Sur quatre chapitres donc, il sera question de la structure capitalistique des médias en France et à l’étranger. De nombreux exemples, souvent repris du premier ouvrage de Julia Cagé, illustrent cet exposé. Quelles sont les formes juridiques des médias ? Quels en sont les avantages et les inconvénients ? Quid des fonds actionnaires ? Quelles sont les règles en vigueur ?
Formes juridiques, pouvoir et financement
Sociétés commerciales, associations ou coopératives, les médias existent sous différentes formes juridiques, qui concentrent chacune un ensemble de règles et d’usages propres, que décrivent les deux auteurs.
- Les sociétés commerciales (SA, SARL, SAS) : modèle le plus fréquent en France, la société commerciale se trouve sous le contrôle des détenteurs de son capital. Ces derniers peuvent mener la politique – ligne éditoriale, décisions économiques – qui leur convient : les rédactions n’ont pas leur mot à dire, sauf si le propriétaire le souhaite lui-même [1]. Lorsque le média est bénéficiaire, les actionnaires récoltent des dividendes.
Le détenteur du capital peut céder ses parts, à condition de respecter quelques règles. Parmi elles, certaines sont obligatoires et d’autres facultatives : « La clause d’agrément des acquéreurs proposés, le droit de préemption au profit des associés, la clause d’interdiction de cession des actions avant l’expiration d’un certain délai (inaliénabilité), et enfin la clause d’exclusion d’un associé ». La possibilité de « convenir de règles additionnelles entre [associés d’une société] » peut permettre de mettre en place des mécanismes vertueux. Par exemple, « seuls les salariés et ex-salariés du [Canard Enchaîné] peuvent en être les actionnaires ».
Le droit d’agrément (qui consiste à « soumettre la cession des actions à l’agrément du conseil d’administration ou du conseil de surveillance ») s’applique dans toutes les entreprises de presse. Censé jouer un rôle de garde-fou en cas de vente envisagée à un tiers, ce droit est en fait « totalement inapplicable » car aisément contournable. Par exemple, l’actionnaire peut céder les actions de la société qui détient le média (« prise de contrôle indirecte »), plutôt que vendre les actions du média…
Si aujourd’hui les principaux actionnaires des médias français sont des « investisseurs » extérieurs et autres magnats (ou des sociétés détenues par des magnats, ou des sociétés détenues par des sociétés détenues par des magnats…), des sociétés de lecteurs et des sociétés de rédacteurs actionnaires des médias ont existé et existent (difficilement) encore. Les actionnaires peuvent aussi être des organismes à but non lucratif, nous y reviendrons.
- Les associations : tous les médias ne sont pas des sociétés commerciales. Ils peuvent aussi être des associations. Dans ce cas, l’objectif principal n’est pas la recherche de bénéfices, et ceux qui apportent le capital n’ont statutairement aucun pouvoir. Ce sont les membres de l’association, en fonction des statuts dont elle s’est dotée, qui délibèrent et décident. « L’association apparaît comme une option sérieuse à envisager pour administrer un média », écrivent Julia Cagé et Benoît Huet, avant d’avancer deux limites – celle du financement et celle de la gouvernance – et de noter que ce mode d’administration n’est pas très fréquent, en tout cas en ce qui concerne les « grands » médias.
Sur le financement d’abord, ils expliquent que, n’ayant aucune possibilité de retour sur investissement, ni aucun pouvoir dans l’association, les mécènes peuvent être « refroidis » [2]... La « seconde limite du modèle associatif tient à la difficulté de maintenir une gouvernance pérenne en son sein ». Les deux auteurs conseillent notamment de porter une « attention particulière » à la rédaction des statuts (et de peser sérieusement la question de qui peut adhérer à l’association).
- Les coopératives : le capital appartient majoritairement à ceux qui y travaillent. Dans le paysage français, les médias coopératifs ont connu de grandes difficultés de financement, les conduisant souvent à changer de statut – ce fut le cas par exemple du Courrier picard ou, plus récemment, de Nice Matin.
