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Une législation contre - ou pour ? - la concentration des médias

par Jean Pérès,

Contrairement à ce que l’on pourrait penser spontanément, les quelques milliardaires qui accaparent les moyens d’information de masse n’agissent pas tout à fait à leur fantaisie : la concentration des médias est réglementée, et cette réglementation est généralement respectée. Elle date de la « loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication », dite loi Léotard, inchangée pour l’essentiel depuis 33 ans, à part quelques nécessaires actualisations. Au vu du paysage actuel des médias, il est toutefois permis de douter de l’efficacité de cette loi contre les concentrations ! On serait même tenté de penser qu’elle les a plutôt permises qu’empêchées. Le simple fait qu’elle n’ait pas été révisée (ou si peu) pendant 33 ans interroge, tant le secteur des médias a été bouleversé depuis son adoption.

NB : Comme notre précédent article intitulé « La mise au pas des médias par Patrick Drahi et Vincent Bolloré », cet article est tiré du Médiacritique(s) n°32, « Médias français, le grand Monopoly », disponible dans quelques librairies et sur notre boutique en ligne.

En 1986, les ondes radiophoniques viennent d’être libéralisées, les chaines de télévision privatisées. Après les longues années du monopole d’État sur l’audiovisuel, le pluralisme est la nouvelle règle. La loi Léotard a pour objectif de le faire respecter en réglementant les concentrations capitalistiques et territoriales, dans l’idée, notamment, d’empêcher la constitution d’empires du type Hersant (nous y reviendrons). Elle ne concerne pas tous les médias, mais uniquement les médias privés. Les trois grands secteurs classiques des médias (presse, radio, télévision) font chacun l’objet de dispositions qui limitent en leur sein les possibilités de concentration. D’autres dispositions visent à limiter les acquisitions dans plusieurs types de média à la fois.


Presse papier : les magazines en roue libre


Entre 1944 et 1986, la concentration de la presse a été régie par l’ordonnance du 26 août 1944, qui interdisait notamment à une personne d’être propriétaire de plus d’un journal quotidien ou périodique au-delà d’un certain tirage : 10 000 exemplaires pour un quotidien, 50 000 pour un périodique. Une telle règle constituait une véritable protection contre les concentrations. Elle n’eut qu’un défaut, mais non des moindres : elle ne fut pas appliquée. En témoigne le cas de « l’empire » Hersant qui possédait 40 % de la presse quotidienne nationale et 20 % de la régionale en 1986.

La loi Léotard est immensément plus souple puisqu’elle dispose qu’un propriétaire ne peut posséder des journaux couvrant plus de 30 % de la diffusion de la presse quotidienne d’information politique et générale (presses nationale et régionale confondues). L’idée était d’empêcher, au nom du pluralisme, la constitution de mastodontes comme le groupe Hersant.

À l’époque, ce dernier, le seul à dépasser ce taux, ne fut pas concerné faute de rétroactivité de la loi. De nos jours, aucun groupe de presse n’approche, même de loin, cette limite à la concentration. Qui plus est, seuls sont concernés les quotidiens d’information politique et générale, à l’exclusion donc des magazines et autres périodiques, même s’ils traitent d’information politique et générale comme L’Express, L’Obs, Marianne, Valeurs actuelles, etc.

Rien n’interdit à un seul propriétaire de posséder nombre de magazines. Ce qui a permis à Hachette-Lagardère de régner en maître pendant des années sur ce petit monde très profitable (plus de 40 titres en France, 260 dans le monde) avant de s’en débarrasser quand ils ont été atteints à leur tour par la crise de la presse papier. Sur ce segment de la presse ont aussi prospéré en France le groupe Mondadori France (Berlusconi, premier éditeur de presse italien) et le groupe Prisma Média (Bertelsmann, premier éditeur de presse allemand).

On peut se demander, comme le fit le Rapport Lancelot (2005) pourquoi les magazines d’information politique et générale, dont le lectorat est souvent supérieur en nombre à celui des quotidiens, sont dispensés de toute limite de concentration et même les magazines en général : le pluralisme dans la presse culturelle ou professionnelle, par exemple, serait-il sans enjeu démocratique ? Mais peut-être les Hachette, Berlusconi et autre Bertelsmann, ont-ils eu quelque influence sur le législateur.

On notera que le domaine de l’édition des livres, où figurent en premières places Hachette et, depuis peu Bolloré (Vivendi), est également exempt d’une législation spécifique en matière de concentration. Certes, les magazines et les livres sont soumis au droit commun général des concentrations, mais ses règles sont, libéralisme oblige, on ne peut moins contraignantes.

