et tragique. Mais de même que n’importe quel fait divers peut être présenté comme un événement, n’importe quel événement peut se transformer en fait divers. C’est donc comme un fait divers, mais gigantesque, que la télévision met en scène (en expédiant à New-York, ses présentateurs vedettes) récits, images et témoignages sur l’événement et ses conséquences.
Mais bientôt, une catastrophe chasse l’autre à la « Une » des journaux télévisés.

« Toulouse : catastrophe aux portes de la ville », titre Le Monde du 23-24 septembre. La veille le journal de TF1 de 20 heures a consacré plus d’une demi-heure à l’explosion meurtrière et ravageuse : une catastrophe chasse l’autre. Mais le scénario du JT reste le même : l’information est dévorée par sa mise en images, les témoignages prennent les pas sur les faits, ce que l’on a cru ou ce que l’on a craint prend autant d’importance que les conséquences. Primat de l’émotion et logique de la narration, simulacre de l’exhaustivité et règne de la redondance. Chaque fragment de récit reproduit la totalité du récit ; chaque témoignage en appelle un autre qui répète le précédent. Le « traitement » de l’explosion de Toulouse éclaire celui des attentats de New York : ou comment transformer, quels qu’en soient l’échelle, le sens et la portée, tout événement en fait divers.

Pourtant, un certain délai d’émotion étant passé, les médias dominants nous ont proposé de « comprendre »

2. Causes. L’événement peut paraître sans antécédent : il n’est pourtant pas sans causes. Il faut donc expliquer.

 La cause du terrorisme ne pouvant être que l’existence des terroristes, l’affaire est promptement bouclée. Encore faut-il expliquer le terrorisme : éditorialistes des médias et experts auprès des médias nous assènent qu’il faut se garder de confondre islam et islamisme, bien que, pour certains éditorialistes, tout incite à les amalgamer.

Max Clos, dans Le Figaro du 14-09, s’interroge « Faut-il condamner l’Islam ? ». Et répond :« Des voix s’élèvent un peu partout, y compris en France, pour condamner par avance une "attitude manichéenne" qui condamnerait en bloc l’Islam. Le terrorisme islamiste ne serait, selon ces voix, qu’une déviation ne concernant qu’une petite minorité de musulmans, ne justifiant en rien une réaction militaire brutale. On répondra que le manichéisme peut certes conduire à des excès et des injustices. Mais comment ignorer que les criminels qui ont frappé le cœur des États-Unis, ceux qui égorgent en Algérie ou qui oppriment les femmes en Afghanistan, le font au nom d’Allah ? »

Les causes étant identifiées, la traque peut commencer : l’investigation prépare l’intervention.

 Cette investigation est délibérément tronquée. Car il est expressément interdit de passer des causes immédiates des actes de terreur et de l’extension du fondamentalisme, aux conditions qui les ont favorisées. Les maîtres-tanceurs, éditorialistes professionnels ou occasionnels, se coalisent pour enseigner gravement que comprendre revient à justifier et que pour conjurer les tentatives perverses de culpabilisation de l’Occident, voire des victimes, il ne faut retenir que les causes qui ont déclenché les attentats et oublier les conditions qui, en favorisant la radicalisation du fondamentalisme religieux, les ont rendus possibles.

 Un prodigieux ethnocentrisme s’empare alors des médias : celui-là même qui proclame que « nous sommes tous américains », parce que, comme l’affirme sans fard Jean-Marie Colombani, « nous » devons aux Etats-Unis notre liberté. Ceux qui leur doivent des agressions militaires, le soutien à des régimes d’oppression et une large part de leur misère sont hors-jeu, irrationnels. On peut, certes, comme Laurent Joffrin nous y invite, s’exercer à faire preuve d’un peu d’ « empathie provisoire » (Le Nouvel Observateur du 20-26 septembre), mais avec toute la condescendance qui convient aux dépositaires de la liberté et de la raison.

La communion obligatoire avec « les » Américains suffit alors à identifier l’adversaire : l’" anti-américanisme ". Une bien jolie notion qui amalgame tout et n’importe quoi et permet de découvrir ensuite que cet adversaire est composite, étant la somme de tout et de n’importe quoi, " antimondialistes " en tête.

C’est évidemment au Figaro que l’on devra les déclarations les plus tonitruantes. Comme celle-ci : « En France José Bové fait arracher les cultures censées être OGM (sic) par ses partisans, sous l’œil bienveillant des gendarmes (re-sic), il "démonte" les Mc Do, sous prétexte de combattre la mondialisation. Ce n’est pas la même échelle que les attentats de New York, certes, mais cela procède du même esprit » (Max Clos, Le Figaro du 14-09, page 20, souligné par moi)

La guerre médiatique est alors déclarée. Une guerre dans laquelle les éditorialistes font office de généraux : les éditorialistes officiels, attitrés comme Jacques Julliard et Claude Imbert ou moins titrés comme Bernard Guetta et Delfeil de Ton ; les éditorialistes officieux, associés comme BHL et Alain Minc ou auxiliaires comme Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut. De leurs plumes généreuses ne jaillit qu’un seul cri d’encre : haro sur l’« anti-américanisme ».