Quand le capital est « confié » à des organismes à but non lucratif
Approfondissant le panorama, les auteurs s’attardent sur une forme spécifique d’actionnariat : « Au cours des dernières années, en Europe comme aux États-Unis, nombreux sont les médias qui sont passés sous l’égide d’organismes à but non lucratif, en premier lieu des fondations. » Benoît Huet et Julia Cagé alertent : ce phénomène ne découle pas forcément d’un processus désintéressé et démocratique.
Les médias d’information étant moins rentables qu’auparavant, il est de plus en plus fréquent que leurs actionnaires n’en retirent déjà « presque aucun dividende, quand ils n’ont pas perdu d’argent ». Le basculement de la propriété vers un organisme à but non lucratif n’est dans ce cas pas un renoncement majeur. Transférer le capital à une fondation permet en revanche d’en tirer d’autres bénéfices (avantages fiscaux, construction de l’image du « mécène »), de le protéger d’un rachat (sans l’interdire le moment choisi), tout en gardant les rênes du pouvoir. Ainsi par exemple du groupe Bertelsmann, qui a « comme actionnaire principal une fondation de droit allemand » (la fondation Bertelsmann, elle-même détenue par trois fondations) : « Le contrôle de la structure est toujours resté entre les mains de ceux qui l’ont créée. »
Trop contraignant (notamment en raison de la tutelle de l’État), le recours à une fondation d’utilité publique n’est pas fréquent en France. « Le seul exemple de média français est celui du Groupe Centre-France dont 42 % du capital appartient à la fondation Alexandre et Marguerite Varenne ». Lui est préféré le fonds de dotation pour lequel ont opté Mediapart en 2019, Libération en 2020, et Le Monde en 2021. Les limites exposées plus haut s’appliquent ici aussi : rien n’oblige le créateur du fonds de dotation-actionnaire à partager le pouvoir, ni à revendre le média détenu, sauf s’il se l’impose à lui-même. « Selon la façon dont les statuts sont rédigés, le fonds de dotation peut donc devenir soit le gardien de l’indépendance d’un média, soit au contraire l’instrument de sa sujétion. » Ainsi par exemple « SFR conserve le droit de désigner le directeur de la rédaction de Libération »… Plus récemment, Xavier Niel a transféré ses titres de capital du Monde dans un fonds de dotation, qu’il a soigneusement verrouillé (voir, à ce sujet, la tribune des deux auteurs dans Arrêt sur images).
Enfin, l’autre possibilité est de confier la propriété à une association-actionnaire. Exemple avec Ouest-France, confié à une association à but non lucratif, ce qui empêche le rachat du journal… mais assure aussi la perpétuation de la mainmise de la famille Hutin, puisque l’adhésion à l’association-actionnaire se fait par cooptation.
Résumons : confier le capital d’un média à un organisme à but non lucratif, c’est, pour son détenteur initial, renoncer à des dividendes (quand il y en a !), mais ce n’est pas forcément renoncer à son pouvoir ni à la possibilité de revendre le média.
Des règlementations bien lâches
Pour terminer l’état des lieux, Cagé et Huet font le portrait des règlementations existantes. On le sait, pas grand-chose ne vient protéger les rédactions. Les journalistes peuvent quitter un média avec indemnités de licenciement en cas de changement de propriétaire (clause de cession) ou en cas « de changement notable dans le caractère ou l’orientation du journal ou périodique si ce changement crée, pour le salarié, une situation de nature à porter atteinte à son honneur, à sa réputation ou, d’une manière générale, à ses intérêts moraux » (clause de conscience). Par ailleurs, chaque média doit adopter une charte d’éthique professionnelle, mais « le contenu des chartes déontologiques n’est pas défini par la loi et constitue le plus souvent un garde-fou non contraignant ».