Sans doute l’ordonnance de 1944 ne fut-elle pas appliquée, et des concentrations de journaux se sont fortement développées malgré elle. Mais ces concentrations étaient illégales et contestées devant les tribunaux (pendant 10 ans pour Hersant) et l’ordonnance définissait au moins un objectif souhaitable. Avec la loi de 1986, les concentrations deviennent légales et se réalisent sans problème en-deçà de la limite des 30%. Par ces temps de crise de la presse écrite, personne ne songe à jouer les Hersant, mais la presse régionale se résume de plus en plus à quelques grands groupes et l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, possède le seul quotidien économique, Les Échos, et un grand journal national et régional populaire, Le Parisien - Aujourd’hui en France.


Radio : on se concentre


Pour ce qui est de la radio, la loi de 1986 exige que le cumul des zones desservies par les stations radio d’un même propriétaire ne dépasse pas 150 millions d’auditeurs, et pas plus de 20% de l’audience potentielle cumulée de toutes les autres radios. Aujourd’hui, aucun groupe radiophonique ne dépasse ces limites. Le groupe NRJ en est le plus proche avec des zones desservies atteignant 120 millions d’auditeurs (NRJ + Nostalgie + Chérie + Rires & Chansons), et les autres grands groupes (RTL, Europe 1, Next Radio) se situent entre 100 et 120 millions.

En 2013, le CSA a changé son mode de calcul du nombre d’auditeurs desservis dans un sens favorable aux grands groupes, leur permettant de s’étendre encore. Le Conseil d’État, saisi par le Syndicat des radios indépendantes, a confirmé la décision du CSA en 2016. C’est ainsi qu’une disposition anti-concentration déjà assez avantageuse pour les grands groupes a pu être encore assouplie. Ce qui fait du monde radiophonique, malgré la multiplicité des acteurs, un domaine où la concentration de l’audience en quelques mains (Lagardère, Drahi, Bertelsmann, Baudecroux) est très forte. Phénomène qui n’est pas contrarié par le rôle décisif du CSA, organe très politique [1], dans l’attribution des fréquences.


Télévision : toujours les mêmes


Dans le secteur des chaînes de télévision, les limites juridiques à la concentration sont les suivantes :

- Limitation de parts de capital : une personne ne peut posséder plus de 49% du capital (auparavant, 25 %) ou des droits de vote d’un service de télévision dont l’audience est supérieure à 8% du total (précédemment 2,5 %). Sont seules concernées les chaînes TF1 (22,5 % de parts d’audience) et M6 (15 %). La règle est respectée à ce jour, puisque Bouygues possède 43,8 % de TF1 et Bertelsmann, 48,6 % de M6. L’idée de cette « restriction » à la concentration était de favoriser le pluralisme interne, c’est-à-dire que la pluralité des actionnaires était sensée faire contrepoids aux décisions de l’actionnaire dominant. Mais il est permis de douter qu’avec ses 43,8 %, Bouygues ait eu besoin de consulter les autres actionnaires pour prendre ses décisions.

- Limites tenant aux autorisations : une personne physique ou morale ne peut disposer que d’une seule autorisation pour un service national analogique (anciennement), et pas plus de 7 autorisations (antérieurement 5) pour un service national numérique (TNT). En fait, on retrouve sur la TNT les 6 chaines classiques augmentées de NRJ, LCP, NextRadio TV (Drahi) et Amaury. Pour un service local, le cumul d’autorisations ne doit pas desservir une zone de plus de 12 millions d’habitants. Le CSA contrôle et apprécie chaque demande d’autorisation.

Encore une fois, on observe que les règles anti-concentration ont été assouplies au fil du temps au bénéfice des groupes les plus importants.


Limites de concentrations pluri-médias


Ces règles sont souvent résumées comme règles des deux sur trois, comme si on ne pouvait pas posséder à la fois une radio, un quotidien national, et une chaîne de télévision. Or, c’est inexact : on peut posséder les trois, à la condition que l’un des trois reste en-dessous d’un certain seuil.