Une fois l’explication expurgée les camps médiatiquement constitués, l’entreprise de légitimation de la guerre est achevée. Et Le Point publie dès le 28 septembre un dépliant en papier glacé qui nous propose « La carte des opérations » : pour que nous puissions les suivre agréablement...

Le 7 octobre la guerre est déclenchée. Comment la rendre efficace ? Les médias dominants tentent alors d’apporter leur modeste contribution...

II. Comment la guerre devint « efficace »

« Une guerre sans images et sans témoins », proclament les médias, qui contribuent pourtant à l’effort de guerre en mobilisant un lexique, une déontologie, une posture.

1. Lexique. Quelques exemples du lexique de guerre les résument tous.

Terrorisme : peut se dire de n’importe quel acte de violence aveugle, de préférence quand il touche des victimes occidentales. Son usage peut être prudemment distinctif : on parlera donc, dans tel éditorial du Monde (20 octobre, p. 19), du " terrorisme d’Etat ", mais pour ne l’appliquer, au sein de " l’Alliance ", qu’à la Russie et à la Chine. Son usage peut être généreusement extensif : ainsi, dans Le Figaro, il s’étend au " terrorisme quotidien " (des jeunes délinquants) et au " terrorisme syndical " (des ouvriers de Moulinex), qui tous deux nourrissent celui des " islamistes " (Le Figaro, 2 et 16 novembre 2001).

Victimes civiles : sont - indubitablement - « innocentes » quand elles sont américaines, et perdent cet adjectif pour devenir " accidentelles " quand elles sont afghanes. N’étant que ces œufs qu’il faut casser pour faire de bonnes omelettes militaires, comme nous l’explique, dans Le Point, Bernard-Henri Lévy, par ailleurs grand reporter associé au Monde et à ses dignitaires.

Frappes : remplace avec bonheur le terme de « bombardements », dont les conséquences apparemment involontaires seront présentées comme des conséquences imprévisibles, puisqu’elles ne sont, avec ou sans guillemets, que des dommages collatéraux, des bavures (Jacques Amalric Libération du 31/10, p. 5) ou des incidents (Françoise Chipaux, Le Monde du 19 octobre, p.3).

2. Déontologie. Elle tient en quelques règles qui permettent d’afficher l’indépendance du journalisme. En voici trois :

Règle n° 1 : Ne tenir pour vraies que les informations qui viennent de sources indépendantes. Pour les autres, user du conditionnel. Mais le conditionnel conditionne :

 Pendant la guerre du Kosovo, le conditionnel permet de mobiliser en majorant. Ce qui nous valut cette envolée de Jean-Pierre Pernaut : « Il y aurait 100 000 ou 200 000 victimes, tout ça au conditionnel, bien sûr ».

 Pendant la guerre d’Afghanistan, le conditionnel permet de relativiser en minorant. Il y a aurait, selon les talibans, 1500 victimes civiles : à mettre donc au conditionnel, « bien sûr ».

Quant à tenter d’évaluer réellement le nombre des victimes, ce sera pour plus tard ou jamais...

Règle n° 2 : Pratiquer en permanence une autocritique de préférence autosatisfaite. Lors de la guerre du Kosovo, les médias, par la bouche de Laurent Joffrin, furent déclarés « exemplaires ». On se doute que cette fois, ils se jugent
« exceptionnels » et que lors de la prochaine guerre, ils seront, comme le pronostique Serge Halimi, proprement " époustouflants ".

Règle n° 3 : Multiplier les « tribunes » et les « débats » qui permettent de fusionner l’expression démocratique et son simulacre et de conforter une ligne éditoriale favorable à la guerre en ménageant un espace à sa contestation.
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3. Posture. Installés dans l’évidence de la guerre légitime, les médias sont pris de court tant qu’elle paraît militairement « inefficace » - du moins jusqu’à « la prise de Kaboul ».

 La presse écrite doit faire face à quelques questions.

L’humanitaire est-il confondu avec le militaire ? On donne assez largement la parole à ceux qui contestent cette confusion, quitte à affirmer, comme Claire Tréan dans Le Monde, que les humanitaires ont - je cite - des « états d’âme » et que leurs arguments relèvent - je cite encore - de « subtilités théologiques ».

Le droit international est-il bafoué ? On fera un dossier complet - mais le plus tard possible - pour nous expliquer que tout est désormais légal et que ce qui est légal est légitime.