Il existe aussi des règles anti-concentration et des aides à la presse. Nous ne développons pas ici, mais les lecteurs intéressés pourront se reporter à nos articles « Une législation contre - ou pour ? - la concentration des médias » (2019) et « Le clan des milliardaires accapare les aides à la presse » (2021). Résumons tout de même : la législation contre la concentration des médias est largement insuffisante, et les aides à la presse profitent d’abord aux journaux détenus par des milliardaires.
Réformer les sociétés commerciales
Dans cette typologie des formes de propriété, Julia Cagé et Benoît Huet reconnaissent de nombreuses vertus aux médias associatifs et coopératifs en termes d’indépendance des journalistes et de l’orientation éditoriale. Par exemple, « le média associatif, écrivent-ils, animé par les principes associatifs, notamment l’absence de recherche de bénéfices et le caractère désintéressé de sa gestion » relève de « principes qui se marient bien avec la mission d’information poursuivie par un média et avec la déontologie régissant la profession de journaliste » (p. 95). Ces « principes » s’expriment notamment dans le fait que chaque adhérent ne dispose que d’une voix quel que soit son apport financier à l’association. Et cela soulève à leurs yeux un problème incontournable : « Celui qui donne plusieurs millions d’euros à une association n’a pas plus de droits à l’assemblée générale que celui qui n’a rien donné, ce qui peut être de nature à refroidir certains donateurs potentiels. » (p. 97-98)
Ce passage est significatif, nous semble-t-il, de la philosophie générale du projet de « refondation » de Cagé et Huet. Ils reconnaissent comme logique que l’apporteur de capital attende un retour, y compris politique, sur son investissement : un droit d’influence [3]. Tout à l’inverse, nous pensions naïvement que favoriser l’indépendance des médias consistait justement à les protéger du pouvoir de celui qui apporte des fonds – qu’il soit déguisé en gentil philanthrope démocrate ou qu’il endosse sans fard le costume du capitaliste cynique et avide. Dès lors, pour pallier cette difficulté, il eut été opportun d’envisager d’autres sources de financement, notamment, par exemple, en réorientant les aides à la presse vers les médias à but non lucratif et indépendants [4]. Mais ce n’est pas le choix que font Cagé et Huet : ayant constaté les difficultés de financement des associations, ils en restent là. [5]
S’agissant des médias sous statut commercial, qui est le statut juridique de la grande majorité des médias actuels, l’approche des deux auteurs est (à juste titre) très critique en ce qui concerne l’indépendance des médias et des journalistes : « La société commerciale est ainsi un outil d’administration rassurant pour les actionnaires, mais qui n’offre pas de protection spécifique aux journalistes et ne garantit en rien l’autonomie des rédactions. » (p. 75) Et même, « cette corrélation directe entre la détention de capital et le pouvoir décisionnaire, qui est à la base du système économique capitaliste, pose toutefois un problème spécifique dans le secteur des médias : celui de l’autonomie des rédactions. » On se trouve dans la situation inverse de celle des médias associatifs et coopératifs : ce n’est pas le financement qui pose le problème principal, mais le manque d’autonomie des rédactions. Mais les auteurs décident cette fois de s’attaquer au problème. Dès lors, la dernière partie de leur ouvrage va être consacrée à développer des propositions de réformes de ces sociétés commerciales, en vue d’assurer en leur sein l’indépendance des rédactions et la qualité de l’information : ainsi, Cagé et Huet proposent de démocratiser les sociétés commerciales.
« Pour une loi de démocratisation de l’information »
Les auteurs font ainsi un certain nombre de propositions, qui sont censées nourrir une loi dédiée, déjà en partie rédigée dans leur livre. Une « Proposition de loi relative à l’indépendance des médias » a d’ailleurs été déposée le 8 février 2022 par plusieurs députés (dont la plupart sont passés par LREM avant de tourner casaque), qui reprend, avec cependant quelques différences, les termes du livre de Julia Cagé et Benoît Huet.