Sur le plan national, les trois situations suivantes ne peuvent pas être cumulées :

- détention de télévision herzienne desservant un territoire de plus de 4 millions d’habitants ;

- détention d’une ou plusieurs radios desservant un territoire de plus de 30 millions d’habitants ;

- détention de quotidiens couvrant plus de 20% de la diffusion nationale.
Le taux de 20 % concernant les quotidiens étant hors d’atteinte de la plupart des groupes, cela favorise les concentrations dans les deux autres médias. On notera que les magazines ne sont toujours pas pris en compte.

Sur le plan local, les trois situations suivantes ne peuvent pas être cumulées :

- détention d’une ou plusieurs télévisions reçues localement ;

- détention d’une ou plusieurs radios reçues localement dépassant 10% de l’audience locale cumulée ;

- détention d’un ou plusieurs quotidiens d’information politique et générale diffusés sur cette zone.

Là encore, les détenteurs de quotidiens ne sont pas bien nombreux localement, ce qui laisse une large place aux concentrations dans les deux autres médias.


Pour une véritable limitation des concentrations


Au fil du temps, on ne peut que constater que les limitations à la concentration des médias sont de plus en plus faibles. La défense du pluralisme par le CSA semble une défense de la pluralité des milliardaires et de leur équitable répartition dans les différents médias. Et ces limitations sont circonscrites, dans leur ensemble, à la configuration classique des médias telle qu’elle existait en 1986. Certes, la TNT a été règlementée, mais quid d’Internet ? Alors que les journaux, les radios et les télévisions disposent tous et toutes d’une version numérique, dont l’audience est souvent bien supérieure à celle de la version papier, alors que se sont développés nombre de journaux en ligne « pure players », de webtélés, et de webradios, ainsi que des modes de diffusion autres que la TNT (câble, satellite, adsl, fibre, téléphonie mobile et télévision mobile), qui sont très peu réglementés ; alors qu’une partie de plus en plus considérable de la société civile s’alarme de l’accaparement des médias par un gang de milliardaires, le pouvoir politique ne semble se préoccuper que de limiter la liberté de la presse (loi sur le secret des affaires, sur les fausses nouvelles). Or c’est bien dans le monde des nouvelles technologies que se jouent, hors de toute réglementation, les recompositions capitalistiques.

Le dispositif législatif de 1986 et ses mises à jour constituent un rempart contre un risque qui n’est plus, du moins en France, d’actualité : l’édification d’un empire comparable à celui de Hersant ou, si l’on veut plus actuel, de Murdoch [2]. Les limitations à la concentration, plus ou moins importantes, sont en effet cantonnées à la seule sphère médiatique, qu’il s’agisse de limiter – et faiblement, on l’a vu – les acquisitions dans un média ou dans plusieurs.

Cette législation ignore que les groupes actuels ne cherchent pas à acquérir le plus de médias possible, comme ce fut le cas de Hersant ou de Murdoch. Les Bolloré, Drahi, Bouygues, Arnault, sont, d’une certaine manière, pires. Ils ne s’intéressent pas aux médias en tant que tels, le cœur de leur activité économique est ailleurs, dans le béton, les télécommunications, le transport, le luxe, etc. Le moment symptomatique de cette « déprofessionnalisation » de la propriété des médias fut sans doute celui de la vente de la Socpresse par le « papivore » Hersant à « l’avionneur » Dassault.

Pour les entrepreneurs actuels, les médias qu’ils possèdent peuvent parfois être une source de profits, souvent un moyen d’influence, voire un pôle de communication ou de valorisation de leurs autres activités.

Depuis 1986, il y eut bien une « Proposition de loi visant à réguler la concentration dans le secteur des médias » en 2009, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, par un groupe de députés socialistes. Il s’agissait d’interdire la propriété des médias à des sociétés bénéficiant des commandes publiques. La proposition fut rejetée. Bizarrement, elle ne fut pas reprise au cours du quinquennat suivant, celui de François Hollande (2012-2017). L’ordonnance de 1944 allait plus loin : elle interdisait à un propriétaire de journal d’exercer une autre activité économique. Associée à l’interdiction de posséder plus d’un journal, cette disposition, simple et claire, était une véritable mesure anti-concentration entendue comme l’accaparement des médias par un petit groupe de gros capitalistes. Il serait temps de la mettre en pratique.


Jean Pérès

 
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Notes

[1Il faut rappeler que sur ses 7 membres du CSA, 3 sont nommés par le président du Sénat, 3 par celui de l’Assemblée nationale, et le président, par le président de la République !

[2À ce sujet, lire « Empereurs des médias, de Springer à Murdoch », « L’Atlas géopolitique », Le Monde diplomatique, 2006, pp. 98-99.

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