La guerre déçoit-elle les attentes des médias belligérants ? La presse dominante doit alors faire état de ses malaises. L’éditorialiste anonyme du Monde, multiplie les admonestations et les conseils vertueux à l’intention des " décideurs ". Libération ira même jusqu’à recommander à Bush de changer de stratégie, mais sans renoncer à la guerre.

Bref, la presse écrite ne se départit pas du rôle de conseiller politique et militaire.

 Quant aux télévisions, comme TF1 ou France 2, elles doivent faire face à l’audimat.

Alors elles font leur possible pour agrémenter les rares informations qu’elles obtiennent de quelques reportages à la frontière ou auprès des forces de l’Alliance du Nord. Mais comme la guerre dure, le filon s’épuise et l’audience menace de baisser... Heureusement, d’autres faits divers viennent à la rescousse : une fusillade à Tours, la mort accidentelle d’une championne de ski, une catastrophe dans un tunnel... Installés dans l’évidence d’une juste guerre et affligés par la banalité des bombardements, le journalisme audimateux est obligé de distraire les téléspectateurs par des faits divers spectaculaires, au risque, parfaitement assumé, de transformer la guerre elle-même en un concentré de faits divers.

Un exemple parmi d’autres. Lundi 29 octobre, journal de 20 h sur TF1. Présentation Jean-Claude Narcy. Pour ouvrir le journal, deux faits divers. La fusillade de Tours nous vaut 6 mn 20 d’informations sur « un scénario aussi dramatique qu’inhabituel », comme le dit une journaliste. Récits des faits, témoignages, sujet sur la détention des armes à feu, reportage sur l’auteur de la fusillade. Le simulacre de l’exhaustivité au service d’un fait divers. L’accident du tunnel du Gothard nous vaut 6 mn d’informations qui en enchaînent un « sujet » sur l’accident, un « sujet » sur l’ouverture du tunnel du Mont-Blanc, un « sujet » sur un autre tunnel. D’où il ressort, une deuxième fois, que la sécurité des personnes, décidément, n’est pas assurée. Enfin, vient la guerre. Ce qui nous vaut le bric-à-brac suivant : la mobilisation des « islamistes » au Pakistan (2mn40), les funérailles des chrétiens massacrés la veille, un reportage sur la communauté chrétienne de Josesabad (2mn 20), un très joli document de la Marine Nationale (1mn) et, « pour en revenir à la stratégie américaine » comme dit Jean-Claude Narcy, un « sujet » sur les erreurs de tirs et les risques d’enlisement. Et, pour en finir avec la guerre, des images, datées du 18 octobre, dont l’origine est incertaine, mais qui nous assure-t-on, nous montrent où pourraient se cacher les taliban. Qu’est-ce qui ressort de ce patchwork ? Presque rien qui puisse s’énoncer précisément. Quant au conflit israélo-palestinien, il est expédié en une phrase, avant que commence le récit sur l’accident de Régine Cavagnoud, dont la mort nous vaudra, les 30 et 31 octobre, plus de 10 minutes d’ « informations » au début des JT de TF1 : un déluge d’émotion qui rend futiles les informations sur la guerre ?

Telle est la loi du petit écran : le comble de la désinformation, ce sont - mensonges et trucages mis à part - les informations lacunaires agrémentées d’explications fragmentaires, qui épousent l’évidence de la " juste guerre " et... le " rythme de l’actualité ".

Bref, la télévision ne se départit pas du rôle de narrateur et d’illustrateur complaisant.

... Et comme " seule la victoire et belle ", depuis la chute de Kaboul, toutes les informations qui contrarient l’enthousiasme de rigueur seront mentionnées (quand elles le seront...), sans faire l’objet de commentaires trop désobligeants : le soutien apporté par le gouvernement américain à la politique d’Ariel Sharon sera classé sous une autre rubrique, les menaces d’interventions dans tous les pays dont ce même gouvernement dresse et modifie la liste à son gré n’impliquera aucun réexamen de la notion de " légitime défense ", les victimes civiles seront à peine mentionnées et les massacres de prisonniers de guerre ne feront l’objet que de quelques questions ...etc. etc...

...

Essayons d’être juste. Il serait faux d’affirmer que les médias dominants ont épousé la propagande de guerre de la « Sainte Alliance » : ils se sont contentés d’apporter à cette guerre le renfort de leur propre propagande.

Une propagande qui appelle une critique intransigeante et vigilante. Intransigeante, dans la mesure où les machines médiatiques font office d’auxiliaires de la guerre sans fin des grandes puissances, même si nombre de journalistes tentent de se soustraire à cette fonction. Vigilante, dans la mesure où les débats dans lesquels les tenanciers des médias nous concèdent parfois d’intervenir sont médiatiquement orchestrés pour légitimer - démocratiquement - leurs options guerrières.

Henri Maler, 2 décembre 2001.

Paru dans la Revue d’Etudes Palestiniennes, n° 82, nouvelle série, hiver 2002, pp. 28-33.

 
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