La « refondation » de la propriété des médias proposée par les auteurs s’appuie sur quatre critères, que les médias devraient respecter pour bénéficier des aides à la presse (journaux et sites d’information) ou pour pouvoir émettre sur les fréquences publiques (radios et télés) : (1) « Une gouvernance démocratique à tous les niveaux » ; (2) « la généralisation du droit d’agrément » ; (3) « la transparence de la gouvernance et de l’actionnariat » ; (4) « un investissement conséquent dans les rédactions ». Passons-les à présent en revue.
1. Une gouvernance démocratique, par la cogestion salariés/actionnaires : au moins la moitié de représentants des salariés (parmi lesquels au moins deux tiers de journalistes) dans les organes de gouvernance des entreprises de presse de plus de 10 salariés (ce qui implique pour les sociétés pour lesquelles ce n’est pas le cas – en particulier les sociétés par actions simplifiées – de se doter d’un organe de gouvernance). S’y ajoutent une ou deux (en fonction de la taille de l’organe) « personnalités qualifiées », en guise d’ouverture vers l’extérieur (les lecteurs). Cette représentation des salariés s’applique aux organes de gouvernance du média mais aussi à la fondation ou au fonds de dotation actionnaire (le cas échéant). Par ailleurs, ces organes de gouvernance paritaires nomment le directeur de la rédaction, mais cette nomination doit être validée par 60% des journalistes du média (convoqués en AG).
Quelques remarques sur ce premier critère :
– Cagé et Huet ne précisent pas comment seront désignés les représentants des salariés. Or, il y a de fortes chances que la communauté des salariés soit quelque peu divisée, tout comme celle des journalistes. Par exemple, la division marketing d’un grand groupe n’a pas forcément le même point de vue que la rédaction sur la politique éditoriale, et les chefferies pas les mêmes positions que les journalistes de terrain. Quelle place pour les pigistes, qui constituent parfois la majorité de la rédaction ? Ajoutons que la cogestion par certains salariés et certains journalistes a pour effet de scinder la communauté de travail entre les représentants des salariés, plus proches et connus des actionnaires, et les autres salariés. La revendication ancienne et renouvelée, notamment par les syndicats de journalistes, d’un statut juridique des rédactions, évite cette scission des salariés. Mais elle est absente du livre.
– Quant au directeur de la rédaction, si les journalistes peuvent effectivement refuser celui qui est proposé par l’actionnaire, c’est tout de même ce dernier qui le choisit [6], et ce choix est déterminant pour toute la politique éditoriale du média. En outre, il n’est pas prévu de possibilité pour les journalistes de révoquer le directeur de la rédaction – ce qui reviendrait à donner une force exécutoire à l’actuelle « motion de défiance ».
2. La protection contre un rachat non désiré par le renforcement du droit d’agrément : toute cession de titres doit être validée par l’organe de gouvernance paritaire mentionné plus haut. Si la validation n’a pas lieu, l’entreprise a un an pour faire racheter (ou racheter elle-même) ces titres – mais si elle n’y parvient pas, la cession initiale sera autorisée. Ce processus s’applique aussi à la société actionnaire : l’organe de gouvernance du média pourra refuser que la société-actionnaire soit détenue par un nouvel actionnaire, à condition de trouver un acheteur dans l’année.
Quelques remarques. L’exigence de l’agrément de « l’organe de gouvernance paritaire » en cas de vente d’actions entraînant un changement de contrôle du média permettrait un minimum de transparence vis-à-vis des salariés [7], ce qui serait déjà un progrès certain. Mais les salariés, même s’ils en avaient le droit formel, ne pourraient pas s’opposer efficacement à un changement de contrôle qui serait approuvé par les actionnaires. Cela pour les raisons exposées plus haut (divisions des salariés), et aussi parce qu’ils n’auraient probablement pas les moyens financiers de se substituer à l’acheteur [8]. L’application du droit dépend en grande partie du rapport des forces en présence, et en dehors des périodes de forts mouvements sociaux, ce sont les détenteurs du capital qui dominent ce rapport de forces.
3. La transparence de l’actionnariat : un média devra communiquer l’identité de ses actionnaires détenant au minimum 5% du capital (contre 10% actuellement). Lorsque c’est une personne morale qui est actionnaire, il devra mentionner son « bénéficiaire effectif ». Pour les actionnaires directs et ces « bénéficiaires effectifs », le média devra aussi communiquer leurs autres investissements (sociétés détenues à au moins 25%, mandats sociaux dans les sociétés et organismes à but non lucratif).
4. Encourager les investissements dans le média et favoriser l’embauche de journalistes professionnels. Pour lutter contre les pratiques de production de contenu sans travail journalistique, les deux auteurs proposent d’introduire les obligations suivantes : au moins 35 % du chiffre d’affaires consacrés « aux charges de personnel » et des effectifs composés au moins pour moitié de journalistes professionnels. Julia Cagé et Benoît Huet parlent ici de journalistes ayant la carte de presse. L’autre obligation consiste à limiter le versement des dividendes (maximum 30% des bénéfices, car au moins 70% des bénéfices devront être affectés à une réserve).
Ici, le fait d’instaurer un nombre minimal de journalistes salariés semble exclure purement et simplement tous les médias associatifs qui reposent entièrement sur le bénévolat. Les auteurs précisent d’ailleurs qu’une « information de qualité ne peut être produite en l’absence d’un nombre suffisant de journalistes », et, en note : « Nous n’entrerons pas ici dans un débat sur la possibilité, ou non, de produire de l’information sans journalistes. Ce débat nous semble avoir été tranché depuis longtemps, si ce n’est par le bon sens, du moins par l’évidence empirique. » (p. 211) Cet éventuel effet pervers (d’une disposition visant les médias commerciaux fonctionnant sans journalistes) a été corrigé dans la proposition de loi évoquée précédemment (« Ces conditions ne s’appliquent pas aux entreprises éditrices de moins de dix salariés. »), mais ce détail doit faire l’objet d’une vigilance particulière, face au risque d’étouffement d’une presse associative et participative très foisonnante et critique.
Plus globalement, notons que seul un critère (la limitation des dividendes) permet de rattacher au corpus concerné les médias coopératifs et associatifs, et les médias de moins de 10 salariés : tous les autres critères sont conçus uniquement pour les médias de plus de 10 salariés sous statut commercial.
« Bons pour l’indépendance des médias » et « Fonds de pérennité pour les médias »
C’est à ces différents critères que devront répondre les médias pour accéder aux aides à la presse, rebaptisées dans le projet de Huet et Cagé « Bons pour l’indépendance des médias ». Les seconds remplacent les premières, sauf le taux de TVA réduit. Les auteurs reprennent ici une proposition élaborée antérieurement (notamment dans Julia Cagé, Libres et égaux en voix, Fayard, 2020). En quoi cela consiste-t-il ? Chaque citoyen, au moment de déclarer ses revenus, pourrait décider à qui attribuer un bon de dix euros. Les bons non alloués seraient répartis « en fonction des préférences exprimées par l’ensemble des autres citoyens ». Aucun média ne pourrait percevoir « plus de 1% du total » (soit 5 millions d’euros sur un total de 500 millions).
Difficile d’évaluer les conséquences d’un tel chamboulement. Qui en bénéficierait ? On peut imaginer que les médias dominants, ceux qui ont le plus d’audience, auraient de fortes chances de ramasser le pactole (comme c’est déjà le cas pour les aides à la presse), étant les plus connus des citoyens, même si ce pactole est « limité » à cinq millions d’euros. On peut aussi envisager, en s’appuyant sur les travaux de sociologie fiscale et les recherches sur le rapport social à l’impôt, que la maîtrise de l’instrument « déclaration fiscale » n’est pas également répartie socialement, et qu’elle favoriserait les dominants plutôt que les dominés. Mais au-delà des aspects techniques, c’est la philosophie de la mesure, comme expression d’une authentique démocratie médiatique, qui interroge – mais ce n’est pas ici le lieu d’y répondre.
Notons que d’autres propositions existent comme celle d’Acrimed : confier les aides à la presse (devenues des aides aux médias) à des Conseils des médias, national et régionaux, composés de représentants politiques, de salariés des médias et de représentants du public, afin qu’ils les répartissent aux seuls médias à but non lucratif. Pierre Rimbert, de son côté, propose une « cotisation information » calquée sur les cotisations sociales, qui financerait des infrastructures communes aux médias sans but lucratif.
Enfin, concernant la forme d’actionnariat, Huet et Cagé font une proposition supplémentaire, afin de faciliter le transfert du capital à un organisme à but non lucratif – en l’occurrence en créant un instrument plus adapté aux médias : le « fonds de pérennité pour les médias ». Ce statut permettrait à la fois de mettre le média à l’abri des convoitises d’éventuels prédateurs (« sanctuariser le capital »), de le rendre inaliénable (invendable), et de le soutenir financièrement. Dans Sauver les médias (2015), Julia Cagé proposait la création d’un nouveau statut – du média à proprement parler : « la société de média » (but non lucratif, apport du capital définitif, partage du pouvoir entre salariés et actionnaires). Cette proposition n’est pas remobilisée dans L’information est un bien public. Le « fonds de pérennité pour les médias » – qui serait, selon les auteurs, la forme de société la mieux adaptée à la protection et la pérennité du capital d’un média – n’a quant à lui pas été inclus dans la proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale.
Philosophie et angles morts
On le comprend : le projet de refondation ne s’appuie pas, en premier lieu, sur un renforcement matériel des médias à but non lucratif. Les deux auteurs le disent d’ailleurs clairement au moment de présenter leur proposition de loi : « Ainsi, puisque nous allons maintenant nous consacrer aux principes fondamentaux qui devraient selon nous régir une "loi de démocratisation de l’information", soulignons que la "non lucrativité" n’en fait volontairement pas partie. » (p. 195)
Ils visent, selon leur expression, des médias à but « moins lucratif ». Tout l’objectif des deux auteurs va donc consister à donner, au sein des sociétés commerciales, plus de pouvoir aux journalistes… sans trop « refroidir » les actionnaires. Limiter le pouvoir du capital, mais sans aller jusqu’à l’annihiler. Cela dit, si le projet de loi Cagé/Huet n’a pas pour objectif d’arracher les médias des mains de leurs propriétaires milliardaires [9], les mesures avancées ne sont pas pour autant à balayer d’un revers de main. La plupart d’entre elles, prises dans leurs grandes lignes, constitueraient des améliorations du système actuel : plus de transparence de l’actionnariat, validation par les journalistes de la nomination du directeur de la rédaction, protection contre les rachats non désirés, lutte contre le remplacement des journalistes par des producteurs de contenu, limitation des dividendes… Largement de quoi chatouiller la susceptibilité des actuels propriétaires des médias.
Terminons en signalant ce qui nous est apparu comme autant d’angles morts.
– D’abord un grand absent : malgré son titre et son sous-titre – « L’information est un bien public. Refonder la propriété des médias » –, l’ouvrage traite uniquement de la propriété privée commerciale des médias, les auteurs écartant explicitement la prise en compte du service public de l’information et marginalisant largement la question des médias du tiers-secteur.
– Ensuite, les auteurs font curieusement abstraction des propositions de transformation des médias déjà existantes, allant jusqu’à écrire que « l’histoire des médias s’est faite par à-coups, sans que personne ne s’interroge vraiment sur ce qu’implique la structure de leur propriété » (p.16). Ou encore : « Depuis 1944, aucun programme d’envergure de réforme du secteur des médias n’a été proposé ». Julia Cagé, qui préside la société des lecteurs du Monde, doit pourtant savoir que le fondateur du journal, Hubert Beuve-Méry, fut l’auteur en 1966 d’une « proposition de loi pour la constitution de sociétés de presse à but non lucratif », que le journaliste du Monde, Jean Schwoebel [10], président de la Société des rédacteurs, l’a reprise en 1972, puis Claude Julien, directeur du Monde diplomatique en 1984 [11]. Sans succès à chaque fois. En 2014, le SNJ (Syndicat national des journalistes) publie un communiqué « Pour un statut juridique des médias à but non lucratif » et participe à l’élaboration de la loi Goulet « relative à la reconnaissance juridique des Conseils de rédaction ». Et le SNJ à nouveau en 2019 : « Pour une reconnaissance juridique des réactions ». Sans parler de nos propres propositions et de celles de Pierre Rimbert (cf. supra). Peut-on sérieusement dire comme Cagé et Huet que « personne ne s’interroge vraiment sur ce qu’implique la structure de [la] propriété [des médias] » ?
– Enfin, pas un mot non plus sur les propositions visant à limiter la concentration des médias (mais notons que Julia Cagé s’est emparée du sujet dans Pour une télé libre. Contre Bolloré, paru en février 2022) ou, par exemple, à « interdire le contrôle des actifs médiatiques par des firmes qui sont largement présentes dans d’autres secteurs d’activité économique et, en particulier, par des firmes qui dépendent de l’obtention de marchés publics », portées par Acrimed et d’autres.
– Autres grands absents : les syndicats de journalistes, jamais évoqués, pourtant intéressés et impliqués de longue date sur ces questions. Enfin, quid des autres formes de représentation des salariés, comme les CSE [12], qui seront forcément concernées par ces nouvelles cogestions ?
Ces différents angles morts coupent les réflexions des auteurs des tentatives précédentes et des autres acteurs des luttes pour l’indépendance des rédactions, au point qu’ils pourraient paraître isolés, sortes de francs-tireurs, dans leur projet de réforme. D’où, peut-être, une certaine inflation verbale, qui valorise artificiellement leur propos. Pourquoi parler de « refonder la propriété des médias », alors que ce n’est pas le cas ? Les propriétaires des médias restent les mêmes, avec éventuellement un capital « sanctuarisé », mais non partagé. Pourquoi parler de « gouvernance démocratique à tous les niveaux » alors qu’il ne s’agit que d’une cogestion entre des capitalistes et des salariés ? Pour ce qui est de la nomination du directeur de la rédaction, par exemple, une gouvernance véritablement démocratique consisterait à ce qu’il soit élu par les journalistes et révocable par eux.
« Nous préconisons un modèle de média à but moins lucratif », écrivent les deux auteurs. Un modèle qui inciterait les magnats détenteurs des médias privés à mettre en œuvre la cogestion, à renoncer à une partie des dividendes, à ne pas décider seuls de revendre le média. Un modèle qui donnerait du pouvoir aux journalistes. Un modèle « ambitieux », concluent Julia Cagé et Benoît Huet. Un modèle « à la hauteur du défi démocratique qui s’annonce » ?
Julia Cagé a le grand mérite de poser dans les médias la question de la propriété des médias, et de travailler sérieusement le sujet. L’application des propositions qu’elle porte, ici avec Benoît Huet, serait globalement bienvenue. Moins radicales que d’autres propositions, elles misent sur un certain pragmatisme d’une partie de la classe politique insatisfaite de l’actuelle configuration médiatique. Et sont favorablement écoutées dans les médias, et pas seulement les dominants, qui jouent un rôle important dans leur propagation [13]. Reste à savoir si les détenteurs du pouvoir politique et économique seront aussi accueillants que ces médias. Le sort de la proposition de loi déposée le 8 février en sera un bon indicateur.
Maxime Friot et Jean Pérès